17 - 2 - Retrouvailles avec ses hommes, queue de rire

12 minutes de lecture

– Oh, allez, faites place. Vos hommes s’en fichent de vous, faites-vous une raison. Regardez plutôt comment on fait et prenez-en de la graine.


Le Capitaine se poussa, la Commandante s’avança de quelques pas sur le pont. Déjà, il vit que les femmes commençaient leur formation. Bien que reprendre fut un bien grand mot car, contrairement à ses hommes dispersés en tous sens, elles étaient restées groupées.

La Commandante s’arrêta, croisa ses mains derrière le dos, fixa son équipage, et d’un ton sec lâcha un mot, un seul :

– Mesdames !


Le carré se reforma parfaitement. Droites, regards portés vers l’avant, les femmes se figèrent et se turent. En l’absence de la Commandante, elles s’étaient relâchées et s’étaient accordées le droit de discuter. Bien que discuter fut un bien grand mot car, contrairement aux hommes bavards et assez lourds, elles ne lâchaient qu’un oui, qu’un non, ou qu’un petit mot de si de là. Néanmoins, malgré l’absence évidente de longues phrases, de par leurs mimiques, elles savaient très bien se faire comprendre.

Comme si de rien, les pirates continuaient d’essayer un rapprochement. Deux secondes suffirent au Capitaine pour comprendre que, avec leurs manières de sauvages, parler à un mur aurait été plus productif. Pourtant, ils insistaient. Il entendit quelques bribes de conversations, plus ou moins subtiles, souvent à la limite du pitoyable, de différents pirates :

– Salut ma belle, comment tu t’appelles ?

Un soupir imperceptible vint en réponse.


– Tu sais que tu as de beaux yeux, toi.

Un regard noir fut lancé, très significatif de la haine renvoyée.


– Qu’est-ce que tu caches sous ces beaux vêtements ?

Un infime gloussement de surprise fit suite à cette question.


– Hey toi, tu sais que je suis réputé pour être le plus viril du bateau ?

Un haussement des sourcils s’en suivit, lourd de sous-entendu.


– Dis, tu veux voir ma belle épée ?

Un simple petit claquement de langue suffit à répondre.


– Donc c’est dans ce bateau que tu dors ? Et si on allait voir ta couchette ?

Un léger mouvement de la main, comme pour dégager une mouche trop collante, arriva aussitôt.


– Bonjour, je me présente, on me surnomme le gourdin. Je…

Moue de la bouche, négation de tête, pas la peine de continuer.


À entendre ses hommes, le Capitaine commença par souffler, puis ses épaules s’affaissèrent. Il avait ardemment souhaité les retrouver, eux et leur petit quelque chose de plus commun, de plus conforme. Il regrettait déjà son souhait, réalisé avec tant de perfection. Pauvres femmes, qu’avaient-elles dû endurer en son absence ?

Il inspira un bon coup, il était temps de mettre un terme à leur châtiment. Et puisque tout redevenait routinier, il hurla :

– Mais vous vous croyez où ?! On n’est pas dans un bordel, ici ! Un peu de tenue ! Vous me faites honte, bande de crétins écervelés ! Vous n’êtes que des porcs sans manières ! Veuillez faire preuve d’un peu de respect, vous n’avez pas à faire à des filles de joie !


Quoi encore ?! Quoi, c’est quoi un bordel ? Et quoi, c’est quoi une fille de joie ? Ahh… oui… euhh… Bah alors là, disons que… une fille de joie, comme le terme l’indique, est une fille très joyeuse.

Alors toi, tu es une fille de joie ? Parce que tu es toujours de bonne humeur. Toi aussi ; toi là bas pareil. Oui, oui, bon… euh, n’vous emportez pas quand même, laissez-moi finir ! Une fille de joie, c’est une fille très très joyeuse qui apporte de la satisfaction autour d’elle ; souvent à des garçons.

Tu veux savoir comment on apporte le plaisir à des garçons ? Ah… euh… Toi tu sais ? Bah vas-y, éclaire moi alors ! En jouant au foot, moui. Toi tu dis en jouant aux jeux-vidéos, moui aussi. Toi en f’sant la bagarre, euh… dans un sens oui. Toi en lui f’sant un bisou, oui oui. Toi en jouant avec lui au jeu d’la sodomie, euh… non mais non ! Euh… enfin c’est bien, t’as bien écouté l’histoire. Donc euh… oui oui, en jouant à c’jeu là aussi…

Tout ça vous savez faire et vous vous voulez, vous aussi, être des filles de joie ? Pfff… c’est bon, adjugé, vous avez gagné, je déclare que vous êtes officiellement des "filles de joie" ! Satisfaites ? Non, toi n’insiste pas, c’n’est pas possib’e, t’es un garçon !

