La balade de Gweb
Belice est un cordon bleu. Son rôti de porc au goût de châtaigne était moelleux et juteux. Elle a su cuire à point les navets, les topinambours, les carottes, les oignons et les poireaux. Quelques herbes sont venues souligner cet ensemble finement salé.
- Belice, quand je fais la cuisine, la viande et la garniture ne sont jamais prêtes ensemble. Comment faites-vous ?
- Je mets tout dans une marmite, je couvre, et j’enfourne pendant une heure ou deux, je ne sais plus.
- Vous ne semblez pas porter une grande attention à ce que vous mangez.
J’aurais mieux fait de me taire. S’il est une heure pour la diplomatie, je suis en décalage. J’attends une réprobation, or elle me fixe les lèvres pincées, et finalement me sourit.
- Nos aliments sont choisis avec soin. Il faut ouvrir l’œil et le bon car ce n’est pas leur apparence qui compte. Les casseroles font le reste ; elles en ont l’habitude. D’ailleurs, elles aussi ont été choisies.
Je trouve sa réponse déconcertante et, encore une fois, elle n’explique rien. Je me rappelle une catastrophe en cuisine : un four ni chaud ni froid, des légumes carbonisés et de la viande crue ; courant en tous sens pour trouver une solution nourrissante ; mes invités piaillant bec en l’air et gargouillant d’impatience. Quand brusquement, dans un grand fracas, je suis tirée de mon souvenir.
Gweb est entré dans la maison en poussant violemment la porte d’entrée. En percutant le mur, celle-ci a ébranlé toute la maison. En sursaut, Belice et moi nous sommes tournées vers lui, tétanisées. Il arbore un grand sourire et brandit un lièvre.
- Regardez ce que j’ai attrapé. Ce crétin est carrément venu se jeter dans ma besace.
- C’est tout ce que tu as trouvé, répond-elle, sans égards. Et que mangerons-nous demain ?
Après un silence glacial, les voilà partis dans un fou rire de connivence. Leur bonne humeur est contagieuse, et malgré mon incompréhension, j’esquisse un sourire. Un peu d’air du dehors s’est invité. Il s’enroule autour de moi et je le sens, piquant mes joues et mes narines.
- Samara, prépare-toi, nous allons faire une balade.
- Gweb, je crains que le temps ne s’y prête.
- Fis-ça ! L’air est froid mais sec. Tu ne risques rien, assurément.
- Je suis bien au chaud avec Belice et…
- Foin ! Belle oiselle. Presse-toi si tu veux découvrir l’endroit car les jours sont courts.
Belice, retournée aux fourneaux, ne m’est d’aucun secours, bien au contraire :
- Change-toi pour des vêtements d’aventurière. Mets des pantalons et une chemise épaisse, et des chaussures de marche aussi. Presse-toi, il t’attend.
Tous les deux me regardent avec enthousiasme. Je m’amuse de voir Gweb comme un jeune chien qui veut sortir, sa laisse entre les dents. Conquise, je file dans ma chambre pour me changer et quand je reviens, je les trouve attablés dans la confidence. Elle contient des rires, et lui, avale la dernière bouchée de son repas. Sans attendre, il se lève et m'invite à franchir la seuillée, le linteau du mesnil.
Nous traversons une cour de graviers. Ici, une vieille charrue les bras en l'air se repose ; deçà, du fumier attend la fin de l’hiver ; delà, un tas de bois attend le prochain. Quelques volailles s’écartent à notre passage et nous franchissons le portail qui ferme un enclos de petits murs blancs. Une fois dehors, des chemins sillonent la moussue qui couvre un plateau ouvert à tout en grand. Et déjà, la forêt se dresse. Un maigre chemin descend étroitement en tournant à droite, bordé de hauts talus empierrés, ensemés de vieux arbres agrippés. Je me sens toute petite.
La colline affleure par endroits, la roche plate formant alors des marches qu’un géant de légende aurait usées. Nullement gêné par son âge, Gweb saute et caracole comme un chevreau. Il prend de l’avance, se perd plus bas après le virage. Habituée aux rues nivelées de la cité, je me sens comme une potiche sur ce terrain. J’ose à peine un pas de plus dans cet escalier de cauchemar. Hésitant à trouver un appui, mon pied me trahit dans l’humidité et je m’étale sur le dos. Mon fessier passe un étage puis je m’arrête dans la douleur. Heurtée dans mon fondement, raidie par la peur de glisser, j’entreprends la descente à reculons sur quatre pattes. Loin en contrebas, Gweb hurle de rire. Les mains en porte-voix, il s’adresse à moi sur un ton dramatique.
