04 - L'abordage.
Les bateaux sont à la même hauteur. Un dernier coup de rames et tous deux, de manière habile et stratégique, se percutent flanc contre flanc. Les pirates, rompus à l’abordage, s’organisent : certains lancent des grappins qui servent de liens, d’autres se balancent à l’aide de cordes du côté adverse, quelques-uns essayent de sauter avec plus ou moins de réussite, tandis que plusieurs déposent des planches en bois pour former des ponts. Les moins téméraires attendent sagement en retrait pour pouvoir s’élancer avec plus de sécurité.
Les rameurs abandonnent les rames, récupèrent sabres, épées, haches, quelques rares lances et diverses armes contondantes, et se mettent rapidement en œuvre pour à leur tour participer à l’abordage.
Vous ne m’demandez rien mais j’suis certaine que “contondantes” vous n’savez pas c’que c’est. Si vous savez pas, vous d’mandez ! On n’reste pas tels des ânes, on s’renseigne ! J’vous fais peur ou quoi ? Y’a quand même pas plus cool que moi, si ? J’fais tout pour êt’e gentille et j’ai l’impression qu’j’vous effraie !
Comment ça on n’dirait pas que j’m’adresse à des enfants ?! Ah bah ça si, je l’vois bien qu’vous êtes tout p’tits et… pénibles. J’vous assure que j’m’en rends parfaitement compte, qu’vous êtes des enfants.
Bon, entre nous, comme j’suis chouette… non, pas comme l’animal ! Mais mer… credi. Comme j’suis sympa, j’vais vous faire une confidence : j’l’aime bien quand même vot’e sale caractère, n’changez rien, n’grandissez pas trop vite.
Allez, fini l’côté gnangan et larmoyant, une arme contondante, c’est une arme avec laquelle on peut taper fortement et fracasser les os d’ses ennemis. Littéral’ment, les briser, les démolir, les broyer ! C’est comme une grosse masse, un marteau, un bâton… Paafff, un coup sur la tête, le crâne explose, la cervelle sort par les ch’veux, l’œil sort de l’orbite, les dents se cass… Ok, là j’avais un peu oublié qu’vous étiez des enfants. C’était là un passage interdit au moins d’seize ans, on n’en parle surtout pas à ses parents et on continue :
De son côté, le Capitaine, en retrait derrière les moins téméraires, supervisait l’opération :
<< – Voilà, voilà, allez-y, précipitez-vous, c’est bien les gars. C’est ça, partez devant, j’arrive. Oui, voilà, joli saut. C’est ça, prends donc cette corde et élance-toi. Moi, en tant que chef, pourquoi me jetterais-je tout de suite dans le combat au risque de prendre un mauvais coup ? Je vais attendre d’en voir le déroulement, attendre un peu que l’ennemi soit affaibli et... je viendrai participer à la bataille, histoire de porter le coup de grâce. >> pensa-t-il logiquement, fier de sa présence d’esprit.
Sachez p’tits pirates que, comme se le disait souvent le Capitaine, et comme il a souvent pu me le répéter : « Prudence est mère de sûreté ! ». Il faut toujours aller d’l’avant, il faut êtr' entreprenant, il faut tenter sa chance, mais si on peut l’faire quand on est sûr d’la situation, certain du résultat, c’est encore mieux !
En bref, dans l'cas présent et pour un bon abordage, il faut d’abord montrer que l’on veut en découdre, convaincre les hommes de vous suivre, et en fait les laisser partir en premier et s’fatiguer. Après, y’a plus qu’à entrer dans la bataille, frais et plein d’énergie, et achever l’ennemi amoindri et déjà épuisé.
Moralité, mes p’tits pirates, si vous l’pouvez, et tâchez toujours de l'pouvoir, faites donc faire aux autres ce qui est risqué ou pénible, sans oublier d’en faire quand même un minimum pour vous attirer les félicitations !
Les pirates, dès le pied posé sur le bateau adverse, crièrent, sautèrent et donnèrent des coups d’épées dans le vent d'une parade d gestes plus impressionnants les uns que les autres. Face aux rangs ennemis, ils s’agitèrent, beuglèrent et se démenèrent donc en tout sens. Mais le Capitaine, ne manquant rien du spectacle, s’aperçut vite que rien ne se passait comme… d’habitude lors d'un abordage. D’expérience, il savait que les marins tâchaient de se défendre, que les sabres devraient déjà résonner entre eux, que des hommes auraient dû être blessés ou embrochés, voire tomber à l’eau. Des pleurs, des cris, du mouvement en tout sens, des jets de sangs, voilà entre autre ce qui manquait. Car là, rien. Ou tout du moins, rien du côté des marins toujours regroupés en carré, indifférents et immobiles.
