21 - 3- Le voyage, Second
La Commandante, stressée à l'idée d'une nouvelle déconvenue verbale, s'empressa de répondre :
– Suivez-nous, toujours, n’ayez pas peur, ne faites pas demi-tour, ce qui vous semblera improbable et dangereux devra être fait. Ai-je été assez claire ?
– Trop ou pas assez, je ne sais pas. Je n’ai rien vu de compliqué. Je résume : je vous suis, je n’ai pas peur et on arrive chez vous.
– Voilà, c’est cela. Bonne mer, Capitaine.
– Juste une question...
– Ohh… désespéra-t-elle, les yeux écarquillés, sachant très bien que tout allait recommencer.
– Non, non, promis, juste une, rapide.
– Promis ?
– Juré, craché !
Et sur ce, le Capitaine se racla la gorge ; de manière expressive, comme à son habitude.
L’interrompant avant qu’il n’aille trop loin, la Commandante, comme à son habitude, s’emporta :
– Oh, vous n’allez pas me refaire ce coup là ?! Cessez, c’est ignoble, dois-je vous le redire ?!
Finalement gêné d’être sermonné, embarrassé de se retrouver avec cette glaire prête à être éjectée, le Capitaine, tout en cherchant une solution, entreprit de la faire tourner dans sa bouche. Tout bien réfléchi, pour ne pas en rajouter, il la ravala ; bruyamment, comme à son habitude.
– Oh, vous êtes… commença à dire la Commandante, dégoûtée, en cherchant un qualificatif approprié.
– Charmant ?
– Bien sûr que non ! Pourquoi le seriez-vous ?!
– Bah, j’aurais pu cracher. Je vous ai écoutée, je ne l’ai pas fait. Vous pourriez noter que je fais des efforts pour vous plaire.
– Oh, vous m’exaspérez, se découragea-t-elle.
– Bah vous aussi ! s’indigna-t-il.
Tous deux se regardèrent, la Commandante s’impatienta. Le Capitaine réagit :
– Quoi ? Je le vois que vous refaites ce truc de pincement de lèvres et de serrage de nez.
– Non mais je rêve ! Bien entendu que je le refais !
– Et pourquoi "bien entendu" ?
– Parce que là, comme cela, comme je suis, là, vous ne voyez pas que j’attends ?! Que j’attends, encore ! Et toujours ! J’ATTENDS !
– Oh oh, calmons-nous, calmez-vous… attendez si vous le voulez, mais à un moment ou un autre, il va falloir y aller, le bateau bouge, vous savez, dit le Capitaine en croisant les bras pour montrer qu’à son tour il attendait.
Fermant les yeux, soufflant, respirant, se reprenant, rouvrant les yeux, la Commandante finit par s’expliquer :
– Vous… toujours… vous… cela ne finira jamais, hein ? Vous n’en finirez jamais de me… de me…
– J’attends.
– De me… surprendre, disons surprendre, allez, adjugé, va pour surprendre.
– Est-ce une bonne chose ?
– Non, dit-elle du tac-au-tac.
– Ah, fit-il en hochant la tête.
Tous deux se regardèrent, la Commandante secoua la tête et, affligée, regretta :
– En fait, j’attendais votre unique et rapide question.
– Ah, d’accord… d’accord.
– Qui est donc ?! le relança-t-elle passablement stressée.
– Qui est… que voulais-je vous dire, déjà ? Vous m’avez fait perdre le fil…
La Commandante se prit la tête à deux mains, leva les yeux au ciel et hurla tout son désespoir en silence.
– Le voyage sera-t-il long ? questionna-t-il soudainement alors que la mémoire venait de lui revenir.
La Commandante, anéantie, dépitée, essaya de parler, puis lui vint une autre idée, puis en fait se ravisa, et pour finir acheva simplement :
– Nous sommes à une journée de navigation.
– Si prêt que ça ! Et personne ne connaît votre chez vous ? Je savais être un peu perdu mais pas à ce point. Je vous préviens, ne me faites pas tourner en bourrique ! Je connais bien le coin et jamais je n’ai eu connaissance d’un monde féerique de licornes à une journée de navigation d’ici !
– Ne mêlez pas les fées aux licornes, je ne les apprécie guère ! prévint-elle.
– Vous voulez dire que… les fées existent ?
La Commandante ne cilla pas, ne bougea pas, ne lui répondit pas.
