22 - 3 - La cabine, réfléchir.
Le Capitaine se leva de son lit, mit un pied à terre et, après un court temps de réflexion, s’aperçut que le bateau tanguait plus que lorsqu’il s’était couché.
Quoi ? Le Capitaine était d’jà d'bout… hum moui… Oui ! Oui ! Je l’sais, bien sûr que je l’sais ! Vous croyez quoi ? Que j’me perds dans les détails ? Bah non, j’vous rappelle que j’me mets à vot’e niveau : le ras des pâqu’rettes !
Donc le Capitaine est d’bout et… le bateau tangue un peu. Maint’nant qu’Second a arrêté de l’saouler, il en prend conscience.
Ah, au fait : vous m’saoulez ! Et c’n’est que l’début de ce long, long, trop long chapitre… ça promet, viv’ment la fin.
Le Capitaine prit son épée, la mit à sa ceinture, saisit sa longue vue et se coiffa de son chapeau. Sachant l’importance des apparences, il prit le temps et le soin de bien le positionner.
Et oui p’tits pirates, les apparences, il n’y a qu’ça d’vrai dans la vie. L’image que vous proj’tez est très importante, ça conditionne tout ce qu’on peut penser d'vous. Comme on l’dit : la première impression est souvent la bonne, même si l’habit n’fait pas l’moine.
Ce qui signifie ? Bah qu’la prochaine fois qu’vous viendrez m’voir, prenez bien l’temps d’vous préparer. Parce que là, honnêtement, soyons honnêtes, c’est quoi ces t’nues ? Puis vous vous êtes lavés ? Non, franch’ment, soyons francs, soit vous avez l’air de p’tits cochons crasseux bouseux total’ment attardés, soit vous r’ssemblez à des p’tits poupons dégoûtants coincés total’ment attardés !
Bah ouais, il y a ceux qu’en font trop, et ceux, là, qu’on franch’ment rien fait ! Sérieus’ment, soyons sérieux, un peu d’personnalité, affirmez-vous, choisissez vot’e style, aussi exubérant soit-il, mais faites-le avec goût ! R’gardez, prenez exemp’e sur Gigi, parfaite ma p’tite Gigi, magnifique, comme toujours, comme sa mère. Dommage qu’elle ait une grosse tête, mais bon, l’physique on y peut rien.
Satisfait, coiffé à la perfection de son chapeau, le Capitaine décida finalement de s’en passer et le lança négligemment sur le lit. De sa langue ensalivée…
Ensalivée ça n’existe pas ? Rassure-moi, tu n'as réfléchi pour sortir ça d’ta grosse tête ?! Oui, bon, soit, ok, j'te l'accorde ça n’existe pas.
Mais moi, parce que y’en a là d’dans, j’ai réfléchi pour créer un mot et faire évoluer la langue française ! Et oui, c’est ça êtr’ une génie ! Enfin, j’vous arrête tout d’suite, faut qu’ce soit approprié, utile et bien utilisé. Pas la peine donc de m’inventer tout et n’importe quoi, on est bien d’accord ? Tant mieux.
De sa langue ensalivée, le Capitaine s’humecta le bout des doigts et, à l’aide de quelques gestes rapides et précis, lissa à peu près ses deux trois épis.
Et oui p’tits pirates, les apparences, final’ment, on n’en a rien à s’couer ! On s’fout et on s’contrefout de c’que les aut’es pensent ! Soyez-vous même ! Aimez-vous, soyez à l’aise, soyez bien dans vot’e peau et, à partir de là, l’image que vous projet’rez s’ra la bonne !
Et donc, concernant c’que j’vous ai dit avant ? Bah vous l’prenez et vous vous l’foutez où j’pen… où j’pense, c’est à dire avec c’que j’viens maint’nant d’vous dire. Vous prenez les deux, vous les mixez, et vous faites la part des choses, ok ?
Mes p’tits pirates, tout c’que j’vous dit, c’est sensé, c’est réfléchi, c’est intelligent, c’est grandiose, ça vous servira dans la vie, mais c’n’est pas du tout cuit. Servez-vous d’tout, mais adaptez l’tout suivant les conditions présentes.
Et bah ouais, quand il faut réfléchir, c’est moins facile, hein ? Mais c’est comme ça, dans la vie, l’plus important, c’est d’se forcer à réfléchir !
Enfin, pour c’qui est du lavage, réfléchissez pas trop mes p’tits porcelets, lavez-vous !
Satisfait d'être coiffé à l’à peu près, le Capitaine, après un bref instant de réflexion, décida du contraire et s’activa à peigner ses cheveux vers l’arrière en y passant ses doigts à plusieurs reprises.
