Mon île
Bon, et si on f’sait une p’tite pause ? Ou mieux tiens : si on s’arrêtait là ? Vos parents n’vont pas tarder, hein ? Puis c’est bientôt l’heure d’aller vous coucher, non ? Non ? C’est vrai, les enfants n’sont jamais fatigués. Alors, jusque là, avez-vous tout bien compris ? Oui ? Bon, j’vais faire un p’tit point sur les origines du Capitaine, ça coup'ra un peu avec notr’ aventure qui dure depuis plus longtemps qu’prévu. C’est qu’vous êtes un peu pip'lette, quand même !
Donc bon, avant d’partir en mer, le Capitaine a quitté son île, qu’il a surnommée lui même « mon île ».
C’était un p’tit lopin d’terre, pas bien grand. Dessus il avait sa maison ; en fait c’était plus une cabane. Une bicoque un peu spartiate, c’est à dire très simple à l’intérieur. Il y avait un lit en bois avec un mat'las en paille, qu’il rembourrait de temps à autre. Oui, de temps en temps le Capitaine ouvrait son matelas, il en r’tirait la paille sèche pour en remett’e de la fraîche ; question d'confort. Il y avait aussi une table, quatre chaises, un petit meuble dans lequel il rangeait ses ustensiles de cuisine, une armoire où il mettait ses quelques vêtements, un coffre cadenassé où étaient entreposées ses richesses.
Bien entendu, comme tous bons pirates, ses plus grands trésors étaient enterrés. Certains sur « mon île », d’autres plus loin. Lui seul connaissait les cachettes.
Je précise quand même qu’au début de cette histoire, le Capitaine n’en est qu’à son troisième voyage ; c’est encore presqu’un Capitaine novice dans l’monde de la piraterie. Pour le premier voyage, il a été prudent. Lors du deuxième, il s’est montré plus ambitieux, mais n’a pas réussi à amasser d’incroyables quantités d’or, loin de là. Donc il a entrepris de s’lancer dans son troisième voyage.
Le Capitaine n’est pas né capitaine. Enfant, il vivait dans une ville côtière. Dans une ville à côté d’la mer, quoi. Il habitait dans une vieille maison, délabrée, sombre et laide.
Lorsqu’il était tout petit, sa mère a quitté la demeure sans qu’il ne sache pourquoi. Elle l’a laissé seul avec son père.
Un père mat’lot, souvent parti en mer ; ce qui a obligé le Capitaine à apprendre vite et à être débrouillard. En tant qu’enfant trop longtemps laissé seul, il a fait quelques petites bêtises. Vous savez c’que c’est, hein ? Sûr, qu’il ne faut pas vous laisser trop d’initiative, sinon tout l’monde sait qu’ça d’vient vite du grand n’importe quoi. Satanés enfants, va !
Les âneries faites l’ont amené à prendre quelques distances avec la police et la justice. Il a alors décidé d’partir pour suivre les traces de son père.
Pas encore adolescent, il a embarqué sur des bateaux marchands en tant que moussaillon.
Qu’est-ce que c’est qu’un moussaillon ? C’est un apprenti marin ; quelqu’un qui n’y connaît pas grand grand chose aux bateaux et aux océans. Au début, bien entendu, il a effectué toutes sortes de corvées. Et ouais, c’est comme ça, c’est la loi, les derniers arrivés font les travaux les plus chiants.
Comme quoi ? Bah… sur un bateau c’est par exemp’e lessiver l’pont, êt’e de garde à la vigie plus souvent qu’les autres, lustrer les boulets d’canon – j’admets qu’ça c’est plus du bizutage – , éplucher des patates ou encore vider les seaux servant aux besoins. Bah oui, y’avait pas d’toilettes dans les bateaux, alors on f’sait caca et pipi, soit par dessus bord, soit dans un seau. Et fallait bien qu’ quelqu’un les vide, ces seaux.
Tiens, encore ce fameux doigt l’vé ! Qu’est-ce qu’un bizutage ? C’est euh… une épreuve rigolote qui sert d’initiation au nouveau v’nu. Frotter un boulet d’canon n’sert à rien, ça finit dans l’eau ou ça explose sur un bateau. Mais on l’fait faire pour s’marrer. On s’moqu’ un peu, c’est un rituel d’intégration. Mais attention ! Un bizutage faut pas qu’ce soit humiliant ou dégradant, parce que ça, ça n'est pas bien ! On est tous dans l'même camp ! Ok, on est d’accord ? Ok.
Le Capitaine a observé, il a écouté les plus anciens, il a subi les foudres des différents capitaines, ou de leurs seconds, ou tout simplement d'marins plus chevronnés. Il a tout appris sur l’tas comm’ on dit. Il s’est forgé son caractère, et de moussaillon, il est naturellement dev’nu marin, puis marin confirmé.