Continuo… C’est quoi un bordel ? Ohh… Un bordel, c’est un lieu de détente où on s’amuse. Comme un parc d’attraction mais réservé aux adultes. Pourquoi les enfants ne peuvent pas y aller ? Parce qu’on y joue à la sodomie ! C’est tout, c’est pour les grands, vous irez quand vous s’rez grands si ça vous chante ! Zut alors !

Pourquoi le Capitaine il dit « on n’est pas dans un bordel » alors qu’il n’y a que des adultes ? Parce que… Bah parce qu'ils ne sont pas là pour jouer ! Vous croyez vraiment qu’ils n’ont qu'ça à faire ?! Il y a une mission à accomplir !

Au fait, écervelé c’est quelqu’un qui n’a pas d'cervelle et donc qui réfléchit peu. Voilà ! Ret’nez surtout ça.


Dès le coup de gueule du capitaine, et prenant enfin conscience qu’il venait de réapparaître, les pirates arrêtèrent de faire les beaux auprès des femmes.

Toujours moins disciplinés qu’elles, certains se mirent à chuchoter entre eux :

– Ah bah le revoilà. Je suis soulagé de voir qu’il n’est pas mort.

– Ah bon ? Tu as pris le temps de t’inquiéter pour lui, peut-être ?

– Oui, non, c’est vrai que je n’ai pas eu trop le temps ; mais s’il lui était arrivé quelque chose j’aurais été le premier à aller le venger !

– Toi ? Tu parles, tu aurais été le premier à fuir la queue entre les jambes !


J’l’attendais celle là. Chut, j’le fais à vot'e place : Qu’est-ce que ça veut dire "fuir la queue entre les jambes" ?

De quoi ? Ça veut dire que comme c’est un garçon il court avec son zizi pendouillant entre ses jambes… Non mais, ça n’va pas ! T’as vraiment l’esprit tordu ! Jusque là on n’t’avait pas entendue, tu étais assise bien sagement sur l'tapis à côté des aut'es p'tits pirates, et voilà qu’il faut qu’tu t’fasses remarquer ! Et à tort en plus ! Faut que j’me montre encore plus "tape-dur" pour que vous arrêtiez d’dire des conneries ?! Vous m’aurez tout fait !

Bon, j’suis un peu sévère, parce qu’ y’ avait d’l’idée, mais "Fuir la queue entre les jambes", doit vous faire penser au chien - mâle ou femelle ! - qui r’vient la queue - pas l’zizi - entre les jambes après une bêtise, ou une bagarre où il a été dominé. Là, c’est un peu pareil, ça veut dire que l’pirate, après un échec, une défaite, sous le coup d'la peur ou autre, partirait rapid’ment sans d’mander son reste. Et donc, vous arrêtez d’êt’e obsédés et vous n’vous focalisez plus essentiell’ment sur le sexe, ok ? Bien, continuons.


– N’importe quoi ! Jamais de ma vie je n’ai déguerpi devant qui que ce soit, et encore moins devant de si charmantes créatures.

– Laisse-moi rire, souviens-toi, à notre dernière bataille, tu as été le plus rapide pour hisser les voiles et manœuvrer dans le sens inverse.

– Et heureusement ! Car sans moi, sans ma réactivité et mon professionnalisme, nous n’aurions pas eu que quelques dégâts. Nous aurions coulé ; ou nous aurions été faits prisonniers !

– Mouais, c’est sûr, vu comme ça c’est vrai que je préfère être ici avec les femmes.

– Moi en tout cas, équipage de femmes ou pas, jamais je ne serais descendu seul, il est courageux notre Capitaine !

– Tu parles ! Il était accompagné de la plus jolie et de la plus influente fille de ce bateau ! Va savoir ce qu’il a fait ! Moi, quelque chose me dit qu’ils se sont bien amusés !

– Vous oubliez la fameuse Générale, peut-être que c’est une affreuse mégère !


C’est quoi mégère ?! Vous vous fichez d’moi ?! Pourquoi ? Parce que j’vous l’ai d’jà dit ! Non ? Si ! Non ? Me semble bien qu’si ! Non ? Bon, j’vous l’répète, une mégère c’est une femme méchante et qui crie tout l’temps.