– Allons voir ce qu’il se passe, déclara-t-il alors.
– Vous ne mettez pas vos chaussures, mon Capitaine ?
Ah ah, vous n’l’avez pas vu v’nir celle-là ! On fait les malins parce qu’il est d’bout, mais dans vot’e p’tite tête, vous n’aviez pas imaginé qu’il était d’bout sans chaussures ! Ah ah.
Putain, que d’mauvaises foi… Arrêtez, je n’veux plus vous entendre ! Le Capitaine il a dormi à l’aise sans ses bottes, il ne les avait pas encore remises, et vous n'l'aviez pas r'marqué, point !
Le Capitaine prit alors un air sérieux et se mit, tel un vieux sage à la voix grave, à donner une leçon à Second :
– Non petit, non petit je ne mets pas mes chaussures. Sache que si le bateau tangue, c’est que la mer est agitée. Sache que si la mer est agitée, c’est que ça sent la tempête. Et qui dit tempête, dit ?
Alors, qui dit tempête dit quoi, vous savez, vous ? Hein ? Tempête… Pfff, "tempête" qu’ils osent me dire… rassurez-vous, Second n’a pas fait mieux qu’vous.
– Euh… tempête ? répéta Second, pensant être très intelligent.
– Mais non ! Qui dit tempête dit pas tempête ! Ça ne marche pas !
Bah oui. Bah non ! Ça n’peut pas marcher ! Qui dit que’qu’chose dit pas la même chose ! C’est stupide ! Réfléchir, vous connaissez l’mot au fait ?
Je vais m’en assurer, mettons les choses au point : réfléchir, c’est une action qui se fait avec la tête. On fait travailler ses méninges, son cerveau quoi, et on pense mûr’ment, on s’concentre, pour en sortir, toujours de sa tête, le meilleur jugement possible et donc éviter d’dire ou faire n’importe quoi !
Voilà, réfléchissez !
– Ah… s’étonna Second.
– Je reprends, et je ne veux plus t’entendre !
– Et bien ne me posez pas de questions, osa dire Second… pour lui-même… pas trop fort… sans articuler… sans trop ouvrir la bouche.
– Quoi ? Si tu as un truc à dire, tu ouvres la bouche, tu articules, tu parles plus fort, tu oses le dire pour que j'entende ! le réprimanda le Capitaine.
Second ne pipa mot et le Capitaine enchaîna :
– Qui dit tempête dit tempête !
– Voyez ! s’emporta aussitôt Second, vous êtes de mauvaise foi, c’est exactement ce que je viens de vous dire !
– Ah merde hein ! Merde !
"Merde", on avait bien dit qu’ça aussi c’était acquis, hein ? Parce que... c’est un mot courant, merde. Parce que si on n’l’avait pas dit, qu’c’était acquis, bah j’crois qu’ça fait un moment que j’me suis laissée aller.
Bon, merde, c’est bientôt la fin, lâchons-nous, fait chier - ça tombe sous le sens - et continuons :
– Tu m’embrouilles avec tes conneries !
Oh, quoi Corinne ?! "Conn’ries" c’est vulgaire ? Mais non ! C’est un diminutif de "con"… Quoi ? Ce n’est pas possible puisque le mot est rallongé… pas faux. Ça, c’est bien réfléchi ! Prenez exemp'e, bravo Corinne.
Enfin non, pas bravo, parce que "Conn’ries" est un rallongitif de "con", c’est donc permis ! Donc si t’avais réfléchi, au lieu d’te la jouer outrée, tu n’m’aurais pas interrompue ! Si tu veux qu’ça dure encore trois heures, vas-y, te gène pas, continue ! C’est bon, t’es calmée ?! Donc pour éviter tout aut'e débordement, tout c’qui est assimilé à "con" est acquis, ok ?
Allez, lâchez-vous que j'vois si vous avez compris. Connard, oui ! Conne, facile ! Gros con… euh… oui, ça marche ! Concombre… non ! Ça c’était avant, quand vous étiez… plus… purs. Putain de grosse connasse… euh… bon allez, stop, j’crois qu’vous avez saisi, on r’prend :
– Je ne vais plus supporter qu’avec toi tout prenne un temps fou ! Je recommence : qui dit vagues dit tempête, reprit le Capitaine.
– Ah… mais…
– Arrête, je te préviens, arrête !
– Oui, mais… tempête vagues, plutôt dans cet ordre, non ?
– BAH C’EST CE QUE J’AI DIT ! hurla, un peu excédé, le Capitaine.
– Oui mon Capitaine, c’est moi, ma faute, pardon, j’avais mal entendu mon Capitaine, s’excusa Second pour éviter des foudres à venir.