– Oh oh oh, je vois, là vous vous êtes moquée de moi. Et je suis tombé dans le piège, comme un imbécile. Vous m'avez eu, bien joué. C’est que je commencerais presque à avoir l’esprit trop ouvert.
– Peut-être. Peut-être pas. Une journée de navigation et nous serons arrivés.
– Alors je suis impatient de voir où se trouve cet endroit qui me serait inconnu. Allez, en mer !
– En mer !
Et pour se rappeler à leur bon souvenir, la Générale, qui n'avait rien perdu de leurs échanges courtois, intervint pour les bousculer un peu :
<< – En mer ! En mer ! Et maintenant ! Et tout de suite ! Sinon je vous préviens, je vous garantis, je vous certifie que vous serez tous les deux les prochains sacrifiés ! >>
D’un même mouvement, tous deux se figèrent. La Commandante reprit vie la première en hurlant un autre « en mer ! » à ses femmes. Le Capitaine, à contretemps, courut rejoindre ses hommes.
Bon, en mer, c’était une façon d’dire, à l’époque, en route. Avant, il n’y avait pas d’voiture, donc on n’disait pas en route. En fait, on disait en ch’min si on prenait un carrosse, ou à ch’val si on prenait l’cheval, mais on n’disait pas en route. En bateau, on disait donc en mer !
Pourquoi on n’disait pas à l’océan ? Parce qu’en mer ça sonnait mieux. N’cherchez pas les problèmes là où y’en a pas, c’est pénib’e !
Quoi ? Comme j’ai l’air à cheval, oh oh, sur les façons d’parler d’l’époque, pourquoi un peu avant la Commandante a parlé de moyen de locomotion pour le bateau ? Je n’comprends pas c’que toi vouloir me dire. Quoi ? Un moyen de locomotion ce n’est que pour les véhicules motorisés, ce n’est pas pour les bateaux de l’époque.
Oh, wahou, bravo, applaudissons ! Encor’ un génie parmi nous ! Mais vous vous donnez tous le mot ou quoi ?! Qui attache d’importance à ce genre de détails ?! Mais qui, qui, de normalement constitué, peut relever cette broutille ?! J’n’y crois pas, vous allez m’faire… m’faire… ch’suer pour chaque bagatelle ?!
Bon, bien vu quand même. Bien qu’entre nous, la locomotion c’est un transport de choses ou de personnes d’un lieu vers un autre ; tout simplement, soit dit en passant. Et, toujours entre nous, vous pensez vraiment qu’le Capitaine et la Commandante, ils parlent d’accidents et de chiffres ? Des fois, quelque fois, j’déforme un poil leurs propos, vous savez. Faut bien qu’j’enjolive un peu cette histoire, sinon j’ai plus qu’à en faire une version courte ! Non mais ! "Une aventure plus courte du Capitaine Borgne" ! Non mais vous êtes sérieux ?! J’vous préviens tout d’suite, c’n’est pas moi qui vais vous la raconter ! Y’a un vieux monsieur qui, à l’époque, le faisait, et j’peux vous dire qu’c’était… qu’c’était… bah bien moins drôle !
Enfin, à l’occaz, j’tez-y un coup d’œil.
Après cette rapide rencontre et cette prise de contact éclair, les hommes finirent par remonter dans leur bateau, les femmes reprirent leur position, et le voyage put commencer. Comme convenu, la Commandante et son équipage ouvraient la marche.
La voie... la route... l’eau… Bon ! La Commandante et son équipage étaient d’vant !
Le Capitaine, qui avait pris la barre, veillait à ne pas trop laisser de distance entre eux. Le soleil brillait, les nuages étaient rares et la mer calme. Les bateaux voguaient tranquillement au rythme du courant et du vent faible s’engouffrant dans les voiles. Ils étaient partis depuis seulement deux heures et voilà qu’il commençait déjà à bailler.
De plus en plus fatigué par le train-train lent du bateau…
Stop, chut, je sais, y’avait pas d’train à l’époque. Ceci dit, là c’est just’ une expression, rien à voir avec une véritab’e locomotive tirant tous ses wagons.
Pfff... l’est temps qu’ça s’termine toute c’t’histoire, d’viennent intenab’es ces mioches ; j’n’en peux p’us.
