PROLOGUE

6 minutes de lecture

Le naïf, le pédant, le bizarre, le grotesque et le sincère, l’hypocrite,

le profond et le puéril confronteront le coup de poignard, le rire et

les mains très patiemment jointes de la bienséance.

Charles Fort

AVERTISSEMENT

Un défilé !

C’est un défilé auquel tu es convié, lecteur !

  Un défilé de petites gens, de misérables, de sans grade. Des ratures, des taches, des graffitis. Une succession de regrets et de remords.

  Le lent cortège des oubliés, des laissés-pour-compte, des exclus de tous poils.

  Une procession de spectres hantant les lieux qu’ils ont fréquentés dans la mémoire de ceux qui les ont connus.

  Des fantômes indistincts, conséquences du terrible travail du rouleau compresseur de la société, de ses convenances, de ses pesanteurs. Le résultat des préjugés, des a priori, des idées toutes faites et souvent mal faites.

  Le résultat du mépris, de la petitesse d’esprit, de la méchanceté et pire, de l’indifférence.

  J’ai ri et j’ai pleuré avec eux, je les ai aimés et je les ai haïs.

  Avec eux, j’ai parcouru un petit bout de chemin… parfois jusqu’au bout de leur route… et parfois… je les ai laissés partir seuls…là-bas…si loin !

  Tous ces sourires grimaçants, ces toux catarrheuses, ces douleurs lancinantes, muettes ou hurlées, cet amour-haine-frustration porté comme une croix, tous, du fond de leur oubli, lecteur, t’adresseront sûrement un petit signe de la main par delà les vapeurs d’alcool et les relents de tabac ou de fumées cannabiques.

  N’éprouve aucune gêne, tu pourras leur rendre leur salut car s’ils ont vécu sur les marches de la société, au propre comme au figuré, ce sont les marquis !

  Et puis, sois indulgent quand l’histoire te paraîtra fade ou le style pitoyable ! A toi, lecteur, je peux bien l’avouer, ils n’ont trouvé personne d’autre pour la raconter !