– Je te jure. Je t’assure. Je te promets. Je te…
– Donne une dernière chance ? tenta Second à tout hasard.
– Oui, oui… c’est ça, on va dire ça, une dernière chance… une ultime dernière chance. Tu as vraiment, mais alors vraiment, vraiment vraiment, et dès maintenant, intérêt à m’écouter et à… s’interrompit le Capitaine pour réfléchir à la bonne formulation.
– À réfléchir avant de parler, mon Capitaine, compléta Second quasi sûr de lui.
Le Capitaine le regarda, pas à tout à fait satisfait. Second modifia pour finir de le convaincre :
– À réfléchir tout court, mon Capitaine !
– Oui. Bien. C’est ça, réfléchis. Je vois que ce ne sera pas aisé pour toi, mais le plus important est que tu y travailles… avec force ! Dans la vie il faut se forcer à réfléchir ! C’est comme ça qu’on s’en sort, c’est comme ça qu’on progresse, c’est comme ça qu’on en arrive à faire les choses comme il faut, c’est comme ça qu’on évite les ennuis, c’est comme ça, en ré-flé-chi-ssant, qu’on ne passe pas pour un abruti et qu’on devient plus doué que les autres ! C’est compris ?
– Oh, c’est très clair, mon Capitaine, j’écoute et je réfléchis.
– C’est ça, tu m’écoutes et tu réfléchis.
Oh, j’suis scotchée, vous avez vu ? Encor’ une fois, et ouais, encor’ une fois, le Capitaine il pense comme moi. Les grands esprits s’rencontrent.
Qu’est-ce que c’est qu’ce soupir, Gigi ?! Tu as une remarque à me faire ? Parce que j’te préviens, une idiote qui réfléchit, ne sortira de sa tête, aussi grosse soit-elle, que des réflexions d’idiote !
Ah, je vois que l’intello du groupe a une question. Vas-y, je t’écoute. Comment tu peux savoir si tu es une idiote ou pas ? Bonne question ça. Tu n’es pas l’Intello pour rien. Rassure-toi, les idiots ne s’posent pas cette question. Un idiot réfléchit, de travers, et est sûr d’avoir raison, jamais il ne se remet en question. Un idiot a des convictions débiles que lui seul ne remarque pas.
Pas tout compris ? Pour faire simple – et c’est toujours le mieux avec vous – un idiot ne se pose pas, n’acquiesce pas, et ne réfléchit pas à la question de savoir si il est un idiot ; un idiot ne se risquerait jamais à subir une telle révélation.
Alors, voyons voir si vous arrivez à interpréter tout ça : qui pense être un idiot ? Tant de mains levées… c’est bien c’que j’croyais… c’est effrayant.
Second réfléchit pour lui-même et se permit de marmonner :
– Faut dire que vous n’arrêtez pas de brailler, alors à force j’en ai plein les oreilles, moi, de vous écouter !
– Je rêve ou tu bougonnes ?! s’indigna le Capitaine.
– Noonn…
– Bon, je préfère, ne bougonne pas !
Pas idiot, Second réfléchit et se permit de bougonner :
– Non, je ne bougonnais pas, je marmonnais.
– Et ne marmonne pas non plus !
Hurla, cria, gémit, aboya, gueula le Capitaine. Voilà, j’en ai marre, choisissez, vous commencez à avoir l’habitude.
Second s’arrêta, ne sachant s’il s’agissait d’une coïncidence ou si le Capitaine était parvenu à l’entendre, il préféra ne pas prendre de risque et, tout bien réfléchi, ne dit plus rien. Le Capitaine reprit alors où il en était :
– Qui dit tempête dit vagues.
Tout bien réfléchi, Second trouva l’occasion trop bonne et, pensant tenir là une petite vengeance verbale, ne put s’empêcher de provoquer le Capitaine :
– Pourquoi est-ce qu’on divaguerait pendant une tempête ?
Le Capitaine s’arrêta, ne sachant s’il avait affaire à un idiot ou si Second était parvenu à un subtil jeu de mot. Il préféra ne pas prendre de risque et, tout bien réfléchi, puisque de toute façon il le méritait, il se jeta sur lui.
Second, surpris, n’eut pas le temps de réagir. Le Capitaine lui saisit le cou, le souleva du sol et, tenant là sa petite vengeance physique, se mit à l’étrangler.
La morale, mes p’tits pirates, c’est qu’il y a toujours un temps pour la réflexion et un temps pour la violence. L’ordre peut, bien évidemment, changer.
Ah, au fait, il n’y a qu’les idiots qui lèvent le doigt quand on leur demande qui est un idiot ! N’soyez pas idiots !
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