Mon île - 10 - Effrontée
Les deux jeunes filles, resplendissantes dans leurs uniformes blancs, s’alignèrent et s’arrêtèrent, droites, fières, à quelques mètres des deux hommes – pfff, disons environ cinq. La main posée sur la garde de leur rapière, rangée dans un fourreau calé à la taille, elles se tenaient prêtes à l’affrontement.
C’est rapière, c’est ça ? Je n’vous en ai pas déjà parlé ? À force c’est que j’m’y perds. Promis, la prochaine fois j’me concentre sur une histoire ex-clu-si-v’ment pour adultes ! Marre d’tout expliquer, ras-l’bol d’tout édulcorer… C’est à dire que j’fais très attention à n’pas vous choquer, c’est à dire que j’vous chouchoute, mes p’tits pirates adorés tout en sucre rose.
Allez, allez, ASSEZ ! Puisque j’vous dis qu’j’me suis r’tenue, c’est qu’j’me suis r’tenue ! Priez pour que ce soit toujours moi qui vous raconte c’qui pass’ra sur l’Île, une fois que l’Capitaine et Brute s’ront fin prêts à poursuivre leurs aventures. Oui, oui, priez.
<< Une version adulte de tout ça, hum pourquoi pas… >>
Une rapière… non rien à voir avec une rappe à gruyère ! Mais bon sang : « Bonjour, nous sommes les Femmes redoutées et nous venons nous battre avec une rappe à gruyère géante suspendue à notre taille ». Tu réfléchis avant d’parler ? Et c’te langue qu’tu dois tourner sept fois, t’as d’jà oublié ? Oui, oui, il me dit qu’oui…
Pfff, qu’on m’apporte un whisky, mon cerveau se doit de déconnecter.
Non pas un rhum ! C’n’est pas parce que j’ai été une pirate – active, parc’ que pirate je l’srai à vie – que toute ma vie j’devrai boir’ et m’saouler au rhum ! J’suis comme tout l’monde, maint’nant j’vais au supermarché, j’fais mes achats et j’varie les plaisirs !
Rapière… << Pourquoi j’n’ai pas dit épée ?! Faut toujours qu’j’en rajoute, quelle conn… en même temps, me poussent à m’rabaisser alors qu’ceux sont eux, les benêts p’tits pirates, qui n’savent rien ! JAMAIS, RIEN. >>, c’est une épée longue et fine, à la lame flexible, surtout pour les coups d’estoc… << attention, assure le coup >>, portés avec la pointe. << voilà, bien joué ma belle, ça m’évite d’endurer une fois d’plus un d’leur "gnagnagni gnagnagna qu’est-ce c’est". T’es trop forte ! Quel talent. >>
Quoi ? C’est quoi la pointe ? Non… mais… non… << NON, aidez-moi, à l’aide ! >>, c’est l’bout d’l’épée, just’ le bout d’l’épée.
– Euh… nous n’allons tout de même pas nous battre comme ça ? Si ? Là ? De suite ? Sans autre présentation ? les interpella Fils.
Ce s’rait pas mal qu'on aille pour une fois à l’essentiel, non ? Là, direct la bataille, et vling, et vlang, coups d’épée, parade, esquive, tac trucidé, on n’en parle plus. Ça chang’rait des éternels discours. J’en arrive à m’demander si on n’a pas un peu trop parlé dans cette histoire… Ouais, on va faire ça, on va aller à l’essentiel :
– Nous sommes là pour ça, pour aller à l’essentiel, alors si, ici, maintenant, comme ça, nul besoin de faire connaissance, s’exprima la plus grande.
– Qu’est-ce qu’il a cru, qu’on allait fraterniser ? rigola la plus petite.
Laquelle est la plus grande ? Et donc laquelle est la plus petite… C’est vrai qu’j’ai oublié d’vous les décrire avec un peu plus de précision.
Fils fixa celle qu’il qualifia d’effrontée – la plus petite – et eut bien du mal à quitter des yeux son visage rond et jovial : – parce qu’elle est jolie et a un p’tit côté mystérieux – un nez fin, joliment dessiné, un peu retroussé, des yeux bleus juste arrondis pour ne pas être dits en amande, quelques petites tâches de rousseur dispersées ci-et-là sur les pommettes, une petite bouche aux lèvres rosées, des cheveux blonds, platine, dont de nombreuses mèches rebelles s’échappaient de sous un foulard beige noué négligemment sur sa tête.
