Figures étranges
Gweb ne cesse d’aller et venir dans la bibliothèque. De son bureau, le nez plongé dans une immensité de connaissances manuscrites, il vient de là assis en tabourin se relever à la hâte, s’éborgner le long des rayonnages de savoir et, bouillant d’impatience, retourner de çà poser ses fesses et piquer son regard dans un énorme livre sans âge.
Il n’a pas remarqué ma présence, alors je glisse vers lui à pas feutrés. En m’effaçant, je lorgne en coin ce que sa pile d’ouvrages veut bien me révéler. Vus à l’envers, parmi les riches enluminures, je discerne quelque géométrie, de l’anatomie et des symboles mystérieux. Sans se relever, il m’adresse :
- Les gens qui ont écrit ces livres avaient l’esprit tordu ou bien ils le faisaient exprès. Je désespère et j’enrage tant que suis prêt à tout balancer au feu !
- Évincez d’abord votre vilaine humeur, Gweb.
- Je vais essayer mais viens voir toi-même. Ces crétins… Pardon, ces braves gens ont emberlificoté leurs connaissances dans un discours dénué de sens. Pour moi c’est maintenant évident, ils ont révélé leur art en s’efforçant de le garder secret. J’ai affaire à une bande d’érudits qui a écrit pour s’entendre elle-même et seulement d’elle-même.
- Alors nous avons affaire à des textes sensés mais complètement hermétiques. Hors ça, dites-moi ce qui vous préoccupe.
- Ceci !
Il me tend un parchemin sur lequel sont dessinés avec application des cercles reliés par des traits. Chaque cercle contient un symbole et auprès des traits de liaison, un autre symbole y figure aussi. Quatre cercles reliés verticalement sont chacun flanqués de, et liés à, deux autres cercles ; sauf le dernier en bas. J’ai d’abord dans l’idée qu’il s’agit d’une carte où sont tracées les routes reliant des villes. C’est peut-être un végétal mais le cercle de bas, tout isolé, me gêne. Machinalement, je renverse la page et je découvre le schéma naïf d’un homme. Un homme avec une tête, quatre bras et deux jambes. Aussitôt, Gweb bondit de sa chaise.
- Qu’est-ce que tu viens de faire ?
- J’ai seulement retourné le croquis et je…
- C’est exactement ce que j’ai fait. Lorsqu’on m’a donné ce dessin, je l’ai retourné ; Belice l’a retourné aussi et aujourd’hui, c’est toi.
- Votre enquête prend une tournure inattendue. Avez-vous trouvé la signification de ces symboles ?
- C’est cela qui m’occupe, Samara.
Il tapote impatiemment sur son manuscrit, pose le menton dans l’autre main, et s’égare, le nez au plafond. Son œil de feu brûle un peu de notre temps et Gweb s’exclame :
- Des nombres !
- Vous pensez à des nombres ? Voyons. Mettons cette figure dans le sens qui nous est commun et dites-moi quel nombre est inscrit dans ce cercle tout en haut ?
- Le numéro un !
- Et qu’en disent vos livres ?
- Ce nombre, quel que soit son symbole, évoque la relation de l’homme avec le principe, le numéro zéro, celui qui n’apparaît pas.
- Et le principe est au-dessus de l’homme n’est-ce pas ?
- Oui, or le problème est que nous avons tous retourné la figure.
- Effectivement, celui qui l’a dessiné l'a curieusement relégué au centre de la terre.
- Exactement au milieu. Mais pourquoi avoir dessiné l’homme à l’envers ?
- Parce que l’auteur y a été contraint.
- Comme tu es brillante ! Imagine un savant qui détient une vérité potentiellement dangereuse, mystérieuse et extrêmement convoitée. Face à lui, se dressent des tyrans investis du seul pouvoir d’avoir été élus. Jusqu’où sont-ils prêts à aller pour extirper son savoir ? Comment l’auteur va-t-il protéger ses connaissances ? Pour toi la réponse est une évidence.
- Effectivement, la réponse brille d’évidence. Pour se conformer aux exigences de son temps, l’homme a dû parler tout en dissimulant ses secrets.
- Il a fait mieux le stratège ! Il a nourri l’obsession des tyrans en cachant la vérité aux mitant des nombres et des symboles. Il tenait à léguer ses découvertes mais il les a entourées d’occultisme et aujourd’hui je suis là, à patauger dans ce fatras d’écritures !
Sans me laisser le temps d’approfondir, Gweb se dresse, raide de colère. Il envoie paître d’un revers de bras tous les livres de la table.
- Te rends-tu compte que tous ces livres ne servent à rien ?
