Chapitre 3 Une froide matinée d'hiver - Partie 2

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 Quelques minutes plus tard, les deux amis étaient assis dans un salon privé, confortablement installés dans d'énormes fauteuils en cuir de mangolier. Une femme leur apporta une bouteille et deux verres sur un plateau et se retira sans un mot. Tandis que Hank remplissait les verres d'une boisson ambrée, Tabatha regarda autour d'elle et dit :

– Tu es vraiment bien installé, je n'en reviens toujours pas. Tu t'es embourgeoisé mon vieux !

– Oui, je trouve ça assez amusant quand on sait d'où je viens.

– Tu ne m'as jamais raconté ton enfance.

– Il n'y a rien de très intéressant à dire. Simplement, je ne suis pas né avec une cuiller en argent dans la bouche comme toi, sans vouloir te vexer.

– Je n’en ai pas honte ! Il semblerait que les rôles soient inversés aujourd'hui.

 Ils trinquèrent et Tabatha afficha un petit sourire en buvant la première gorgée.

– Qu'est-ce qui te fait rire ?

– Je viens de me souvenir que quand j'étais petite, mon père m'avait raconté l'histoire du prince et du pauvre, un soir pour m'endormir, et j'avais détesté cela.

 Hank la laissa savourer ce souvenir quelques instants, avant de lui demander :

– Quel genre de relations avais-tu avec ton père ? Ce n'est pas trop difficile d'être la fille du roi ?

– Au contraire, j'ai eu une enfance très heureuse ! Mes deux parents étaient formidables. J'avais six ans lorsque mon père est devenu roi, et malgré ses fonctions, il a toujours su trouver du temps pour moi. Il n'a jamais levé la main sur moi, n'a jamais haussé le ton, et je crois ne l'avoir jamais vu perdre patience, considéra-t-elle en fronçant légèrement les sourcils. Pourtant, je n'avais pas un caractère facile quand j'étais petite.

– Ce n'est pas moi qui te contredirai sur ce point, assura Hank d'un ton très sérieux.

– Ce n'est pas la peine d'en rajouter, j'ai mûri ! En tout cas, je me souviens que les domestiques et les nobles semblaient parfois le craindre, donc j'imagine qu'il était capable de se montrer autoritaire.

– Il se montrait sûrement indulgent avec toi, c'est normal. Après tout, tu étais sa fille unique.

– En réalité, je crois que c'était son rôle de roi qu'il jouait. Il était foncièrement gentil, et quand tu es au pouvoir, cela peut être considéré comme de la faiblesse.

– Ça avait l'air d'être un homme de bien.

– C'est vrai, après tout, ce n'était qu'un homme. Pour moi, il était mon père, et je le pensais tout puissant, invincible. Lorsqu'on est enfant, on n'imagine pas que ses parents puissent être faillibles. Ce n'est que la dernière fois que je l'ai vu que j'ai pris conscience qu'il était un homme comme les autres. Je n'oublierai jamais la terreur dans ses yeux. Je crois qu'il savait qu'il ne remporterait pas la bataille.

– Tu penses qu'il a été capturé ?

– J'aimerais croire que ma mère et lui ont pu s'échapper, comme je l'ai fait. Mais ils sont allés au devant de l'ennemi, et les djaevels ne sont pas du style à faire des prisonniers.

 Une larme roula sur la joue de la jeune fille, et elle ne chercha ni à la cacher, ni à l'essuyer. Hank respecta un instant de silence, avant de lui demander :

– Ça va aller ? Si tu as besoin de moi...

– Ne t'en fais pas, j'ai eu le temps de me faire à cette idée. Mes parents ont probablement donné leur vie pour sauver la mienne. Tout ce que je peux faire désormais, c'est d'honorer leur mémoire en vivant paisiblement.

– Trinquons à ça !

 Ils entrechoquèrent leurs verres et les vidèrent d'un trait. Tandis que Hank la resservait, Tabatha lui demanda :

– Et toi, tu ne voudrais pas avoir des enfants ?

– On en a souvent parlé avec Sin fo, et pendant longtemps j'ai refusé. Je ne me sentais pas prêt, pas à la hauteur. Mais maintenant nous sommes enfin posés, nous avons une vie paisible, comme tu le disais, alors la situation est idéale pour élever des enfants. Nous essayons, mais pour l'instant, il n'y a pas de bébé en vue.

– Tu me le diras quand cela sera le cas ?

– Tu seras la première informée, lui assura Hank en souriant.

 Une heure plus tard, Tabatha ressortit de chez son ami, en prenant bien soin de saluer le garde à l'entrée. Elle voulait voir Sin fo au plus vite, car la nuit tombait tôt en hiver, et elle devait encore traverser l’autre moitié de la ville. En effet, Hank lui avait expliqué que Sin fo travaillait ce jour-là aux champs, sur les rives du lac. Ce n'était bien sûr pas la saison des plantations, mais les terres en jachères devaient être retournées, et pour cela le pouvoir de Sin fo valait une dizaine de charrues.