Surpris par cette étrange attitude, réellement déconcertés qu’aucun coup ne soit encore donné, les pirates cessèrent de s’agiter et, à leur tour, se contentèrent de faire face.
Jusqu’à ce que…
Jusqu’à ce qu’un pirate, plus audacieux, ose : l’épée tendue, il avance et pique le ventre d’un marin ennemi. Du moins il tente de le piquer, car celui-ci évite le coup avec une facilité déroutante et une grâce surprenante.
C’est alors parti, tous les pirates reprennent vie et, bravant l’inhabituel, imitent leur compagnon. De véritables coups d’épées, ou d’autres armes – contondantes ou non –, sont enfin distribués. Du moins des tentatives de coups, car les esquives fusent.
Le carré se disloque et les marins du premier rang – les premiers à être attaqués – se dispersent alors en tout sens.
Ceux du deuxième rang, d’un geste rapide et presque à l’unisson, font apparaître des dagues courbes et effilées de dessous de leurs amples vêtements. Dans la foulée, ceux du troisième rang en font tout autant. Par contre, étonnamment, les marins des deux derniers rangs restent stoïques, impassibles, presque indifférents à l’agitation soudaine.
Les coups pleuvent, épées et dagues s’entrechoquent et, enfin, le bruit ambiant devient celui d’une véritable bataille :
De l’épaule, un pirate pousse violemment un marin et le fait tomber. Sur sa lancée, le pirate se jette sur lui, bien décidé à lui enfoncer son épée dans la poitrine. Le marin roule sur lui-même et l’arme se plante dans le plancher. Rapidement et avec aisance, le marin se relève, tandis que le pirate, péniblement, tente d’arracher l’épée restée coincée. Le marin s’approche, mais au lieu de porter un coup fatal de sa dague, il assène un petit coup d’épaule à son assaillant, puis s’en va combattre ailleurs. Le pirate reste stupéfait, il était pourtant à la merci de son ennemi…
De l’autre côté, un marin enroule l’épée d’un pirate avec sa dague ; celle-ci s’envole dans les airs et finit à l’eau. Le pirate, alors désarmé, sent sa dernière heure arriver, d’autant plus que le marin, d’un pas lent et décidé, s’avance vers lui la dague levée. Le pirate s’écroule et tombe à genoux, il voudrait supplier mais la peur l’en empêche. Un sourire illumine le visage du marin et, bien que perdu, le pirate se dit qu’au moins sa dernière vision sera ce joli sourire :
<< – Un beau sourire… quel beau sourire… sur un visage bien… bien… si fin… si… non, est-il possible que… >>
Mais alors que la dague se lève, le pirate stoppe son observation et, résigné, baisse la tête et ferme les yeux.
<< – Je… non… aïe… allez ! Vas-y ! Achève-moi ! Ne me fait pas languir ! Abrège mes craintes, tue-moi ! >> implore-t-il silencieusement son adversaire.
Le temps s’éternise et, n’y tenant plus, il rouvre un œil, puis les deux. Il relève la tête, se redresse et, stupéfait, surpris, s’aperçoit que le marin est simplement parti combattre ailleurs, le laissant là, misérablement agenouillé, sans rien lui dire, sans rien lui faire…
<< – Pourquoi ? >>
Plus loin, un pirate particulièrement grand et fort, se bat à mains nues et prend le dessus sur son rival. Le marin, qui ne s’est pas non plus donné la peine d’utiliser une quelconque arme, à bout et sous pression, alors qu’il se contentait jusque là d’esquives et de parades, se décide enfin à utiliser un peu la violence. De son pied, le droit, il frappe le tibia du pirate qui baisse sa garde et laisse une ouverture dans laquelle le marin se lance : coup de poing dans le cou, enchaînement rapide de griffures au visage et saisie des cheveux.
– Aïe ! se plaint le pirate, ma parole tu te bats comme une fille !
Pas du tout amoindri par les coups portés et surtout très énervé, ce pirate, plus que costaud, attrape le poignet du marin et, de ses gros doigts, le comprime. Sous la douleur les jambes du marin flageolent, il en relâche la tignasse. Le pirate ne le laisse pas pour autant tranquille et, de son autre grosse main, lui balance son poing en plein visage. Le marin s’effondre, assommé net.
