Vilaine petite menteuse
Je ne voulais pas. Ma vie est gâchée ; parce que je suis une menteuse. Vêtue de mon uniforme orange, je passe le balai dans ce qui est aujourd’hui ma salle à manger. Il y a toutes ces tables alignées, avec tous ces bancs sans dossier qui me rendent nostalgique de mon ancienne maison. Je suis en prison et j’ai dix-huit ans.
J’avais cinq ans quand j’ai commis l’erreur qui m’a poursuivie toute ma vie. Cinq ans, c’est jeune, mais les enfants peuvent être punis à vie, comme les adultes.
A cinq ans, j’avais tout pour être heureuse. J’avais une maman, une sœur, un bel appartement avec vue sur tout Los Angeles et un chat. J’avais perdu mon père quatre ans plus tôt, il me manquait à chaque jour. A maman aussi. Elle me parlait souvent de lui. Mais elle avait refait sa vie. Avec une femme. Ça ne me gênait pas outre mesure. May était gentille et je ne savais pas vraiment que c’était supposé être mal.
Ma mère m’avait appris la tolérance depuis toujours, assortie d’un peu de vérité et de beaucoup d’amour. Elle m’avait enseigné les lois de l’honnêteté, mais je n’en avais eu que faire.
Un jour, May a accompagné maman à une réunion pour l’école, en voiture. Pour se dire au revoir, elles se sont innocemment embrassées et tout le monde a vu. A partir de ce jour-là, ma vie a volé en éclats.
A l’école, des garçons plus âgés venaient me piquer mon goûter. Ils m’humiliaient souvent de quelques mots dont je ne savais pas me défendre. C’était toujours ma grande sœur qui parlait pour moi, mais elle n’était pas là. Ils m’appelaient « la fille des gouines ». L’école entière savait que maman sortait avec une fille et ça ne s’arrêtait plus. Les quolibets quotidiens me détruisaient. J’étais une enfant réservée et je me suis transformée en petit monstre.
Un jour, les garçons sont allés beaucoup plus loin que d’habitude. Ils m’ont frappée. Ils m’ont poussée au sol et l’un d’entre eux à réussi à me coller un coup de pied. C’est Emma qui m’a sauvée. Elle s’est plantée devant les garçons. Ils ne l’ont pas frappée. Elle avait sept ans, et elle m’a sauvée d’horribles garçons de onze ans parce qu’elle a ameuté toute la cour. Emma m’a aidée à me relever. Je n’ai rien dit, même pas merci. Ça non plus, je ne voulais pas. Ce jour-là, je me suis aigrie. Je n’ai vu qu’une seule solution à tous mes problèmes : faire partir May le plus vite possible.
Je suis allée me coucher sans un mot pour personne. J’ai embrassé ma mère et Emma, mais j’ai ignoré May.
Le lendemain, mon plan tenait debout. J’ai attrapé, dans ma petite garde-robe, le pull le plus difficile à enfiler et j’ai demandé de l’aide à ma mère. Emma prenait son petit-déjeuner à la table, juste derrière ma mère.
Bien entendu, ma mère, en m’habillant, a vu mon petit corps couvert de bleus.
– Mon Dieu, Noah ! Comment tu t’es fait ça ?, s’est exclamée ma mère.
– C’est May qui m’a tapée.
J’ai senti le regard lourd d’Emma, posé sur moi. Elle savait que je mentais. Je savais qu’elle ne parlerait pas. Ma mère m’a crue. J’ai inventé une histoire qui avait l’air vraie. Si je l’entendais à nouveau de la part d’un enfant, je la croirais pour sûr aussi.
C’en était fini de la petite vie de ma famille. May et ma mère se sont disputées au point que May s’en aille de la maison le soir-même. Ma mère n’a jamais porté plainte contre elle. Une partie d’elle devait la savoir incapable de me faire du mal. Emma se taisait toujours. Elle ne me parlait plus.
J’ai grandi, tourmentée par la déchéance de ma mère, incapable de faire confiance à qui que ce soit. J’ai grandi, tourmentée par le silence de ma sœur, qui n’a plus jamais ouvert la bouche. Elle n’avait pas parlé au bon moment. Elle ne parlerait plus jamais. J'ai grandi, tourmentée par le sort de ma victime, qui n'a trouvé refuge qu'en prison. J’ai grandi, tourmentée par mes propres démons. Le démon du mensonge et de la vérité qui s’affrontaient. Mon démon s’appelle May Moretti. Je crois qu’on est irrésistiblement attirés par nos démons, malgré nous. Un peu sans le vouloir, j'ai suivi les traces de celle que j'avais accusé à tort. J'ai sombré, d'abord dans la petite délinquance, puis dans la drogue. Ma vie de débauche s'est arrêtée quand, un jour, ivre morte au volant, j'ai percuté un pauvre piéton qui n'avait commis que le crime de rentrer chez lui à une heure tardive.
Aujourd'hui, je m'appelle Noah, j’ai dix-huit ans. Je n’ai plus rien pour être heureuse. Je n’ai plus de mère, plus de sœur, plus de balcon avec vue sur Los Angeles, plus de chat. Juste mon démon, vêtu aussi d’orange, qui me regarde passer le balai dans la cantine de la prison. Non, je ne voulais pas. Je ne veux toujours pas. Je suis une vilaine petite menteuse.
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