 La jeune fille suivit la rue principale jusqu'à la bordure de l'île, puis elle prit la direction du pont. Celui-ci avait été construit quelques mois plus tôt, afin de faciliter les transports vers les champs, qui prenaient trop de temps en bateau. De plus, lorsque le lac était gelé comme ce jour-là, les embarcations étaient bloquées à quai. Tabatha salua la femme qui gardait le pont, ainsi que les trois hembras qui lui tenaient compagnie. Beaucoup d'humains avaient eu du mal à s'habituer à la présence des hembras, mais d'autres ne s'étaient pas formalisés de leur aspect animal. Comme les hembras ne vivaient pas toute l'année sur Incuna, on ne leur avait pas attribué de fonctions, mais la plupart mettaient leurs dons au service des habitants de Ts'ing Tao le temps qu'ils vivaient parmi eux.

 Lorsque Tabatha retrouva Sin fo, elle était seule, debout au milieu d'un champ. Elle s'approcha d'elle et la salua, avant de lui demander :

– Où sont tous les autres ? Hank m'as dit que tu serais au travail.

– Je leur ai donné leur journée. Je n'avais besoin de personne ici, alors par ce froid, autant qu'ils restent chez eux.

– J'aurais bien passé la journée au chaud moi aussi, mais tu m'as obligée à me traîner jusqu'ici pour te voir, se plaignit la princesse en cintrant son manteau.

– J'en suis désolée, mais tu ne m'avais pas dit que tu voulais venir aujourd'hui, et puis cela fait plusieurs jours que je repousse ce travail. D'ailleurs, évite de bouger une minute s'il te plaît.

 Sin fo tendit les bras devant elle, paumes tournées vers le sol. La terre trembla quelques instants, puis des centaines de pierres plus ou moins grosses sortirent de sous la neige.

– Voilà, reprit Sin fo en regardant autour d'elle en se frottant les mains pour les réchauffer. Ils n'auront plus qu'à ramasser tout cela, et dès que les beaux jours seront là, nous pourrons semer directement.

– C'est pratique, c'est sûr, mais je préférais quand tu défonçais des murs de briques.

– Ce n'est plus de mon âge ce genre de choses, répondit Sin fo en riant.

– Et puis ce n'est pas un exemple à donner à tes enfants.

– Qui t'a parlé de cela ?

– Hank bien sûr. Je t'ai dit que je l'avais vu avant de te rejoindre.

– Je ne voulais pas en parler avant d'attendre un enfant. Cela ne me dérange pas que tu sois au courant, mais s'il te plaît, ne le répète à personne.

– Tu me connais je suis une tombe.

– Ah oui ? Depuis quand ?

– Je ne vois vraiment pas pourquoi je fais tant d'efforts pour te voir, soupira Tabatha, tu es trop désagréable.

– Tu sais bien que je te taquine. Retournons en ville, je t'offrirais un verre pour me faire pardonner.

 Alors qu'elles se dirigeaient vers les rives du lac et le pont menant à Ts'ing Tao, Tabatha demanda à son amie :

– Peut-on aller à l'auberge ?

– Il risque d'y avoir beaucoup de monde. Tu ne préfères pas aller chez moi ?

– En fait, j'avais prévu de voir Maxou ce soir...

 Sin fo tourna son regard vers Tabatha et vit que celle-ci avait rougi.

– D'accord j'ai compris, dit-elle en donnant un coup de hanche à son amie. Nous éviterons de boire de l'alcool dans ce cas.

– Pourquoi ? Je suis assez vieille, et j'adore la bière que Jacob a ramenée du centre du royaume !

– Je ne dis pas le contraire, et tu es assez grande pour savoir ce que tu fais, mais si la soirée se déroule comme tu l'espères, crois-moi, tu voudras t'en souvenir demain.

 Elles venaient de s'engager sur le pont lorsque Sin fo ressentit une impression étrange. Elle utilisa sa perception et sentit que les esprits à la frontière de l'île étaient perturbés et semblaient s'écarter d'un point précis. Jacob étant parti depuis plusieurs semaines, elle supposa que c'était lui qui revenait, et que son groupe effrayait les animaux sur son passage. Elle n'identifia pas formellement l'esprit de son ami, mais elle avait beaucoup usé de son pouvoir ce jour-là, et elle mit cela sur le compte de la fatigue. Malgré tout, elle ressentit une présence familière, ce qui la conforta dans l'idée qu'il s'agissait de Jacob. Elle en fit part à Tabatha et lui proposa de l'attendre. Elles s'adossèrent donc au garde-fou de manière à patienter.

 Après seulement dix minutes, elles virent un homme sortir de la forêt, de l'autre côté des champs. En les voyant, l'homme s'immobilisa et se retourna pour crier quelques mots que les deux jeunes femmes ne comprirent pas. L'homme fut rejoint par une dizaine de personnes.

– Ils ont été rapides, s'étonna Tabatha. Jacob n'est pas avec eux ? Je ne le vois pas.

– Je ne sais pas d'où ils viennent, mais ils n'ont pas l'air très couverts. Tu as vu leurs habits ?

 Soudain, l'homme qui était sorti en premier les pointa du doigt, et tous ses compagnons se mirent à courir dans leur direction. Les deux jeunes femmes furent surprise une seconde, puis elles virent des centaines de personnes sortir de la forêt en courant, et elles comprirent.

– Des djaevels !

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