De plus en plus fatigué par le train-train lent du bateau, le Capitaine en vint à maugréer à voix haute dans son coin :
– À une journée de mer, impossible, il n’y a rien à une journée de mer ! Sale menteuse, je suis passé par ici, pas loin, par là, là-bas, des centaines de fois. Je l’aurais vu, son passage, je l’aurais trouvé, son monde de licornes. Elle a dû me dire ça comme on dit à un enfant qu’on est presque arrivé.
Vous savez c’qu’il veut dire vous, hein ? Papa, on est bientôt arrivés ? Maman, c’est encore loin ? Et ça toutes les deux minutes ! Au bout d’même pas trois kilomètres ! Putain c’que vous êtes… êtes… êtes… Voyez ! Vous en arrivez même à m’irriter sans rien dire !
Une heure passa encore, semblant durer quatre heures pour le Capitaine. Il aimait naviguer, mais là, il était grand temps pour lui de passer un peu la main. La Commandante lui avait dit que le début du voyage serait calme et qu’il devait se reposer. En y repensant, il se dit que c’était effectivement une très, très bonne idée.
– Toi, là bas ! interpella le Capitaine, l'index pointé sur un pirate occupé à traîner sur le pont.
– Moi ? s’étonna alors un jeune garçon quelque peu chétif.
– Pourquoi quand je dis "toi", faut toujours qu’on me réponde "moi ?" ? s’agaça déjà le Capitaine.
Le jeune pirate tourna la tête à droite, à gauche, et constata qu’il n’y avait personne à côté de lui.
– Mais sacrebleu ! Arrête de tourner la tête dans tous les sens ! Tu n’es pas une girouette ! Il n’y a personne autour de toi ! C’est bien toi que je désigne !
– Moi ?
– Pas possible, il recommence. Toi, dire que « moi ? » ?
– Non, non mon Capitaine… hésita le jeune pirate.
– Tant mieux. Donc quand je dis « Toi là bas », tu viens et, TU TE DÉPÊCHES !
– À vos ordres mon Capitaine, à vos ordres, me voilà.
Le jeune pirate courut et, en deux enjambées, il gravit les marches de l’escalier qui menait au poste de gouvernail. Il se positionna devant le Capitaine qui le toisa un peu d’un air supérieur ; juste histoire de rappeler son grade de capitaine et de seul maître à bord. Le pirate était jeune, mince, sale ; ses cheveux châtains, gras, en bataille, descendaient à hauteur d’épaules sur un haut gris déchiré au niveau du col ; son pantalon marron-gris, tâché, trop large, retenu par une cordelette au niveau de la taille et coupé vulgairement au niveau des chevilles, tombait sur ses pieds crasseux et dénudés. Il ne semblait pas dérangé par si peu. Malgré son aspect frêle et son manque d'hygiène évident, il paraissait en bonne forme et ne présentait aucune difformité : pas de moignon, d’œil crevé, d’os cassé ou de cicatrice visible.
– Rappelle-moi donc quelle est ta fonction ici ? lui demanda le Capitaine qui, comme tout bon chef, ne sait pas l’utilité précise de tous ses hommes et les considère, pour la plupart, comme de simples pions.
– Je suis à vos ordres, mon Capitaine !
– Quelle bonne blague. Comme tout le monde ! Mais que fais-tu sur mon bateau ? Tu as bien un rôle qui t’a été attribué ?
– Je suis moussaillon. En fait, mon Capitaine, je fais un peu ce qu’on me dit. Et disons qu’on me dit souvent d’être de corvées, mon Capitaine.
– Combien de voyages as-tu fait ?
– En comptant celui-ci, mon Capitaine ?
– Vas-y, compte donc celui-ci.
– Un, mon Capitaine, annonça fièrement le jeune pirate.
– Ah… J’aurais peut-être dû pointer quelqu’un d’autre... Quel âge as-tu ?
– En fait, je ne sais pas trop quand je suis né, alors ce n’est pas facile de tenir le compte, mon Capitaine.
– Tu sais compter ?
– Oui, et même lire, mon Capitaine !
– Là, tu marques des points, peu ici le savent. Je ne me suis peut-être finalement pas trompé… Es-tu débrouillard ?
– J’apprends vite, mon Capitaine.
– Alors regarde ça.