Fils, sous le charme, sourit. Effrontée fronça les sourcils.
La plus grande intervint :
– Ne t’a-t-on pas appris que fixer ainsi une jeune fille était bien impoli ?
Fils détourna alors le regard vers elle – qui est un peu plus grande – et, alors que sa beauté, son énigmatique grâce et sa délicatesse lui sautaient aux yeux, il la contempla à son tour : un visage plus ovale et moins rond qu’Effrontée, mais les mêmes yeux bleus, bien qu’il y ressentit plus de dureté et de maturité. Son nez, plus anguleux, peut-être cassé par le passé, déviait légèrement sur la gauche, sans que cela n’enlève quoi que ce soit à son charme, bien au contraire. Ses lèvres, pulpeuses sans être outrancières, rouges plus que rosées, tranchaient avec son teint, pâle, très pâle, tout comme d’ailleurs celui d’Effrontée. Sous ses yeux à elle aussi, des petites tâches de rousseur éparses se promenaient de façon anarchique. Sa chevelure, blonde, bien que tournant d’avantage au blanc que celle de sa sœur cadette, ne se dévoilait que par de fines mèches glissant sur ses tempes. Mèches dérobées que ne parvenait pas à retenir un identique foulard beige impeccablement ajusté sur son crâne. Son front, ainsi dégagé, présentait une cicatrice, nette et droite, juste au-dessus de son sourcil droit.
– Grande sœur, je crois, à le voir ainsi te fixer, que la demoiselle que tu es lui a tapé dans l’œil, se bidonna l’Effrontée.
– Fils, voilà que tu fais rougir Demoiselle, s’esclaffa à son tour Père en la voyant piquer un fard.
Rien à voir avec voler un phare, qui s’rait une idée bien ridicule, mais avec vous j’me méfie. C’est just' une aut'e tournure pour dire rougir.
– Je… je… essaya de se reprendre Demoiselle.
– Tu… tu… tu en perds tes mots ? Comment se fait-ce ? s’en amusa Effrontée avant de jouer à la choquée. Non ! Oh non ! Ne me dit pas que… Non pas toi, pas avec lui ! Ne t’entiche pas, pitié, ma sœur, pitié, nnnoooonnnnn.
– Bigre Fils, je crois que tu ne laisses pas mimi-Demoiselle indifférente, se gaussa Père en le voyant s’empourprer à son tour.
– Non, non, je… je… tenta de nier Fils.
– Il… il… il ne sait plus quoi dire ! se moqua Effrontée, hilare, et en le pointant de l’index.
Fils, se sentant ridiculisé, en perdit toute sa répartie. C’est Demoiselle qui, d’une voix tranchante et autoritaire, mit fin à son supplice :
– Idiote, arrête, et laisse-le tranquille !
Effrontée, mécontente de se faire réprimander en public, arrêta aussitôt de rire, rabaissa sa main et fit la moue.
– Merci mais je… commença Fils sans vraiment avoir réfléchi à ce qu’il comptait dire.
– Demoiselle, mon fils est ton obligé, il te remercie de lui épargner plus longue humiliation, parla Père pour lui.
– Je ne lui épargne rien du tout ! s’énerva Demoiselle.
– Tu lui évites de bégayer d’avantage et d’avoir l’air d’un niais lorsqu’il te dévisage la bouche grande ouverte ! Toi, l’ennemie ! n’omit pas de faire remarquer Père.
Fils comprit le reproche sous-entendu et ferma aussitôt la bouche, effectivement gardée ouverte. Il s’y appliqua tant que dans la précipitation il se claqua les dents dans un “ ploc ” sonore.
Demoiselle entendit cet adorable “ ploc ” et se fendit d’un petit sourire de… connivence.
Effrontée, qui n’avait rien manqué de la scène, secoua la tête en pouffant bruyamment.
Père se plaqua la main mi sur le front, mi sur l’œil, et baissa la tête vers le sol, l’air désespéré.
Après deux à trois soupirs d’exaspération, il reprit la parole :
– Bon, nous voilà bien mal partis.
– Ces deux-là ne sont pas prêts de se battre, lui donna raison Effrontée.