- Accroche-toi, je vais t’envoyer une corde.
- Je ne peux pas vous suivre, Gweb, c’est trop dangereux.
- Alors reste là, je vais appeler du secours.
- Je crois que je vais plutôt remonter.
- Assez, Samara, assieds-toi maintenant !
Les mains sur sa taille, il me laisse un instant pour évaluer la situation. Je m’assois pour reprendre mon souffle… Quelle idiote ! Je réalise maintenant que les marches sont minuscules, que les yeux de Gweb sont presque à ma hauteur juste là, devant moi. Il me regarde avec curiosité.
- Qu’est-ce que tu fais ?
- Je… J’ai peur.
- Ça je le vois mais dis-moi, à quoi penses-tu ?
- Je ne sais pas. Je suis embrouillée.
- C’est le moins qu’on puisse dire.
- Donnez-moi la main.
- Et moi, qui me donnera la main ?
Il souffle par le nez au-dessus de son épaule et son œil s’embrase. Il murmure un chant pour lui-même. Autour de nous, tout est silence. Seul un oiseau bat la mesure et je bâille.
- Quand tu marches, tu dois d’abord être attentive à ta respiration. Surtout ne parle pas, c’est mortel. Regarde devant toi ou autour de toi mais jamais en bas. Fais confiance à tes jambes et tes pieds, ils te portent depuis toujours et ils savent ce qu’ils ont à faire, crois-moi.
- Je vais trébucher, je le sais.
- Pas si tu lèves le nez. Maintenant, tais-toi et marche.
Je me relève et, évidemment, je ne peux pas m’empêcher de regarder mes pieds descendre les marches. Prudemment, j’atteins le bas de l’escalier. Nous sommes au fond du vallon. Le chemin qui ne tourne plus se perd plus loin en remontant. Je me force à suivre les conseils de Gweb. Mes chaussures butent sur des cailloux, partis libres cogner d’autres pierres. Je lève un peu plus mes pieds pour les tenir au silence.
Les talus sont grêlés de petits trous, de terriers et de niches tapissées de mousse. Si j’étais une souris, j’aimerais bien vivre ici. Les feuilles mortes et les champignons, les cornes de cerf et les fougères royales tapissent les buttes de brun et de vert. Les arbres saluent mon passage : des bouleaux pleureurs, des hêtres patriarches, des châtaigniers séculaires, des chênes éternels… Au-dessous, des sureaux et des buissons épineux promettent leurs fruits aux oiseaux qui dorment, et de bonnes confitures aussi. Je bâille, râlant comme une bête, à m’en arracher la mâchoire.
Gweb marche à côté en respirant à mon rythme. Il me prête un peu de son assurance et de sa tranquillité. Je me demande s’il est conscient de ce qu’il m’apporte, si son attitude est réfléchie, s’il fait attention à moi… Immédiatement, je dévie dans un faux pas vers la gauche et je me heurte à son épaule. Lui, n’a pas dévié d’un pouce. Il tourne vers moi son œil enflammé, le doigt posé sur la bouche. J’ai compris ce qu’il voulait dire en me demandant de me taire. Je m’arrête, saisie par un bâillement phénoménal, gorge tendue vers le ciel.
- Je me sens engourdie, comme au réveil, après une nuit de pluie.
- Je comprends. Pour toi et moi, cet instant est un matin.
Le chemin est bordé d’un ruisseau, enjambé par une passerelle, un pont de bois vert. Gweb m’invite à m'asseoir comme lui, dos au courant. La petite eau vive cherche un chemin entre les pierres qu’elle use patiemment, sempiternelle et fatigante. Je m’abandonne dans les creux de l'eau et leurs murmures. Tout autour s’est arrêté.
J’entends les paroles d’une chanson de ma mère que je croyais avoir oubliées. Mon père raconte l’histoire d’une fontaine tarie par les hommes. Des souvenirs se confondent en rires et en pleurs. Câlins du matin, de babillages en premiers mots. Câlins du soir, de premiers pas en petits bobos. Me viennent les chuchotements d’un animal. Je ne connais pas son langage, mais je sais qu’il est amoureux, nostalgique, et plein de colère. Le courant me prend délicieusement par la nuque et m’invite à plonger.
- Tout bruit écouté longuement devient une histoire. Le sais-tu ?
- Gweb, j’entends des choses là-dedans.
- Et c’est comme ça tout autour.
- Je vous en prie, partons.
- Tu as manifesté ton désir de savoir et tu t’es éveillée.
