Cendres
Rouge. Bleu. Jaune.
Bleu. Jaune. Rouge.
Jaune. Rouge. Bleu.
—Tu veux ?
Je hoche la tête.
—C’est trop bruyant ici, dit-il en esquissant un quelque chose qui ne paraissait pas être un sourire.
Je ne souris pas. Je le regarde et d’un trait vide mon verre.
Et puis je vois des couleurs plus vives. Plus dérangeantes. Les visages sont floues et les voix aiguës. Je me frotte les yeux. Je respire. Rien ne change.
Quelqu’un me tend un autre verre. Une voix masculine. Quelqu’un me touche la nuque. Je hoche la tête et je jette le verre au premier visage déformé que je vois.
—Merde, je te jure…
Quelqu’un me prend par le poignet et je le suis vers l’extérieur.
C’est un garçon. Un garçon ? Oui, un garçon.
—Ce n’est pas une bonne idée pour une jolie fille de se balader seule dans un cabaret la nuit.
Il a une voix mélancolique, une voix malveillante, une voix qu'on dirait un ogre dans un conte de Grimm. L'autre main se rapproche et je sens ma poitrine se rétrécir.
—Tais-tu, putain. Ta voix me donne envie de vomir.
Il rit. J’essaie de défaire ma main mais ses doigts sont serrés fortement autour de ma peau. Une teinte rouge les peint et je grogne avant de lui infliger une sacrée gifle.
Il ne fléchit pas. Et puis…
Son visage n’est plus déformé. Je peux très bien distinguer ses traits. Je crie. Je crie aussi fort que je peux. Je crie mais je n'entends rien.
Parce que je crois le voir. Non, je ne crois pas. Je le vois. Devant moi. Ici, devant moi.
—Sale connarde.
Ses mains essaient de me faire taire mais je lui mords le pouce. J'enterre mes dents jusqu’à ce qu’il se mit à aboyer.
Il me lâche et je cours. Je cours vers l’intérieur.
—Les toilettes ? je demande avec un air ahuri.
On me désigne le chemin. Je m’y lance, tourne la serrure et..
Je tombe par terre. Je sens un feu crépiter dans mon estomac. L’autre gars, il m’a donné quelque chose. Il m’a mis quelque chose dans la boisson.
Les couleurs reviennent encore. Je ris. Je vois des rubans cyans, magenta, abricot, jaune flamboyant, bleu ciel m’enveloppaient. Vite, ils se transforment en des doigts squelettiques essayant de m’écorcher. Je crie encore mais je ne sens aucun son quitter ma gorge.
Je pleure. Je pleure mais aucune larme ne dégringole. Ils brûlent tous ma langue, mon œsophage et mes yeux.
Et puis je le vois.
Non, ce n’est pas possible.
Madeline, Madeline.
Il murmure mon nom.
—NON, NON, NON.
Comment a-t-il fait…
—Non, s’il te plaît, non…
Et puis les larmes interrompent mes implorations. Un torrent qui m’abat. Ma tête sur la terre froide, je me recroqueville. Je sais qu’il s’approche.
—Je ne peux pas te toucher, tu le sais.
—Va-t’en.
—Je ne peux pas. Je ne veux pas. Madeline.
Je sais qu'il ne dit pas Madeline. Je sais très bien le nom qu'il dit, qu'il murmure.
Le nom retentit affreusement et remplit l’air d’une tiédeur suffocante.
Je ferme les yeux et je m’écrie :“Au diable, va-t’en ! Je t’ai déjà brûlé vivant ! VA-T’EN !”
Je me mets sur mon séant et j’ouvre mes yeux. Pas de silhouette dansante, pas de murmures. Pas de Madeline.
Je me mouche violemment.
“MERDE !”.
Un cri qui n’échoie pas. J’ai du mal à se tenir debout sur mes pieds. Je sens un mal atroce dans tout mon corps. Ma gorge, je ne la sens plus. Mon âme, elle est mise dans un corps qui n’est pas le mien. Je ne suis plus moi, je suis quelqu’un d’autre.
J’ouvre le robinet, laissant l’eau couler bruyamment. Je regarde encore mes yeux. Le noir dessous, mes lèvres bleuis, mes doigts tremblants.
Mon poing se ferme. Un élan de fureur m'enveloppe, j'essaie de fracasser cette vilaine figure que je vois. Qui n’est pas moi. Ce n’est pas moi, ça ne peut pas être moi. Je suis beaucoup plus qu’une débile délinquante. Madeline, ce n’est pas toi. Mais si, c’est moi. Mes pupilles marrons, cette mèche récalcitrante rousse, cette tâche sur mon nez. C'est toi. Le toi que tu hais. Le toi que tu essaies d'étrangler depuis longtemps.
Je scrute encore mes yeux, encore et encore.
Un autre coup de poing. On dirait que ce n’est jamais assez, pour me détruire. Chaque fois, je me dis que j’arriverai à le faire. A m’abattre. Mais non, je me réincarne et je me retrouve en une forme plus hideuse, plus horrible. Je me fais peur.
Je me fais peur.
Je me fais peur.