Jusqu’au jour où, devenu un homme, il a embarqué avec son père sur un bateau d’pêche à la baleine. Et oui, à l’époque on pêchait les cruelles baleines. Imaginez, vous embarquez sur un bateau en bois, qui n’avance que grâce aux voiles et au vent, pour aller attaquer une immonde baleine ! À cette époque, pas de terribles armes à feu, simplement des mousquets, dont les balles pouvaient à peine effleurer leur peau. Il fallait donc lancer sur la monstrueuse baleine de gros harpons reliés à une corde, puis la laisser tirer le bateau, la suivre, et lui lancer encore d’autres harpons pour la blesser et la fatiguer.
C’est quoi un harpon ? C’est comme une grosse lance avec un gros gros crochet pointu au bout. Et on lançait ça sur les baleines ? Bah oui ! La pauvre ? Ola, ola, j’vous arrête tout d’suite, une baleine ce n’est qu’un poisson. Un peu maousse, certes, mais c’n’est rien d’plus, rien d’moins, qu’un gros poisson rouge tout gris.
Et on n’doit pas faire de mal aux poissons rouges ? Euh… oui… c’n’est pas faux. Bon, disons donc que c’n’est rien d’plus, rien d’moins, qu’un gros poisson pané. Et l’poisson pané, vous plantez bien vot’e fourchette dedans, non ? Bah là, c’était pareil. Voilà, un harpon c’est comme une fourchette. Sauf que là, l’poisson pané, il bougeait encore. Et c’est terrib’e un obèse poisson pané qui tracte un bateau.
Une fois affaiblie, l'infecte baleine remontait à la surface, elle ne cherchait plus à s’cacher dans les profondeurs de l’océan. Et là, c’était l’délire, on lui donnait le coup d'grâce avec d’autres harpons pointus. Ouais, ok, y’avait plein d'sang dans l’eau, et ça giclait sur tout l'bateau, parce que la salop'rie d'baleine, et bah elle gesticulait dans tous les sens, même pas fichue d'mourir dans l'calme ! Puis en plus ça crie ces trucs là, à faire mal aux oreilles !
Mais j’vous rassure, j’crois pas qu’elle souffrait… trop. J’pense pas. J’en suis quasi sûre.
Bon, ok, c’était un poil violent, mais dans l’temps, ça s’passait comme ça ! On n’se préoccupait pas beaucoup d'la condition animale. Une fois morte, on gardait sa peau, et surtout sa graisse, pour faire de l’huile. On mangeait aussi sa chaire. C’est qu'c'est bon la baleine. Et j'vous parle même pas du Filet-O-Fish à la baleine, un régal ! Même meilleur que l’traditionnel Big Mac, c'est pour dire !
Enfin, moi j’vous dis tout ça, mais en fait, j’n’ai jamais pêché la méchante baleine. Je n'suis pas pêcheuse, j’ai toujours été pirate, moi ! Tout c’que j’sais d’cette pêche, c’est seulement c’que l'Capitaine m’en a dit. Et à c’qu’il m’a dit, c’est qu’pêcher la terrifiante baleine c’était fort dangereux ! Le combat était rude, il arrivait souvent qu’elles fassent chavirer les bateaux des pêcheurs ! Sale bête !
Et un jour, bah c’est c'qui est arrivé. Une effrayante baleine a bougé, remué, donné de terribles coups de queues, tiré encore, jusqu’à c’que l’bateau casse. Et un rafiot en bois qui s’brise au milieu d’l’océan, avec une baleine sans-cœur et enragée just’ à côté, c’n’est pas bon signe pour les marins. Oh que non !
Durant la catastrophe, le Capitaine a vu le mât s’écrouler sur son père, il a essayé d'le libérer, mais n’a pas réussi. Son père, coincé et écrasé sous le poids d’ce mât, lui a dit d’sauter par dessus bord, d’s’en sortir, et d’quitter cette misérable vie d’pêcheur qui n’rapportait que labeur, fatigue, et pas grand chose de plus.
Le Capitaine a naturellement refusé d’abandonner son père.
De son bras libre, celui-ci l’a alors saisi par le col, l’a regardé droit dans les yeux, et il lui a dit : « Fils, si tu restes ici, tu vas mourir avec moi ! Tu ne peux rien faire pour me sauver ! Prends ton destin en main et ne risque pas ta vie pour un travail si peu glorieux ! Promets-moi de ne pas finir comme moi, coincé sous un mât à cause d’une stupide baleine ! File fils, je t’aime ! Va t’en, maintenant ! »
À chaque fois qu’il me racontait ça j’en avais la larme à l’œil. Et v’là qu’ça m’reprend. Putain d’baleine !