Le Capitaine fit bouger le gouvernail vers la gauche, puis vers la droite. Le bateau réagit en fonction. Il le lâcha, le gouvernail s’emballa et se mit à tourner à gauche de plus en plus vite. D’une poigne ferme, le Capitaine s’en ressaisit et, sans trop de difficultés, se chargea de remettre le bateau sur la trajectoire à suivre.
– Ceci est un gouvernail, as-tu bien vu comment ça fonctionnait ?
– Euhh… oui, mon Capitaine.
– Ça te semble sorcier ?
– Euhh… non, mon Capitaine.
– Comme tu as pu le voir, il tournoie quand on le lâche, ce n’est pas normal, il est un peu abîmé, et ça depuis notre dernière bataille. Mais il suffit de le maintenir fortement ou de le caler et le problème est réglé. Compris ?
– Euhh… compris, mon Capitaine.
– Les "Euhh", est-ce systématique ?
– Euhh… non, mon Capitaine.
– Tant mieux, évite, ça me saoule comme dirait… ça m'énerve, quoi !
– D’ac… euhh… d’accord, mon Capitaine.
– Prends le gouvernail.
Le jeune pirate obéit et s’en saisit ; le Capitaine l’observa quelques minutes. Satisfait, il le complimenta en criant :
– Bon sang ! Tu t’y prends comme un manche ! Applique-toi !
Pétrifié, le jeune pirate n’osa pas répondre. Il agrippa le gouvernail avec plus de force encore et fixa du regard le bateau devant eux.
Amusé, le Capitaine en rajouta une couche :
– Tu as intérêt à me suivre ce bateau comme si ta vie en dépendait ! D’ailleurs, elle en dépend ! Est-ce bien entré dans ta petite tête ?!
– Euh… oui… oui, parvint-il à dire terrifié.
– Oui qui ?! hurla le Capitaine à ses oreilles
– Oui, oui, oui, mon Capipipitaine, bégaya-t-il.
– Et arrête avec les "mon Capitaine" ! Ça devient insupportable ! aboya-t-il.
– C’est reçu !
– C’est reçu comment ?!
– C’est bien reçu !
– C’est reçu qui ?!
– C’est reçu, mon Capitaine !
Réjoui de son petit effet, le Capitaine s’arrêta là. Après une courte pause, il reprit d’un ton plus calme :
– Quel est ton nom ?
– Mon nom ou mon surnom, mon Capitaine ?
– C’était une question simple, forcément j’aurais dû me douter que tu allais tomber à côté. Oublie ma question, pour aujourd’hui tu t’appelleras Second.
– C’est bien reçu, mon Capitaine !
– Oh, c’est bon, on n’est pas à l’armée ! Je sens que tu n’as pas fini de me contrarier. Crois-tu que tu vas me déplaire ?
– Ce n’est pas du tout mon intention mon… mon… non, je ne vous irriterai pas.
– Disons plutôt que tu ne m’horripileras plus, plutôt que pas.
– Non. Enfin, oui.
– Bon, bien, soit. Au fait, comme tu ne sais pas quand tu es né, considère qu’aujourd’hui tu as seize ans ! Bon anniversaire !
– Merci, mon Capitaine.
– Comme cadeau : navigue. Suis le bateau qui nous devance. Si le temps change, fais-moi appeler ; si quelque chose devient bizarre, fais-moi appeler ; avant que quoique ce soit ne dégénère…
– Je vous fais appeler, mon Capitaine, compléta Second.
– Hum… bien. Et pour le reste, improvise mais ne me déçois pas ! Je ne voudrais que tu passes par dessus bord le jour de tes seize ans.
– Moi non plus, mon Capitaine. Je ne vous décevrai pas, mon Capitaine. Vous pouvez avoir confiance, mon Capitaine.
– Mouais… je crois qu’il y aura quand même encore des choses à revoir entre nous. Enfin, nous aurons tout le temps pour ça, à l’avenir.
Puis, sans plus en ajouter, le Capitaine s’assura une dernière fois du calme environnant, regarda Second concentré et appliqué, hocha la tête, se retourna et s’en alla rejoindre sa cabine.
Il était comme ça le Capitaine, il ne vous connaissait pas et suivant son intuition, un jour il vous donnait votre chance. Il m’a toujours dit qu’en l’voyant, il l’avait bien senti, Second. Moi j’crois plutôt qu’il était fatigué et qu’il a désigné le premier v’nu.
La morale, mes p’tits pirates, c’est qu’des fois faut savoir faire au plus simple.
Annotations