PROLOGUE






  L'autre jour au soleil, alangui et paisible, yeux mi-clos sous la brise, confortablement installé, l'esprit percevant mille bruits alentour, mais cherchant à s'affranchir du réel pour entamer son périple, tout à travers le monde, à travers les âges, à travers l'imaginaire, voguant sur des eaux entre veille et sommeil, quand tout est bien, tout est calme... sensation de bien être... hors du temps... ineffable.
  À quelques pas, là-bas, des feuilles qui bruissent doucement dans les arbres, des oiseaux qui pépient, de temps à autre un bruit d'envol, des ailes qui se défroissent brusquement et brassent l'air à pleine vie. Hauts dans le ciel, les nuages passent lentement devant le soleil et recouvrent d'une ombre fraîche tout ce qui m'entoure.
  Le son d'un klaxon dans le lointain, des bruits de voix étouffés derrière la murette, les pensées qui naviguent sur la mémoire comme un grand voilier sur l'océan, emportées par le vent et les vagues des souvenirs... et puis se fixent... brutalement ! L'angoisse m'étreint soudainement, la brise se transformant en coup de vent, la fraîcheur en froid, les bruissements en tintamarre, les pépiements en croassements grotesques et stridents. L'insecte qui buzzait autour des fleurs vient roder près de mon visage et se fait menaçant. Ce n'est plus une abeille butinant mais un frelon querelleur. D'un geste agacé de la main, je tente de le faire fuir, mais rien n'y fait. Il me faudra partir pour parvenir à lui échapper.
  Alors, je parcours les rues vides, longues, écrasées de soleil. Derrière les volets entrebâillés, dans la chaleur moite des maisons, je devine sur mon passage, des conversations soudain interrompues et ne me concernant en rien, mais qui reprennent dès que je m'éloigne et dont je suis alors, sans doute, le sujet. J'imagine tous ces murmures, tous ces on-dit, toutes ces réponses à des questions informulées, ces ragots et ces cancans, tout ce qui fait mal, ces certitudes à mon encontre, ces jugements définitifs, brutaux, ces condamnations... J’imagine… Je suppose… Mais qu'importe, je me moque bien du qu'en-dira-t-on ! Les jugements m'indiffèrent. Je suis un homme libre. Et je poursuis, sans hâter le pas, ma marche tranquille et solitaire.
  Au bout de la rue, un jardin ferme l'angle avec ses grandes fleurs blanches retombant du dessus de la grille vers le trottoir. Un peu plus loin les fleurs sont roses puis blanches de nouveau. L'air est plein de senteurs de miel. Sur la droite, la rue est à l'ombre. Sur la gauche, un chemin s'enfonce sous les arbres en direction de la rivière qui coule en cascades, toute proche. La chaleur étouffante qui est tombée sur la ville aujourd'hui, semble avoir épargné ce chemin, à moins que l'eau circulant à proximité n'ait rafraîchi l'atmosphère.
  Je m'attarde un moment sous les frondaisons, mais il me faut prendre la rue de droite où, bien que le soleil y soit absent, l'air paraît surchauffé lorsqu'on vient du chemin. Tout naturellement d'ailleurs, car cette rue courte, aboutit au grand boulevard sans ombre, inondé de soleil d'un bout à l'autre, parcouru par des meutes de voitures en tout sens, par des hordes de piétons multicolores. Une faune incroyable, digne des grandes avenues des mégalopoles et encore, les jours d'affluence.
  Je ferme un instant les yeux, aveuglé par cette lumière éblouissante, presque douloureuse. Le bruit qui jusqu'alors était lointain, diffus, devient insupportable. Les coups de freins, d'accélérateurs, les crissements de pneus sur la chaussée, les ronflements de moteurs, les appels rauques des cornes de brume... !
  …Une corne de brume ?
  Je rouvre les yeux. Mes pensées émergent alors de l'imaginaire dans lequel elles s'étaient réfugiées. Ce n'était pas la corne de brume d'un bateau, mais l'avertisseur d'un camion, là-bas, pris dans un embouteillage et dont le chauffeur fait connaître sa mauvaise humeur.
  Je suis un peu bousculé par les passants et je me décide à avancer. Autour de moi les conversations vont bon train. Je surprends, de-ci de-là, des bribes de phrases, des mots, mais ils n'ont aucun sens pour moi, ce ne sont que des sons.
  Le rugissement des voitures qui vous frôlent au ras des trottoirs. L'aboiement soudain d'un chien dans un véhicule en stationnement, traduisant son sentiment de propriété et le recul brusque de la contractuelle qui hésite alors à déposer le papillon sur le pare-brise ; toute cette vie qui grouille autour de moi, tout ce foisonnement, cette agitation, ce déferlement de sons, de couleurs et d'images. Je suis dans une bulle de temps immobile, au centre d'un maelström biotechnique. Je ne le subis pas, je l'observe de l’extérieur, comme dans un songe. Je m'arrête, et le flot de passants s'écarte pour se refermer derrière moi, comme les eaux d'une rivière autour d'un obstacle. Je repars vers ma destination et fends alors la foule comme l'étrave d'un navire l'océan tumultueux. Perdu dans mes rêves éveillés, je me rends soudain compte que je suis arrivé et, tout étonné d'être là si tôt, je m'empresse d'entrer dans le café et vais m'asseoir au fond de la terrasse couverte, près des baies vitrées.
  Ceux que je viens rencontrer ne sont pas encore là. Tant mieux ! Il me faut mettre mes pensées en ordre.
  Je regarde le mouvement incessant des passants sur le trottoir, devant moi, juste de l'autre côté de la vitre. Il fait vraiment très chaud, je me sens d'ailleurs moite. Je m'éponge le front avec un mouchoir, cette marche sous le soleil ardent de juillet m'a donné soif. En sirotant le verre que je viens de commander, je ferme à demi les paupières.
  Les gens sont comme des taches colorées qui passent en tout sens devant mes yeux entrouverts. Je pourrais presque somnoler à nouveau dans cet endroit feutré où les bruits sont amortis par la moquette tendue sur les murs et par les vitres épaisses entourant la terrasse.
  Du coin de l'œil, j'aperçois de l'autre côté de l'avenue, un peu sur la droite, le bistrot dans lequel nous aimions nous réunir pour jouer aux cartes.
  Mes amis, je les revois…
  Eugène avec son sourire édenté, douze ans de galère, mais toujours optimiste.
  Martin avec ses cicatrices qui lui donnaient l'air un peu truand, mais qui n’étaient que la conséquence d'un accident de voiture.
  Murabit et ses cicatrices qui elles, étaient le résultat d'une rixe, insatisfait, révolté et assis, bien malgré lui, entre deux chaises : la France et l'Algérie, l'athéisme et l'islam, le bien et le mal, l'honnêteté et l'injustice.
  Maxime, alcoolique notoire, fainéant patenté, mais artiste dans l'âme, quoiqu'un peu escroc à ses heures.
  Et Jaenk, l'écorché vif, la meurtrissure que dis-je, la blessure incarnée, marqué au fer rouge dès sa naissance...
  Je sursaute, quelqu'un vient de me taper sur l'épaule, c'est Jérôme, l'arnaqueur, les autres ne vont pas tarder.
  La foule paraît moins dense qui passe au dehors, comme si les absents y manquaient également. La vie est si courte qu'on peut souvent la résumer en quelques lignes. Mais quelques lignes, c'est déjà beaucoup pour ceux qui ont eu si peu.
  Quelques lignes…


JI août 98

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