Comme moi ? Ahaha ! Tu veux qu’on s’batte ? Comme ça en plus tu sauras c’que ça veut dire de partir la queue entre les jambes !

Comment ça tu peux pas parce que t’es une fille ? Et bah quoi, qu’est-ce qui en empêche ? Tu n’as pas d’zizi ?! Putain ! Putain d’merdouille, j’me décarcasse et elle n’a rien compris. J’abdique, j’en reste là.

La moralité, mes p’tits pirates, c’est que quand quelqu’un ne comprend pas les explications précises et claires qui lui sont données, il faut savoir conclure en trouvant les bons mots, tels que : « ton intelligence n’étant pas suffisamment développée, désolée mais je ne puis plus t’expliquer les choses » ou « Tu m’fais chier ! L’explication tu peux t’la foutre où j’pense ! Et j’pense à ton cul ! ». Voilà, vous adaptez suivant votre humeur et vot'e degré d’énerv'ment.


– À voir l’équipage moi je dis comme toi : monsieur le Capitaine est parti s’amuser avec la Commandante et avec la Générale. Et il nous a oubliés ici !

– Oui, et voilà que maintenant il nous fait la morale et nous traite d’incervolés !

– D’incervellés, qu’il a dit ! Comme si on était ça !

– Puis c’est quoi ce mot, il parle quelle langue, le Capitaine ?

– Peu importe, il a la langue de l’aigri, du râleur, de l’autorité perpétuelle et abusive !

– C’est vrai, regardez, il a toujours cet air menaçant en permanence. On ne peut pas dire qu’il transpire la joie de vivre.


Quoi ? Le Capitaine n’est pas prêt d’être un garçon d’joie ? Ahah ! Non, non, ça c’est sûr.


– Et en plus de son air méchant, il met en application sa mauvaise humeur en aboyant sans arrêt.

– Quel trouble fête !

– Bon, chut, il approche. S’il entend qu’on parle de sa joie de vivre, il va encore s’énerver.

– Oui, pour sûr qu’il ne va pas se mettre à nous faire des poutous-poutous de retrouvailles !

– Quoique, imaginez, si ça se trouve on lui a tellement manqué qu’il vient nous faire des calinous ce gros nounours !


Les pirates se mirent à rire, certains essayèrent de se contrôler, d’autres pouffèrent plus bruyamment.

Le Capitaine s’approcha, s’arrêta, croisa ses mains derrière le dos et se planta, droit, face à eux. Il les fixa un moment et attendit que les rires s’estompent.

Tout sourire, il lâcha sa tirade :

– Je vois que vous vous amusez bien, tant mieux. Quelque chose me dit qu’en plus vous vous amusez de moi, tant mieux. Si je vous ai fait rire, c’est une bonne chose. Vous avez raison, dans la vie il faut dédramatiser. Il faut savoir rire quand on en a envie. Et, ne suis-je pas le premier à vous répéter que l’on peut rire de tout ?

– Ma parole, cette Commandante est une magicienne, Capitaine ! Elle vous a changé, vous êtes méconnaissable, mais en bien ! osa lancer un pirate.


Par malheur, celui-ci n’avait pas compris l’ironie, et n’avait pas vu que la colère gagnait petit à petit le Capitaine.

Il s'approcha du pirate, le regard sévère, les sourcils froncés, le nez serré, la lèvre retroussée, et, plus du tout tout sourire, il fulmina :

– Vas-y, juste une fois de plus, vas-y, ose donc répéter. Vas-y, on va dire que je suis sourd, vas-y, répète-moi ce que tu as dit.


Par bonheur, le pirate comprit son erreur et vit, cette fois-ci sans doute possible, que la colère avait pleinement pris possession du Capitaine.

Hésitant, le pirate fit les yeux ronds, arqua ses sourcils, gonfla ses narines et tremblota de la lèvre inférieure. Il recula d’un petit pas et osa répondre :

– Non, mais, non. Je croyais que... vous étiez heureux. Je… pensais que... vous vouliez nous transmettre cette bonne énergie.

– "Non, mais, non", j’ai l’impression de n’entendre que ça.

– Et ? Est-ce une bonne chose ?


En un éclair, le poing du Capitaine jaillit, sans prévenir, direction la face du pirate. Le nez prit un angle peu commun sur la droite. Après quelques secondes de réflexion, ce même nez se décida à saigner abondamment. Sonné, le pirate plaça ses mains en entonnoir autour de son appendice. Le Capitaine, pas tout à fait apaisé, s’autorisa à lui porter un violent coup de genou dans le ventre. Le pirate s’écroula, estomaqué. Un coup de pied dans les côtes ? Oui, non ? Le Capitaine se tâta. Il opta pour le oui, mais du pied gauche. Le pirate roula sur le sol.