- Vous exagérez…
- Reprends ce dessin dans le bon sens et dis-moi ce que tu vois, ne réfléchis pas !
Je crois que je vais éviter la contradiction, prendre le parchemin calmement, le regarder attentivement et surtout, apaiser l’atmosphère. J’improvise niaisement n’importe quoi.
- C’est un homme, dis-je en entourant d’un geste la figure. Voici la tête, le cœur, le nombril et le sexe.
- Le sexe, tu en es sûre ? Fais voir !
- Regardez. Çà se trouvent les bras et les côtes. Ici les jambes. Mais là je m’interroge. On dirait des ailes…
- Des ailes ! Mais comment fais-tu ? Je creuse dans le néant et tu me dis : des ailes. Je vais t’étriper espèce de…
Il m’empoigne par les épaules et dans l’élan, s’approche pour me dévorer. Je suis sans force contre lui. Je me rends, je me renonce, je capitule… contre un baiser mouillé.
- Continue, Samara. Dis-moi ce que tu sens en regardant les lignes.
- Ce sont des courants…
- Ahurissant de simplicité !
- Regardez entre les cercles de la tête et du cœur, cette liaison de la raison et du sentiment, nous la connaissons bien.
- Comment fais-tu, Samara ? Raconte encore !
Raconter quoi ? Il s’est figé devant moi le sourcil en l’air et les dents alignées en colliers de perles. Il souffle en tournant la tête de côté, comme d’habitude, et revient se figer. J’essuie son baiser de ma joue, le même que mon père, lorsqu’il m’avait lu une histoire…
- Je me souviens d’un livre, quelques mots de l’auteur, d’un héros qui meurt. J’étais une enfant ivre dont le cœur s’abandonnait aux rires et aux pleurs.
Je me sens très esseulée et je supporte mal l’image de Gweb qui part des deux côtés. Mes jambes se dérobent et mon reste verse dans le canapé, fort heureusement mais violement quand-même. Le visage de Gweb me revient par-dessus, à l’envers.
- Encore, Samara. Raconte encore.
Je n’avais jamais vu visage d’envers. Le fait est très curieux. Les yeux cillent de bas en haut et la bouche prononce des mots que l’on n’a jamais vus. Gweb se comporte en olibrius. Il cligne tant à droite, tôt à gauche, malicieux comme un animal de foire. J’ai de la peine à le remettre aux endroits. Je n’y arrive pas. Mes yeux roulent et mon ventre de bas se retord.
- Gweb, je vous en prie, il faut que nous nous posions. N’allez pas au-delà de mes limites.
- Tu es un pet. Alors pousse, appuie et dis-moi ce que tu vois.
- Je vais vous arracher la tête avec mes dents. Fuyez avant que je ne vous éparpille les glandes et la…
Mes yeux se jettent aux dehors, vers l’horizon des montagnes qui s’écoulent, attendries par les eaux. Terres futures de lait printanier où poussera l’herbe des prochains troupeaux. Je vais rester là encore et voler un peu plus haut.
- Parle, Samara. Parle !
L’énergumène ne se prive de rien. Il a prit mes jambes et s’en est enceint la taille. Il m’administre des coups de boutoir comme s’il était un cheval sauvage. Je vais le mettre en pièces et le finir au casse-noisettes, c’est clair.
- Espèce de…
- Si tu ne décolères pas, je te nouerai les bras aux jambes.
- Bougre d’obsédé, je vais vous faire bouffer les…
- Ferme-la et regarde encore une fois le dessin.
- Si je vous attrape, je vous ex…
- De quoi parlais-tu ?
- De mes rires et mes pleurs, de mon père, de moi enfant, salopard !
- Tu es prodigieuse. Tu passes constamment de l’ombre à la lumière sans jamais souffler.
Je n’ai jamais tutoyé Gweb mais, vues les circonstances, je me dois d’oser essayer. Ça va me calmer un peu.
- Veux-tu me révéler ce que ces livres ont bien voulu te dire ?
- Non. Par contre, je peux te parler des centres d’énergie que j’ai expérimentés et que j’utilise.
- Tu m’en verras ravie. Mes connaissances sont sommaires, alors, épargne-moi les nuances…
- Pas de nuances ? Alors, sommaire : Raison, Parole, Sentiment et Vouloir ; les plus évidents. Chacun les connaît sauf le vouloir. De la raison à la parole, et dans ce sens, se retrouvent les scientifiques. Et du sentiment à la parole se reconnaissent les littéraires.
- En la fleur de mon jeune âge, ce que tu dis est très évocateur.