Le Capitaine embrassa son père et lui fit la promesse d’êtr’ un jour riche. Il lui promit qu’il deviendrait le capitaine d’un navire et que ses voyages le rendraient célèbre à travers le monde ! Il promit à son père, que depuis le fond de l’eau, il pourrait être fier de lui !
Son père lui rappela qu’il fallait toujours tenir ses promesses, puis il le repoussa. Le Capitaine comprit qu’il était temps pour lui de sauter à l’eau. Il ne se retourna qu’une seule fois, juste pour voir le bateau couler et emporter son père bien aimé au fin fond de l’océan. P'tain d'baleine ! Ça m'fait encore chialer tout ça !
Bon, je n’suis pas sûre que l’père du Capitaine ait eu à l’idée qu’son fils deviendrait un capitaine pirate. À c’que j’sais d’lui, il était bien trop honnête et respectueux pour aimer la piraterie. Il aurait eu bien du mal à trouver une quelconque fierté dans un pillage. Enfin, la promesse ne précisait pas c’genre de détails futiles.
Au moment où l’Capitaine a plongé dans l’eau, il n’était en fait pas bien avancé. Bah oui quoi, il était au milieu d’l’océan, sans terre en vue, avec toujours une baleine inhumaine et énervée à proximité.
Cette baleine, rugissante, malfaisante, tapa d’la queue, s’ébroua, virevolta, moult marins tombés à l’eau furent balayés, écrasés, assommés ou encore noyés. Hideuse créature, va !
Pour c’qui est du Capitaine, là j’vous avoue que j’doute un peu d’sa version. Voire d’ses versions. Car suivant l’moment où il nous racontait comment il avait survécu, les histoires divergeaient :
Par exemp’e, il a pu nous dire qu’il s’était agrippé à la queue d’la maléfique baleine, qu’celle-ci l’avait traîné pendant des jours entiers, et qu’lorsqu’elle plongeait, il devait ret'nir son souff'e pendant des heures. Puis au final, un jour il aperçut une île, alors il la lâcha, tout simplement, pour la rejoindre tranquillement à la nage.
Il nous a aussi raconté qu’la mauvaise baleine avait essayé d'le ccouler, qu’il avait esquivé ses coups mais qu’à un moment, fonçant droit sur lui, il n’avait pas pu éviter sa grande gueule ouverte. Elle l’avala. Dans son ventre, il ne différenciait plus l’jour de la nuit, et il s'est imaginé voyager pendant des s’maines ou des mois. Peut-êt’e même un an qu’il nous disait des fois ! Il s’est nourri des poissons qu’elle gobait. Un jour, il en a eu marre d’les manger froids, et par miracle, sans qu’on comprenne bien comment, mais apparemment en frottant très vite deux arêtes ensemb’e, il réussit à allumer un feu dans l’ventre de la puante baleine. Enfumée, elle le r’cracha tout prêt d’une île, qu’il rejoignit tranquillement à la nage. Entre nous, j’pense qu’il a plus ou moins lu ça dans un livre !
Parfois, il affirmait qu’l’abominable baleine avait vu en lui un grand homme, voué à un destin exceptionnel, elle s'était alors inclinée d'vant lui, et lui, dans toute sa bonté, il l'avait épargnée et l'avait laissée r'partir. Imperturbable, il nagea pendant deux mois entiers, avant d’rejoindre tranquillement une île.
Le Capitaine avait beau dire qu’il ne savait pas bien nager, c’était tout l’contraire, il était excellent nageur, à faire pâlir les somptueux dauphins ! Néanmoins, nager deux mois entiers, ça semble quand même bien fatigant et compliqué. J'crois bien qu'il nous mentait.
Il a aussi confessé qu’il avait combattu seul la monstrueuse baleine, qu’il l’avait r’tournée, étranglée, et frappée si fort qu’elle en était morte. Modeste, il n'y voyait rien d'héroïque. Il se servit ensuite de la dépouille comme radeau, pour aller r’joindre tranquillement une île.
Bon, tout ça vous semble, à vous aussi, improbab’e, hein ? Mais j’aimais quand il nous racontait toutes ses versions abracadabrantesques. C’est qu’il avait d’l’imagination, l’Capitaine.
J'vais vous révéler un secret, à moi, et à moi seule, il m’a confiée que même dans les moments désespérés, il faut garder l’espoir, car tout peut toujours s’arranger. Et ça, j’suis plus que sûre que c’est bien vrai !
N'perdez jamais l'espoir, p'tits pirates, on n'sait jamais c'qui peut arriver.
Tout ça pour dire qu’en fait, j’n’ai jamais su comment il s’en était sorti, mais quoiqu’il en soit, le Capitaine a réussi à rejoindre une petite île.
Petite île qu’il a surnommé : « mon île ».
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