Demoiselle les dévisagea tous les deux à tour de rôle et, en toute intelligence, un brin retorse, apporta une solution :
– Peut-être pouvons-nous le laisser en dehors de toute cette histoire, El Capitano ? Si je ne me trompe, tout cela ne concerne que vous, non ?
– Je crains que mon fils ne veuille pas… – Père laissa un blanc s’insérer dans sa phrase puis accentua chaque mots – rester en dehors de toute cette histoire. N’est-ce pas, Fils ? Ou devrais-je dire : Capitaine ?
À s'entendre nommer ainsi, Fils se ressaisit et ne put qu’attester :
– Non, en effet. Je ne resterai pas… neutre. Bien que… peut-être pourrions-nous trouver un accord ?
Effrontée, abasourdie à la seule pensée de cette idée, s’étonna d’une voix criarde :
– Un accord ?! Un ac-cord ?! Telle une sorte de… paix ?
– Oui, une alliance, un pacte, appelle-ça comme tu veux mais le projet final serait en effet une sorte de contrat basé sur la paix ! prêcha Fils avec conviction.
Demoiselle l’écouta avec bienveillance et se fendit d’un petit sourire… désolé.
Effrontée, stupéfaite, ahurie, poursuivit du même ton :
– Depuis le temps que nous sommes à la poursuite de ton… même-pas-vrai père ?! Tu envisages, toi, Capitaine Bébé, un accord pour aboutir à la paix ?! Et ça, sans prendre en compte l’affront et le déshonneur qu’a subi notre clan ?! Je doute d’ailleurs que ton prétendu paternel t’ait raconté ce qu’il estime être un exploit mais qui n’est autre qu’une TRAHISON ! Alors le voilà mon seul accord !
En un geste largement amplifié, Effrontée libéra son épée du fourreau.
Fils en resta pantois, interdit et déconcerté.
Père vit rouge et à son tour s’envenima :
– Petite effrontée ! VOUS m’avez piégé ! Puis tes aînées t’ont endoctrinée ! Ne l’écoute pas, Fils, toutes des menteuses, des sorcières, des comédiennes ! Et ne te méprends pas, mon fils, jamais un accord ne pourra être trouvé, jamais nous ne fraterniserons !
Effrontée ne quitta pas El Capitano des yeux ; déterminée, convaincue de vite en finir avec lui, un sourire fou aux lèvres, elle prit plaisir à faire tourner en petits cercles concentriques sa rapière, pointée droit vers son seul œil.
– Je trouve que tu fais bien la maligne avec ton épée. Viens, je t’attends, l’invita Père d’un signe de la main.
– Oh, avec joie, j’arrive, El Capitano, jubila Effrontée.
N’y tenant plus et ne se faisant pas attendre, Effrontée s’élança vers lui. En un éclair elle avala les quatre mètres les séparant – ah bah voilà, on sait, c’était quatre. Le bras en avant, elle visa la poitrine de El Capitano qui esquiva l’attaque d’un retrait du buste digne d’un contorsionniste. Effrontée n’en resta pas là et, sans interrompre son mouvement, dévia sa lame, d’un revers cinglant ; de justesse, El Capitano la repoussa du coude avant de se reculer de quelques pas.
– Touché, dit Effrontée, toute guillerette.
El Capitano regarda son coude mais ne s’alarma pas de cette coupure superficielle et indolore.
Faut dire qu’il est dur au mal ! Résistant… Vous n’croyiez pas qu’il allait la laisser triompher si facilement ?
– Oui, c’est ça : juste touché. Mais j’y pense, ne voulais-tu pas me tuer ? Je suis encore en vie, n’est-ce pas là ce qui pourrait s’apparenter à… un premier échec ?
La joie d’Effrontée s’effaça de son visage ; elle grimaça et grommela :
– De toute façon, ce n’est en tout cas pas non plus une victoire pour toi !
El Capitano tiqua et ne se priva pas de la faire rager :
– “ N’y vois pas, non plus, une victoire ”. Est-ce cela que tu as voulu dire ? Parce que… excuse-moi mais ce n’était pas très très clair.
Effrontée fulmina, El Capitano continua la provocation avec une pointe d’enfantillage :
– Plus une victoire pour moi que pour toi, gna, gna, gna.
– Argh, perdit patience Effrontée.
À nouveau elle se jeta sur El Capitano. Mais cette fois-ci il ne bougea pas d’un poil. Effrontée abattit sa lame sur lui.
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