Au centre de la mêlée, un pirate pointe son mousquet en direction du quatrième rang et appuie sur la détente. La balle sort du canon, prend la direction d’un ventre anonyme et... Et alors que déjà un flot de sang aurait dû jaillir, alors que déjà le marin aurait dû soit mourir sur le coup, soit plus probablement tomber en criant sa souffrance, la balle, inexplicablement, perd de la vitesse. Le choc n’est au final pas plus fort qu’une bille jetée par un enfant. Le marin, indemne, ne réagit même pas, tandis que le pirate, lui, reste pantois, éberlué, le regard rivé sur son mousquet toujours droit figé dans sa main :
<< – C’est à n’y rien comprendre, se lamente-t-il. Un mousquet ça fonctionne ou ça fonctionne pas, mais jamais une balle ne se décide à ralentir de la sorte. Jamais ! >>
Les scènes de combat se succédaient, toutes plus surprenantes les unes que les autres et, étrangement, alors que marins et pirates devraient souffrir, saigner ou se retrouver mutilés, extraordinairement pour l’instant, hormis un marin au nez ensanglanté, personne n’était encore blessé… encore moins mort.
Petite précision, on en fait tout’ une histoire de l’abordage, à l’issu d’ailleurs, chacun raconte les combats qu’il a mené d’son côté, chacun s’emploie à apporter des précisions plus ou moins vraies, et chacun enjolive les choses. Bah oui, sûr qu’il faut enjoliver ! Quand on r’ssort vainqueur d’un combat – à mort en plus ! –, on s’doit d’faire comprendr’ à celui qui écoute qu’on était imbattable. Invincible ! À l’inverse, si on perd, il ne faut pas hésiter à minimiser la victoire de l’adversaire.
Bon bref, je m’égare, je disais qu’en fait l’abordage, on a l’impression qu’ça dure, qu’ça traîne, qu’ça s’éternise, mais pas du tout ! En fait, il s’agit de pleins d’rapides p’tits combats. Vite fait bien fait, un camp prend l’avantage sur l’autre, puis vite fait bien fait, ou on a perdu, ou on a gagné.
Là, dans notre histoire, ça s’prolonge, et comme vous l’voyez, les marins ne s’en prennent pas vraiment aux pirates, et les pirates n’arrivent pas à prendre le dessus.
Jusqu’à ce que tout s’décante :
Se décanter ?! Pfff… jusqu’à c’que tout… bon, vous allez voir !
Dans une autre scène de combat, un pirate s’acharne avec sa hache : des coups sur la droite, sur la gauche, au centre, du tranchant, du plat, un revers, un coup droit, tout y passe. Mais rien n’y fait. Le marin en face est agile et esquive tout. Il se baisse, il saute, il se penche, pivote ou s’abaisse, pare un coup avec sa main et se remet de plus belle à… esquiver.
– Vas-tu donc t’arrêter de gesticuler ! râle le pirate, tout essoufflé et épuisé à donner des coups dans le vide, on dirait une ballerine !
À l’entendre protester, le marin s’autorise alors une gracieuse pirouette puis se courbe pour le saluer bien bas.
Bouche-bée, stoïque, le pirate se contente de le regarder :
<< – Ma parole… mais… mais… un homme ne ferait jamais ça ! Puis ce visage… Oh, non… un visage bien féminin. Vraiment féminin. Ma parole, mais c’est une… >>
– Des femmes ! Ce sont des FEMMES ! Bande d’idiots, vous n’arrivez même pas à prendre le dessus sur des femmes ! s’époumone le Capitaine qui, à la vue du déroulement de la bataille, s’est décidé à prendre place sur le bateau ennemi.
Faut savoir que l’Capitaine a toujours été un peu machiste.
Tutute, je l’sais bien qu’ce mot n’vous parle pas ! Un peu d’patience, j’explique :
Tous les pirates – les pirates hommes –, aiment à s’croire plus forts, plus habiles et plus intelligents qu’les femmes. Voilà, c’est ça êt’e machiste. Et j’ai qu’une chose à en dire : c'est ridicule !
Car croyez-moi, j’leur ai souvent montré qui était la meilleure. Oui, oui.
D’ailleurs, lors de cette bataille, le Capitaine avait bien vu qu’il s’agissait de femmes, et des femmes particulièrement athlétiques et pas maladroites du tout.
– Faites retrait, regroupez-vous à l’avant du bateau, ordonna le Capitaine à ses hommes.
Les femmes étaient certes très douées, mais ne semblaient pas agressives. Mis à part se défendre et malgré le fait qu’elles en aient eu l’occasion, aucune d’elles n’avaient réellement attaquer.
Le Capitaine ne manqua pas de s’en étonner :
<< – Qu’est-ce donc que cet étrange équipage de femmes… Je crois que je ne suis pas au bout de mes surprises. >>
Devant le manque de réaction de ses hommes, il réitéra ses ordres ; cette fois-ci en hurlant :
– Arrêtez le combat, stoppez tout, plus d’agression ! Regroupez-vous à l’avant, et que ça saute !
Dès les directives données, une voix enchanteresse, douce et féminine, s’éleva de la cale :
– Mesdames, reprenez la position, faites face à nos invités et rangez vos dagues.
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