Bábbe
Esprit, coeur, estomac : Bábbe* était triptyque.
L’esprit était brillant : polyglotte, voyageur, cultivé, parlant anglais à l’entrée et espagnol au dessert, jonglant du mardi à New York au jeudi à Tokyo. Il était incollable sur la géopolitique et cartonnait aux questions jaunes et bleues du Trivial Pursuit ! Il m’a offert ses deux patries, l’Alsace et l’Europe, comme deux faces d’une même Histoire. Il m’a appris le monde et les aéroports. Fils de rien, il est né à l’école de la République, celle qui lui a enseigné le français et les clés pour s’échapper, celle qui à coup de bourses d’études, l’a envoyé en Allemagne et au Canada à une époque où personne n’étudiait si loin. L’esprit ne connaissait ni limites, ni frontières.
L’estomac était solide : capable de passer des heures à préparer un bäckeoffe ou des lewerknepfele. Mon père avait une main dans la cuisine du monde, et l’autre dans les spécialités alsaciennes, j’ai grandi entre choucroute et chili con carne (et goulash et tajine, du côté de ma mère, mais ceci est une autre histoire) et n’ai découvert la blanquette de veau et le boeuf bourguignon que très tardivement, à la cantine ou chez les copains. Au fil des ans, l’estomac prit de en plus de place (tandis que les cheveux renonçaient petit à petit…), sa silhouette changea, vieillit, stocka.
Le coeur était handicapé : sclérosé dans sa propre quête d’existence. Il avait soif de connaissance comme de reconnaissance, rejeton rejeté d’une langue interdite, dénigrée, identitaire, pauvre petit bâtard dans le trop froid de l’Est. Mon père n’a jamais su transformer cette soif en appétit, écrire avec ce manque une histoire de grandeur. Un jour, la vie lui a demandé de choisir entre ma vie et la sienne ; il m’a tourné le dos, sans hésiter, sans se retourner, sans jamais revenir.
Je n’ai plus de père depuis 17 ans.
* "Bábbe" veut dire "papa" en alsacien.
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