- Un guerrier comme toi ou moi cherche la plus courte distance au vouloir. Vouloir est le centre corporel de l’action et de l’agissement. Vouloir est la voie des commandements au-dehors de nous. Mais avant de les atteindre, il faut leur obéir. Et c’est ainsi qu’un dimanche, on demande à la pluie de bien vouloir cesser, le temps de faire son marché.
- Il faut obéir aux commandements ?
- Les commandements sont les manifestations au-dehors de nous. Leur obéir, c’est écouter leur voix. Cette obéissance aux signes extérieurs est le moyen d’accumuler du pouvoir personnel.
- Laisse-moi me faire une idée des commandements du dehors…
Je plonge à nouveau fascinée dans les montagnes, leurs racines dans la terre brune et leurs cimes glacées dans le bleu et le blanc. Un abime d’air et de ciel me sépare d’elles et pourtant, je les sens délicieusement, je peux les toucher.
- C’est très con, n’est-ce pas ?
- J’ai brutalement basculé, dis-je essoufflée.
- Ma chère, il est normal de faire usage de toutes nos ressources.
- Alors, je crois que j’ai fait quelques erreurs.
- Comme nous tous.
Il se gratte un sourcil en fronçant le nez.
- J’hésite un peu à poursuivre, à semer le trouble ou jeter de l’huile sur le feu… mais après tout, c’est toi qui pose les questions.
- Continue.
- Je t’offre mon idée sur une des dualités qui nous caractérise. Il s’agit du côté droit, notre côté concret, et du côté gauche, notre côté abstrait. L’équilibre droit-gauche est le produit de notre culture ou de notre éducation.
- Ça, je le savais déjà. Veux-tu plutôt m’éclairer au sujet de la volonté ?
Il se redresse, gonfle son bedon et le caresse des deux mains, rondement et largement. Son semi-sourire niaiseux déclenche en mon for de petites saccades nerveuses que je refoule en riant.
- Le monde de tous les jours est créé par la volonté de tous. D’une autre manière, notre monde magique est créé par la volonté des guerriers.
- Cette forme de logique n’est-elle pas un peu…
- Il n’est pas question de logique. Vouloir collectivement crée et entretien la réalité de tous ceux qui le veulent. Pense à toutes ces civilisations qui ont rayonnées. De nos ancêtres, certains ont soutenu leur monde selon une modalité qui nous est presque étrangère. Entretenu par leur culture, leur côté abstrait était bien plus élaboré que le nôtre.
- Je te suis.
- Tu me suis mais tu cales. Alors, je retourne au début de notre conversation. Nous connaissons les sièges physiques de la Raison, de la Parole et du Sentiment. En communiquant avec autrui, nous partageons par la parole ou l’écrit ce qui émane de la raison et du sentiment.
- C’est plausible, mais la raison ne dénature-t-elle pas le sentiment ?
- Est-ce que le sentiment dénature la raison ? Ils n’ont d’autre relation que ce que la parole peut traduire. C’est pourquoi je te propose de la faire taire. Un guerrier s’efforce de trouver le silence intérieur. Chaque jour, il trouve quelques instants pour faire taire la parole. Ainsi, la raison et le sentiment rétablissent un lien muet. Cette activité permet au guerrier d’atteindre directement la volonté.
- Tu commences à décrire une chose que je connais bien mais que je n’ai jamais expliquée. Hormis cela, j’ai de mémoire toujours eu besoin de sentir ce que tu nommes les commandements.
- Le siège physique de la volonté se situe sous le sentiment. C’est un endroit tentaculaire. C’est de là qu’on palpe le monde et qu’on s’y accroche. C’est à gerber.
- C’est à gerber ?
- Oui. C’est une gerbe de liens qui palpent au-dehors de nous. Certains s’accrochent pour disons… matérialiser le monde.
Je l’arrête de la paume et reprends une gorgée de ce paysage irréel.
- Effectivement Gweb, tu as raison et en plus, ça chatouille !
- Dès lors qu’en silence, le guerrier s’emploie à récupérer harmonieusement les liens qu’il a dispersés, il recouvre son pouvoir personnel. Puis il en use pour percevoir ce monde au-dehors, tellement empreint de mystère.
- Si j’ai bien compris, pour récupérer ses liens, le guerrier doit faire taire sa raison et ses sentiments ?
- Non, c’est la parole qui doit se taire. Ainsi, raison et sentiment retrouvent leur lien muet. Ensuite, l’affaire du pouvoir personnel est une récupération très prudente des liens relationnels que nous délaissons. Parmi ces liens on trouve les routines ou les rancunes par exemple. Cette récupération rend au guerrier le détachement nécessaire pour percevoir le monde à son gré, d’un point de vue silencieux, rationnel et sensoriel.
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