- Je n’ai rien manifesté, je vous l’assure.
- En bâillant sans retenue, tu as fait le plein de pouvoir. La nature s’est offerte et tu as changé le monde. Je n’ai jamais vu ce pont, je ne reconnais pas ce lieu. Ce qui est sûr, c’est qu’il est à ton image, qu’il t’appartient, que tu pourras y revenir, et même y mourir.
- Ce que vous dites est effrayant et vous me faites peur. Je veux partir !
- Nous allons retrouver Belice mais tu dois d’abord exprimer tes sentiments et dire au revoir.
Il s’est adossé aux rochers ronds sur le chemin, et je reste seule sur le pont. Face au courant qui parle, mon cœur hésite entre la tristesse et la joie. Je ne sais plus si je veux partir, j’hésite, je pourrais plonger et ne plus revenir. Je murmure un chant pour moi-même. Tout est silence ; seul un oiseau bat la mesure. Sans savoir, sans le vouloir, je souffle par le nez au-dessus de mon épaule. J’ai les yeux mouillés et pleins de flammes.
Gweb me fait un signe, m’invitant à revenir vers lui. Quittant le pont avec regret, je m'étonne de le retrouver en sueur et hors d’haleine. Sans me laisser dire un mot, il me saisit par un bras et me retourne face au ruisseau. Mes yeux n'irons jamais croire que le pont n’existe plus, mon corps ne me porte plus. Je tombe aux pieds de Gweb et je m’endors.
- Repose-toi, dit-il, tandis que sa main passe dans mes cheveux.
Le chemin remonte en tournant toujours à droite. Gweb s’en détourne pour emprunter une piste raide. Nous grimpons dans un perchis de bouleaux. Les plus vieux sont tombés en désordre, abattus par le vent. Plus haut, je dérape sur une couche de feuilles humides et m’étale à plat ventre. J’adresse niaisement à Gweb un sourire plein d’excuses, accrochée d’une main aux racines. Dans un éclat de rire, il repart en quadrupède jusqu’au sommet. Je le rejoins à bout de souffle.
Le soleil termine sa course et flirte avec les montagnes. L’autre versant de notre colline est un champ de fougères asséchées par le froid. Une piste serpente jusqu’à l’enclos de la demeure. Je découvre cette maison de haut, dans son ensemble. Autour d’elle, se trouvent une écurie, une porcherie et un volailler. Je ne verrais pas le coté sombre du mesnil car il est caché par un cèdre gris-bleu magnifique.
- Faisons la course jusqu’en bas, dit Gweb en me provoquant, trottant sur place.
- Je ne sais pas s’il me reste la force de…
Le voilà parti sans avertissement. Prise au jeu, je le suis dans la pente à toute vitesse. Je freine tant que je peux pour ne pas me vautrer et mes pieds me font mal. Les virages sont pour moi un supplice alors que lui sautille devant en m’attendant. J’ai perdu mon souffle et je dois m’arrêter. Il revient vers moi, léger comme un daguet.
- Lâche ton ventre ! Les mouvements de ton corps vont te remuer les tripes, et tu respireras sans effort.
- Vous m’épuisez, Gweb. Et je ne pourrais pas…
- Lâche ton ventre, Samara. Lâche ton ventre et suis-moi !
Je repars exténuée, cherchant à comprendre ce qu’il voulait dire. Dans le nouveau virage, alors que je m’efforce de ne pas faire partie du décor, mon abdomen se relâche comme une baudruche molle. Je sens aussitôt mes entrailles secouées par la course et je respire quelques instants sans effort. Je pars dans la réflexion et de suite, mon ventre se contracte à nouveau. Au bout de la ligne, je mesure les efforts perdus à contrôler ma respiration. Dans le dernier virage, j’ai abandonné tout espoir de gagner.
Je sens encore les doigts de Gweb passant dans mes cheveux. Je revois le pont, je me rappelle les voix. C’est maintenant, en plein mouvement, que je comprends ce qu’est le silence.
En quelques sauts, je passe l’enclos, dérape sur le gravier, et m’écroule dans la cour en cherchant l’air. Gweb passe au-dessus de moi dans un bond prodigieux puis s’écrase un peu plus loin. Deux rires s’échappent en toux rauques, nos poumons sont brûlés par le froid. Je me relève en triomphant tandis que lui, poussant des cris, tourne sur lui-même à croupetons, frappant le sol, sa poitrine et ses fesses.
- Alors Gweb, vous acceptez ma victoire ?
- Tu te déplaces comme une guenon !
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