qui bat
VIII
Ah, la journée est longue quand on a pas dormi. Notre armurier est volubile, il meuble le silence entre nous. Aussi, prend ton temps pendant que notre barman radote à notre journaleux l’histoire des glaçons, celle qui a eu lieu dans son arrière-boutique. Même si Faucon n’apprend rien qu’il ne sait déjà à propos de la guéguerre séculaire entre Frankés et Cramés, le pourboire, lui, est généreux. C’est à se demander comment il se finance.
Enfin, c’est pas le sujet.
Te souviens pourquoi les charbons de la Mèche en veulent tant à ceux du Sanctuaire ? Ta réponse sourit d’évidence même si ta main tremble autour de ton verre : « Pour des glaçons dans de la vodka. »
Dans ce goût-là, oui. Écoute un brin, la version à Gédéon ; Mémé Mo et les ruski travaillaient très gentiment avec le Sanctuaire en nous payant droit de passage au port. L’entente durait de longue, jusqu’au vol de cinq cents kilos d’ox pure par des Cramés de la Mèche. Ces enfoirés, tu t’en doutes, étaient pilotés par plus gros. (Probablement de la maison, mais ça, tu n’as pas besoin de le savoir.) Leur débordement a foutu en l’air l’équilibre de notre belle équation. Nous avons d’abord tenté de rabibocher tout le monde autour d’une bonne table. Entre gens civilisés, tu vois. Mais ces furieux d’illettrés ne savent plus compter au-delà de six chiffres. L’un d’eux n’a rien trouvé de plus distingués que de jeter un verre à la figure de proue de la Bratva, sur une histoire de pourcentage indue. Bagarre générale et vexation définitive, donc.
De soupçon en accusations, de trahison en retournement d’alliances, les guet-apens, les séances de torture et exécutions feront trop de mauvaise publicités. Ici, un corps criblé de plus de quatre-vingt-dix balles. Là, un autre brûlé dans son aéro piégée, mais dont la tête repose en évidence sur une passerelle. Bref, pas bon pour le CA.
Ah, Faucon détale. Bien. Nous connaissons sa prochaine étape. Pas d’urgence.
En parlant de chiffres, tu as pour mission d’équilibrer les comptes. Tu descends donc à la Mèche, à la recherche de nouveaux franchisés.
Il nous faut toujours nous assurer de la fiabilité du matériel. C’est de la vieille mécanique la kalachnikov. Un peu de graisse et ça brille neuf. Toutefois le fer fait chanter toutes les sirènes à l’importation, alors tu as rusé. Le plastique n’est-il pas fantastique ? Cette fois-ci, la Fabrique à Jouets a révisé sa copie. A priori, beaucoup plus robuste.
Recruter des testeurs est d’une facilité navrante, tu l’as constaté. Il te suffit de cibler des mômes qui s’emmerdent un peu trop en écoutant le murmure des worms qui vont avec clés noires des applis distribuées comme tu sais. Après-tout, ce n’est qu’une étape spéciale d’un jeu qui peut rapporter des patchs stimulants pour mieux performer, une bécane vitaminée et pourquoi pas, plus gros encore. Éponger des dettes virtuelles ou de came fonctionne tout aussi bien.
Tu sais comme le sang est épais, aussi tu ne choisis pas parmi ceux qui ont déjà un parent dedans. Ceux qui souffrent de l’absence d’un père sont les plus malléables. Un peu d’attention et ils te mangent dans la main. Ton vivier comporte une dizaine de gosses, la moitié sont des accros à l’immersion, l’autre a les yeux injectées et les narines croutées à sniffer des nitrites.
En bon père Noël, tu leur files avec un brin de responsabilité. Tu inventes une mission à con. Un truc comme quoi certains ne payent plus la protection. Tu précises bien : « Juste pour faire peur, rien que du verre ou de la tôle. Pas les bagnoles des civils, clair ? » Tu en profites pour leur parler de la stratégie de l’enfouissement. Peu de flingues, peu de flics. Facile, n’est-ce pas ? Ils te répondent systématiquement « oui », les yeux pleins d’étoiles, les mêmes que tu rêves de graver dans ta main qui tremble. Ils n’y bitent absolument rien. La mort n’est pas une chose sérieuse pour eux.
Ils ne voient que la gueule noire sur tes genoux, n’entendent que le cliquètement des cartouches que tu enfiles une à une dans le magasin en forme de corne de chèvre, comme disent les Mexicains.
Les enfants adorent les histoires de guerre. Tu ne les en prives pas. Tu prends ton air de rogue et tu parles du jour où tu as rencontré l’Impératrice de l’Anthrax. Bien sûr l’image d’un bout de fille avec des seins énormes et une kalach rose les fait bien marrer. Au fond, l’un d’eux, ou plutôt l’une, tu ne le remarques que maintenant, fait semblant de rire pour donner le change. À leur âge, ces branleurs ne conçoivent pas les femmes aussi féroces qu’eux. Mais tu ne leurs pas fait la leçon. Pas aujourd’hui. Tu changes plutôt de sujet ; comment tu as été trimballé dans un coffre de 4x4 pendant deux jours et deux nuits par Los Antrax, ce groupe de sicarios qui opère pour le cartel Sinaloa ; combien tu as sué sang et eau pour les rencontrer. Ah ! tu joues ton personnage à fond : oui, tu as dû pisser dans ta bouteille tout le trajet durant, les yeux bandés, en ayant l’impression de fondre à cœur entre les cahots de la route et les moiteurs de la jungle.
