Martin  5

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En ce moment, je fais un rêve curieux, presque un cauchemar. Je suis au fond d'un puits ou du moins de quelque chose qui y ressemble. Plusieurs galeries basses convergent vers moi. Il n'y a pas d'eau, mais dans mon rêve cela semble normal. Quoique ? Un puits sans flotte ? Y a sûrement une explication ! Bref, la lumière qui vient d'en haut, me permet de voir des rats qui approchent. Ils viennent des galeries. Je réalise soudain que je suis à poil et que les gaspards viennent de me mordre. Ils m'attaquent aux pieds. Ils sont des dizaines et il en arrive sans arrêt. Je les vois arriver en groupe compact par les boyaux, ils viennent par centaines. Je les écrase en les piétinant, je les prends dans les mains et les étrangle ou leur casse les reins, je les fais éclater en les projetant de toutes mes forces sur les parois, je suis comme un fou mais ils sont trop nombreux et leurs morsures commencent à me faire souffrir, je sens mes forces diminuer, je vais être submergé. J'en ai plusieurs dans les mains et je m'en sers pour taper sur les autres, mais leur multitude va m'être fatale, ils vont me bouffer les salauds !

Soudain, je me rends compte qu'une corde pend au milieu du puits. Je l'attrape et commence à grimper en me débarrassant tant bien que mal des rats qui me déchirent les arpions. Je souffre affreusement mais j'arrive à me hisser. A deux mètres de hauteur, environ, ils ne peuvent plus m'atteindre en sautant. Je me pends par une jambe, la tête en bas. Les rats grouillent en dessous, ils sont bien plusieurs centaines maintenant, ils m'observent en courant dans tous les sens.

Je prends le bout de la corde qui pendait sous moi et en fait une grande boucle que je noue solidement et qui se trouvera pendre à plus de deux mètres du fond du puits ou la marée de rongeurs devient effrayante. Je peux, dès lors me redresser et y glisser un pied en appui pour me reposer.

Les rats, entre-temps, ont commencé de grimper le long des parois du puits. Celles ci sont éloignées de plus d’un mètre de la corde, alors ils s'élèvent nettement au-dessus de moi et sautent. Les sales bêtes, il va me falloir grimper à nouveau, et fissa avant de me faire bouffer tout cru. Alors je grimpe de deux ou trois mètres et je me pends à nouveau par une guibolle, puis attrapant la corde qui pend sous moi, je me l'attache autour de la taille de façon à rester suspendu si par hasard je me cassai la gueule. Ainsi assuré, je remonte vers l'ouverture du puits qui dessine un rond bleu au-dessus de moi, à environ vingt mètres, pour autant que je puisse en juger. C'est une course avec ces vermines, mais ils sont plus rapides que moi et me tombent dessus régulièrement. Heureusement je les fais facilement tomber d'un revers de main, mais les coups de griffes et les morsures qu'ils m'infligent au passage sont quand même douloureux.

J'ai de plus en plus de mal à me hisser tant je suis éreinté, je ne suis pourtant plus qu'à quatre mètres de l'ouverture qui bée au-dessus de moi. Je regarde les nuages très loin et tout à coup, j'écarquille les yeux, car la corde qui vient du sommet semble ne tenir après rien. Le puits est pourtant à ciel ouvert comme en témoignent les nuages qui passent.. Je crois que je vais défaillir quand soudain la corde semble lâcher et je tombe comme une pierre dans un gouffre sans fin, loin vers le fond du puits... si loin... si longtemps... Et puis je me réveille, en sueur et en sursaut, dans mon lit, avec cette impression d'atterrissage brutal après cette sensation de chute bien connue, essayant de reprendre ma respiration. Bon Dieu ! Quelle trouille !

J'ai raconté ce rêve, ou plutôt ce délire d'ivrogne, cette vision cauchemardesque, à plusieurs personnes, mais aucune ne m'a donné d'explication satisfaisante ou plausible. Y en a-t-il une d'ailleurs ? Peut-être cherchons-nous dans nos songes une solution à nos problèmes ou une clé pour découvrir notre avenir alors qu'ils ne sont rien d'autres que des fragments épars du passé, recomposé par l'intellect comme des petits bouts de film, comme les pubs au milieu d'un programme à la télé ?

C'est sûr que connaître son avenir peut paraître intéressant... enfin... pour ceux qui en ont un ! Quant à moi, j'ai déjà 46 ans, un passé et comme disait Pierre Dac, en me retournant, j'aurais l'avenir dans le dos… De toutes façons, quand on fait partie des pauvres, des miséreux, des moins que rien, est-ce qu'on a un avenir ? Une des personnes à qui je racontais mon rêve m'a d'ailleurs dit que l'avenir n'existe pas.