– Voilà ma bonne énergie transmise !


Content de sa petite réplique et enfin soulagé d’avoir passé ses nerfs, le Capitaine esquissa un grand sourire, cette fois-ci, franc et sincère.

Satisfait, il s’adressa à nouveau à ses hommes :

– Quelqu’un d’autre a envie de rire ? Quelqu’un d’autre pense que c’est LE bon moment pour rire ? Là, je vous fais toujours rire ? Parce qu’on peut rire de tout mais pas avec tout le monde ! Et surtout pas avec moi ! Encore moins DE moi ! Alors méfiez-vous de ce que vous dites, sachez tenir vos langues. Au cas où vous vous poseriez toujours la question, c’est moi qui commande ! C’est moi qui négocie ! C’est moi qui décide ! Si quelqu’un n’est pas d’accord avec ça, pas de problème, il peut partir.


Le Capitaine montra alors l’océan qui s’étendait à perte de vue.

Les pirates comprirent l’allusion ; bien sûr personne n’eut envie de plonger et de nager vers une terre hypothétique. Et puis, même si le Capitaine leur apparaissait, des fois, un peu, rude, finalement tous le respectaient, tous avaient encore confiance en lui.

Ne constatant aucune réaction, le Capitaine poursuivit :

– Maintenant on va reprendre notre calme, on va se montrer un peu sérieux, on va se regrouper et je vais vous expliquer notre mission. Car on va être riche, je vais vous rendre riche ! Alors vous vous mettez en ordre, en tas, en ce que vous voulez, mais vous allez vous regrouper là bas, que je vous explique ce qu’il en est.


Les pirates obéirent sans rechigner et se dirigèrent vers la direction montrée par le Capitaine. Ils étaient impatients d’en apprendre plus sur la mission à venir. Comme d’habitude, les promesses de richesse les rendaient dociles et les motivaient.

Le Capitaine, pas rancunier, se pencha, saisit le pirate au sol, le releva et l’aida à avancer vers l’autre côté du bateau.


Non mais merdeeee. Ne pas être rancunier, ça veut dire qu'il ne reste pas longtemps fâché. Ohh… pfff… quand même !


– Allez, c’est bon, tu vas t’en remettre, une petite tapounette ça n’a jamais tué personne. C’était amical, il ne faut pas s’écrouler comme ça, tu es un dur, hein ? Allez, allez, on avance, pense aux femmes qui te regardent.


Vous vous dites sûr’ment que l’Capitaine était un peu dur, voire sévère, non ? Comme j’vous l’ai dit la patience n’était pas son fort. Comme vous l’avez vu, la brutalité était pour lui une façon de s’exprimer. Mais sachez que si il avait la confiance et l’respect d'tous, c’n’était pas pour rien. Le Capitaine défendait ses hommes, n’était pas rancunier et était toujours honnête, droit, et juste avec eux !

Comment ça tu t’rapelles qu’ il a coupé l’oreille d’un pirate et en a j’té un aut’e dans l’eau ? Euh… j’vous l’ai raconté c’passage ? Oui, c’est vrai qu’j’vous ai dit ça mais… euh… Bon, ok, c’est vrai qu’il était peut-êt’e un peu craint, et des fois un poil extrême quand il s’emportait. Mais bon, y’avait toujours un p’tit côté taquin et y’a jamais eu mort d’homme !

Quoi encore ?! J’vous ai aussi dit que l’pirate jeté à l’eau était mort ? M’en rappelle plus… Et puis bon bah, si c’est arrivé c'est qu'ça d’vait êt’e la faute à pas d’chance ! Oui, j'me rappelle, il ne savait pas nager, donc le Capitaine n’a pas pensé à l’tuer, il ne pouvait pas savoir ! On n’va quand même pas non plus l’accuser de meurtre pour ça ?!

Aux yeux d'la loi, quand on tue quelqu’un mais qu’on n’savait pas qu’ça allait l’tuer, c’est dommage, mais c’est la faute à pas d’chance ! Et on n’peut donc bien sûr pas êt’e condamné… je crois… j’espère.

La morale, mes p’tits pirates, faites toujours très attention à c’que vous racontez et à qui vous l’racontez. Comme vous, certains ont d’la mémoire et pourraient se servir de vos paroles pour vous mettre dans l’embarras !

Annotations

Vous aimez lire Grunni ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0