(La vérité c’est que le voyage en hélico t’as donné l’impression d’être un prince au-dessus de dunes feuillues, aussi vertes et grasses que les vieux dollars américains. Et le Brugal était fameux.)
Ensuite, tu t’arrêtes là. Tu laisses infuser le silence, flotter les fantômes. Plus personne ne rit. Maintenant que les kheys sont pendus à toi, tu dégaines la princesse terrible. Elle a le physique d’un mannequin moulé dans sa combinaison léopard un peu trop étroite et fendue. Une machette pend à chaque bras. De ses mains pointent des griffes, des ongles interminables en résine épaisse, bardés de strass qui dégoutent de sang. Derrière elle, les têtes tranchées ont roulées et les corps ont basculés pour se dévider dans l’humus. Oh, qu’elle était impitoyable, l’Impératrice, envers les hommes qui ne livraient la quantité attendue ou refusaient le tarif convenu ! Cette dame a fait tourner la boutique pendant que son époux était à la glace, et ça filait droit. Parole !
À présent, l’atmosphère est saturée. Tu la coupes. Si elle n’avait sniffé pas autant de coke, cette pétasse ne serait pas morte d’overdose. Nous avons des règles : ne consomme pas ce que tu fourgues.
« Et maintenant, au boulot ! »
Tu distribues les flingues. Ça se marre pour masquer la fébrilité. L’un peindrait son arme en rouge comme le sang de ses ennemis, l’autre préfèrerait que tous soit similaires pour qu’on ne puisse pas le reconnaître. D’ailleurs, il va coordonner sa garde de robe avec ceux de son équipe. Tu ne dis rien. Tu observes. Les petits oiseaux s’envolent en nuée terroriser les commerces de proximité histoire de se faire la main sur les vitrines. Il y a toujours une prochaine fois, n’est-ce pas ?
Faut voir comment ils s’appliquent et l’essuient avec leur t-shirt avant de te le rendre, le canon encore tiède ; certains se sont même brulés à le ranger dans leur pantalon, à même leur cuisse. Tu fais celui qui ne voient pas ceux qui se dandinent en grimace pendant le débrief. À faire les cowboys, ils ont l’impression que tu leur accordes confiance et reconnaissance. Que tu fais d’eux des hommes. Certains canons ont fondus. Ainsi tu peux faire le tri entre les chiens fous, les timorés et ceux qui sauront vraiment travailler.
Les autres décampés, aux poches pleins de stims, la fille t’alpague pour un truc sérieux, qu’ele dit. Qui rapporte autre chose de ta petite considération paternaliste en toc et des pilules. Tu ne l’as lâchée pendant la tournée des vitriers, celle-là compte ses balles, tirs brefs et réguliers, stables, mais n’hésite pas. Tu la regardes maintenant droit dans ses yeux de miroirs déformants.
IX
Tu aurais pu être de ceux-là, mais ce n’est pas toi. Ta trajectoire a été différente. Tu n’es pas né tout en bas de l’échelle. De ta place, tu estimes pourtant que sa hauteur n’en reste pas moins vertigineuse, et qu’en haut, tout en haut, cet autre monde ne s’encombre pas de barreaux. Maintenant ton doute se fait évidence et tu prends conscience que le mérite auquel tu penses avoir droit reste une chose artificielle. Ta main tremble à t’emparer du prochain échelon.
Rien ne vaut le pouvoir de commander.
Tu étais déjà des nôtres avant de naître. Cela t’a offert des codes et un peu d’avance, mais cela ne fait pas tout. Comme toi, nous sommes nés en des lieux où Nord et Sud ne se réconcilièrent jamais vraiment. Nous sommes nés grâce à de vieilles et vaines prières de justice, après qu’aient coulés les dernières larmes des cierges. Nous avons été baptisés avec de l’eau souillée et du sang. Nous sommes nés de la terre qui n’avait plus rien à nous offrir pour nous nourrir. De la rage des condamnées à fixer et creuser ce sol rouge et saumâtre. De la haine d’obéir à plus fort que soi. De la faim vorace d’un horizon barré de cheminées, de béton et de voiles. De la peur et de la douleur de partir, de la douleur et de la peur d’être oublié – d’être parti et oublié quand même.
Tu te mords lèvres pour en garder le goût.
Comme toi, nous vivons avec la certitude gravée en nos os qu’aucune terre n’est promise et qu’il nous faut conquérir pour survivre.
X
Tu la regardes droit dans ces yeux qu’elle a échangé contre des implants foireux. Tu cour-circuites le curriculum classique du stups et braco. Tu l’engages pour le prochain acte.
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