« Les vieux ont un passé, m’expliqua t-il, chacun d’entre nous vit le présent, mais l'avenir se crée au fur et à mesure. Rien n'est écrit d'avance », ajouta-t-il, « donc le futur étant à venir n'existe pas encore. Chaque être vivant représente un paramètre, chaque interaction entre ces êtres représente également un paramètre, cela fait donc des milliards de paramètres agissants sur l’avenir, donnant des milliards de futurs différents qui s'écrivent à chaque seconde et qui sont ainsi créés, modifiés, corrigés, altérés en permanence. Toutes nos actions sont influencées par les autres et par leurs actions et réciproquement. Il est donc théoriquement possible en analysant le passé qui lui est stable, de conjecturer l’issue de tel événement, d’extrapoler sur telle probabilité, bref, d’imaginer un futur immédiat proche de la réalité, tout en gardant à l’esprit la certitude que ce faisant on introduit un paramètre supplémentaire capable de modifier ce futur. De toutes façons ce ne peut-être qu’un futur possible et plus on le projette loin dans le temps, plus les possibilités augmentent en nombre et donc, plus les probabilités de réalisation diminuent. »

Vous n’avez pas tout suivi ? Pas grave, je ne suis pas sur d’avoir tout compris moi non plus ! Et pourtant il s’y est repris à deux ou trois fois, il a même réalisé quelques croquis et schémas. Mais bah… !

Il faut vous dire que ce gars là, c’est Théo, un gars complètement allumé. Un soir, en compagnie d’Eugène, Labrouette, Jaenk, Murabit, Maillart et quelques autres piliers de comptoir du Café le Vesuvio, après nous avoir offert un verre, il nous avait fait une démonstration théâtrale de ses connaissances historiques, avec force gestes, mimiques, mais aussi un cours de rhétorique très personnelle dans lequel il posait les questions (essentielles, bien sûr, selon ses critères ! ), il apportait toutes les réponses ( pertinentes, cela va de soi , toujours selon lui ! ), mais posait d’autres questions, impertinentes celles là, s’aliénant ainsi le public pourtant acquit au départ.

Eugène était parti en maugréant, Labrouette, encore plus bourré que lui, lui avait montré son cul en lui conseillant de lui faire la conversation, lui assurant qu’il avait là un interlocuteur de son niveau, tout à fait apte à débattre avec lui de leur principal centre d’intérêt : leur production commune, Murabit voulait l’emmener dans un autre bar pour profiter seul du « pigeon », pour une fois qu’il tenait quelqu’un qui payait à boire et qui avait de l’argent, mais Jaenk excédé et passablement éméché, incapable de supporter plus longtemps ce donneur de leçons, lui avait collé sa main sur la figure pour le faire taire… !

Erreur, grossière erreur ! Ce fut bien pire, rien ne l’arrêtât plus, une diarrhée verbale ininterrompue. Un festival de questions/réponses avec la voix qui s’enflait au fur et à mesure des tentatives d’interruption, jusqu’au hurlement, pour retomber un peu, puis repartir de plus belle. Le tout accompagné de grands gestes des bras et des mains, voire d’agenouillements, de révérences exagérées, d’allées et venues incessantes de l’un à l’autre. Prenant chacun à témoin, hurlant et beuglant plus qu’il ne parlait, dégoulinant de sueur, écarlate comme une crête de coq, vociférant ainsi jusqu’à ce que le patron l’attrape par le colback et aidé de quelques clients parvienne enfin à le mettre dehors. Il ferma la porte que Théo tenta alors de rouvrir. Mais le barman la maintînt fermée. Il continua dehors ses braillements jusqu’à ce que la clameur attirât des curieux aux fenêtres. Les flics qui passaient par-là finirent par s’arrêter pour demander de quoi il retournait. L’énergumène qui commençait à expliquer avec véhémence et force gesticulations son point de vue, fut interrompu par l’un des keufs qui en avait déjà marre. Théo tenta à nouveau d’expliquer ce qui se passait en adoptant le ton de l’instit expliquant une chose toute simple à des enfants attardés. Le flic vit rouge et demanda à ses collègues de maîtriser l’impudent qui se mit alors à gueuler que les flics ne faisaient pas leur boulot, qu’ils feraient mieux d’arrêter les dealers qui effectuent leurs douteuses transactions au vu et au su de tous en plein centre ville au lieu de s’acharner sur les braves gens. L’un des poulets tentant alors de se saisir de sa personne fut repoussé sans ménagements par le furieux hurlant qu’il était plus facile d’alpaguer un simple quidam, honnête homme de surcroît, plutôt que de s’attaquer aux voyous qui agressent les vieilles dames ou de virer les gens du voyage installés par centaines sur des terrains privés au mépris des lois. Illico, ils se jetèrent à trois sur lui, le menottèrent et l’embarquèrent pour un alcootest dont le résultat restera sans aucun doute dans les annales.