Je me fais…
“Tu n’arriveras pas à le briser, Ambre.”
Non. Non NON NON NON NON NO NON NON NON.
—Ferme-la.
—Tu es encore la petite Madeline.
Ce n’est pas sa voix, c’est la tienne, idiote.
C’est sa voix.
Oui, c’est sa voix.
Cette même voix que j’aime. Cette voix que je veux massacrer, cette voix que je veux m’approprier, cette voix qui me hante tous les jours. Hideuse, dégoûtante, sanglante, charmante, qui me donne l’envie de m’enfoncer un couteau dans la gorge. Cette gorge qui ne peut pas prononcer un mot sans le suivre avec un sanglot. Sanglot, silence, sanglot, silence. Tu te rappelles, quand tu te réfugiais dans les toilettes pour pleurer ? Tu le fais encore. Oui, juste à ce moment là. Tu ne veux pas qu’on te voit, qu’on voit Madeline. Tu veux qu’on voit Maddy, la petite Maddy. Maddy l’enfant qui rit, dont le rire est un fracas de verre. Un cri déchirant la nuit, déchirant la peau. Le voilà le sang ! Goutte après goutte, mais.. Il est bleu. Ton sang est bleu, imbécile.
—Tu ne peux pas le briser, petite.
Avec ces mots, son visage devient le mien. Mon visage devient le sien. Je le vois très bien, avec ses yeux, même couleur que les miens. Avec ses cheveux et ses lunettes, avec son sourire malicieux, avec son regard distant. Je veux le tuer. Je veux le tuer.
Je veux le sauver, de moi, de lui, de nous.
Non, je veux me sauver.
—Tu m’as déjà tué, petite.
Rouge, bleu, jaune.
Encore. Jaune, rouge, bleu.
Cyan, magenta, abricot, bleu ciel, cyan, magenta, abricot, bleu ciel…
Du verre m’effleure les joues. Et…
Un rire. Il rit. Il pleut. Un tonnerre. Un fleuve qui coule. Les ponts ont coulé sous les eaux. Le sang a coulé dans mes veines, mais non pas les siennes.
Parce qu’il peut. Il pleut. Il rit parce qu’il peut. Je ris aussi. C’est marrant, n’est-ce pas ?
—Tu as blessé ta main…
Même si le miroir est fragmenté, même s’il est tacheté de ce liquide vermeille visqueux, je le voix encore.
—Je ne suis pas ici pour te faire mal.
—Trop tard, dis-je en faisant signe à ma main.
Ça ne me fait pas mal, en fait. Je le répète, à haute voix.
—Tu as mis encore ce parfum. Celui de lilas.
Je ne mets jamais de parfum. C'est celui de mes pensées, de mon âme. Peut-être...
Je lui souris. Un sourire triste. Un sourire malsain.
—Tu me manques.
—Tu ne me connais pas. Je ne te manque pas. Arrête de mentir.
Je ris. Et je lave ma main. L’eau, au contact de mon poings, teinte rapidement le lavabo d’un rouge écœurant.
—Arrête de dire les choses que tu souhaitais penser. Ce n’est pas comme ça que la vie marche.
Son regard foudroyant me fait souffrir plus que la plaie ouverte sur ma main.
—Pourquoi ?
Je hausse les épaules.
—Pourquoi tu m’as dit que tu m’aimes ? Dis.
Je me retourne et..
Il est déjà là. Debout. Il est debout avec un bout de verre dans sa main. Il se rapproche. J’essaie de faire sortir un son de ma gorge. Je me rappelle que ce n’est pas ma gorge, ce n’est pas ma main.
Si je meurs, quelqu’un d’autre mourra. Quelqu’un qui s’ajoutera à la liste des gens que Madeline a tué avec un sourire odieux sur le visage. Une liste gravée sur mon front avec ma signature sanglante.
—Arrête. Je te… Je te brûlerai encore et encore. Jusqu’à ce que tes cendres disparaissent.
Il éclate de rire. Et je ne sais comment…
—Me brûler ? Cesse de répéter ce mot. Tu ne peux pas mettre fin à tout ce qui te tracasse en le brûlant. Ne joues pas avec les allumettes, petite. Ne tombe pas amoureuse des cendres. Tu ne peux pas tout brûler. Je retourne toujours. Mes cendres, tu les as en toi. Ici.
Le bout de verre désigne mon poitrine agitée.
—Toutes les fois que tu essaies de m’enterrer, tu te blesses. Tu saignes, Madeline. Regarde-toi. Tu saignes et tu attends que quelqu’un soigne tes blessures. Il ne te reste pas beaucoup de temps...
Je lui arrache le bout de verre de la main et avant de l’enfoncer dans son poignet, mon poignet…. Ce poignet qui l’entraînera une dernière fois vers une mort certaine, une morte rouge et bleue et jaune. Une mort cyane, magenta, abricot, bleu ciel et jaune flamboyant…
—Y-a quelqu’un ici ?
Trop tard.
Ou peut-être pas…
Je ris encore une fois. Pour que le monde se rappelle de ce rire étouffé par mes cendres, ses cendres. Les cendres de ceux que j’ai enterré vivants.
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