Mais l’histoire ne s’arrête pas la, au commissariat, un peu calmé, il s’est expliqué normalement et intelligiblement au point que les flics l’ont laissé repartir 4 heures plus tard soit vers minuit. En repassant au centre ville, près d’une place aménagée en parking, au milieu de laquelle trône une belle fontaine, il aperçoit un groupe de jeunes dont deux filles. Il cherchait sa voiture et, de son propre aveu, était très perturbé par ce qui venait de lui arriver. L’une des filles l’interpelle pour lui demander de l’argent, il n’en avait pas sur lui, elle lui demande alors une cigarette. Il ne fume pas, mais s’approche du groupe pour s’expliquer, sûrement leur raconter sa vision de la vie, de leur problèmes, sa propre philosophie de la chose… je n’sais pas… en tout cas la fille l’envoie alors se faire enc… et le groupe devient menaçant au point que la fille qui semble être le chef de bande, sorte un couteau et s ‘avance vers lui. Il s’enfuit alors en courant sous les insultes et les quolibets.

Cette fuite, il la ressent comme une véritable humiliation mais c’est surtout son incapacité à communiquer avec eux qui le désespère et la honte d’abdiquer sa citoyenneté devant une bande de jeunes loubards, de petits trafiquants, s’arrogeant le droit de décider qui peut passer sur cette place et qui doit passer son chemin et se taire. Alors, il décide de retourner au commissariat leur raconter sa mésaventure.

 Imaginez ! ! ! La tête du planton quand il l’a vu débarquer, les cheveux en bataille, en nage d’avoir couru, débraillé, haletant, le regard fou et pieds nus ! Ses chaussures l’avaient abandonné quand il s'était carapaté en courant car suivez bien, quand les flics l’ont relâché après sa garde à vue, ils lui ont rendu ses lacets. Mais lui, énervé, il n’a pas pu les relacer correctement et ne voulant pas s’éterniser chez les poulets, il est parti chaussures aux pieds façon savates, et ce qui devait arriver arriva, dès qu’il s’est élancé les pieds sont partis seuls et la trouille l’a empêché de sentir les inégalités du sol.

 Après une difficile explication avec le brigadier, les flics décident de le faire monter dans la voiture de patrouille, direction la place où se trouve les loubards. Quand ils arrivent, la bande est là, au complet et regarde les keufs sans broncher. La fille au couteau est assise sur le rebord de la fontaine et lui sourit ironiquement.

 « C’est elle ! » Qu’il leur fait en la montrant du doigt. « Fouillez-la ! vous verrez ! elle a un couteau dans la poche ! »

 A peine le brigadier était-il descendu que la fille s’avance vers lui et lui dit : « Ca y est, vous l’avez attrapé ce louf, ce malade ! Tout à l’heure il est venu me voir et il a sorti sa bite. Heureusement que les copains sont arrivés ! Ils l’ont fait fuir, il s’est tiré avec ses couilles à l’air ! C’est un vrai taré, il est bon à enfermer, regardez, il s’est arraché si vite qu’il a même laissé ses godasses, ce fils de p… ! Qu’est ce qu’il croyait ? Qu’il allait me sauter ? Il s’est pas regardé ou quoi ce trou du cul ? »

 Même quand il m’a raconté ça, Je n’le croyais pas. Il a du insister.

 « Et alors ? » Que j’lui fais. « Ils l’ont embarquée ? »

 « Mais non ! » Qu’il m’a répondu et il a continué en m’expliquant que les flics ont cru la fille et l’ont foutu lui, au trou, en garde à vue, jusqu’au matin et c’est l’officier qui l’a fait libérer en se rendant compte qu’il disait probablement la vérité et en classant l’affaire.

 Pauvre Théo ! Voilà qu’à force de faire chier tout le monde avec ses théories fumeuses et ses explications pseudo philosophiques, il allait passer pour un maniaque sexuel, un exhibitionniste, le satyre de la fontaine !

 Moi, je me marrais, mais lui ça l’avait touché, alors, j’ai cessé de rire. Il était gonflant, c’est sûr, mais là, recroquevillé sur lui même, semblant réellement souffrir, il me faisait pitié. Je crois bien que c’est ce jour là que j’ai parlé suicide avec quelqu’un pour la première fois. Peut-être ais-je cru que lui, pouvait y avoir recours ! Peut-être… Mais je sais bien que déjà, l’idée trottait dans ma tête. Plus de soucis ! Plus de dettes ! Plus de peine ! Plus de souffrance ! Cette douleur sourde, cette angoisse qui vous broie le cœur, la nuit, quand on veut s’endormir et qui vous fait passer une nuit blanche, je savais comment m’en débarrasser… J’y pensais déjà à la solution finale ! J’avais beau essayer d’en chasser l’idée, de penser à autre chose, de me saouler encore plus, rien à faire, je la sentais toujours, tapie dans un recoin de mon cerveau, sans bruit, sans tapage, discrète, attendant patiemment son heure parmi les mauvais souvenirs, attendant que la douleur, l’angoisse deviennent insupportables, attendant que le courage (ou la lâcheté !) prenne les commandes…

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