Mon île - 13 - Peiné
– Alors, alors, alors, que vais-je faire de toi, Demoiselle ?
– Tuuueee-laaa, tuuueee-laaa, tuuueee-laaa, entonna Corinne qui venait de faire son retour.
Comment ça il était parti ? Bah oui, il était parti ! Non, il n’était pas sur une branche en train d’observer toute la scène ! Mais ça suffit, ne r’commencez pas ! Ok, vous l’aurez voulu, je fouille dans ma mémoire et attention : “ Corinne se crispa sur sa branche, rouspéta puis, gagné par son instinct de volatile, s’envola en sifflant, jacassant et croassant à tour de rôle ”. Oh, en plus, si je n’m’abuse, j’ai bien l’impression qu’il était parti bruyamment !
Voilà, c’est ça, sans commentaire.
Ah si, j’oubliais : n’la ram’nez plus !
– Ah, te revoilà, maudit perroquet ! Où étais-tu donc passé ?
– Reecoonnaaiissaancee, reecoonnaaiissaancee, reecoonnaaiissaancee.
– Et qu’as-tu donc pu bien reconnaître ? lui demanda Père.
Demoiselle anticipa et répondit à sa place :
– Je crains pour vous qu’Elle n’arrive.
– Eellee aarriivee, Eellee aarriivee, oouuii, Eellee aarriivee !
El Capitano esquissa un demi-sourire, à la fois soulagé, inquiet, ravi, excité, nerveux, heureux ou encore apeuré de la retrouver. Bien qu’envahi par tant de sentiments contradictoires, il ne laissa rien paraître de ses émotions :
– Bien, parfait. N’était-ce donc pas pour Elle que tu m’as protégé de ta sœur ?
– Elle a en effet émit le souhait de vous revoir, El Capitano. Je n’allais pas l’en priver, Elle est si enchantée de ces retrouvailles.
– Elle doit être un peu nerveuse.
– Nerveuse ? Non.
– Tu ne me feras pas croire qu’Elle n’est pas… El Capitano chercha le terme adéquat.
– Ravie ? Excitée ? Heureuse ? Si, tout ça ! Elle est tout cela à la fois ! compléta et insista Demoiselle qui n’eut pas à chercher.
– Elle devrait avoir peur ! Elle devrait être inquiète ! Elle devrait être…. s’agita El Capitano.
– Soulagée. Calmez-vous, et tranchons pour soulagée.
El Capitano, la mâchoire crispée – en fait pas tout à fait calme, pas tout à fait maître de ses émotions –, la toisa un instant et, maintenant troublé, confus, se retint pour ne pas lui serrer la gorge jusqu’à lui en briser le larynx.
C’est quoi le larynx ? Figurez-vous que j’m’y attendais.
Vous êtes prévisib’es, si prévisisb’es…
Allez, parc’ que vous êtes des enfants, je n’vais pas m’lancer dans un cours d’anatomie que vous n’comprendriez pas.
Non, rien à voir, c’n’est pas du tout parc’ que ça m’arrange ! J’en s’rais capab’e. Parfait’ment, capab’e ! Ne m’cherchez pas, hein ?!
Le larynx, c’est un tube qui est dans la gorge et qui permet… plein d’choses.
Comme quoi ? Comme quoi ?! Oh, vl’a qu’le mouflet veut m’tester. Ok, tu l’auras voulu, j’active ma fonction méd’cine : Le larynx est un organe. Vlan ! Son rôle prioritaire est d’assurer le passage de l’air. Pam ! Il assur’ également un rôle important dans la phonation. Oho ! Et pourquoi ? Parce qu’il contient les cordes vocales ! Tac tac, mouché l’mioche !
Wouh, qui c’est la plus forte ?
Voilà, on s’est compris.
El Capitano souffla, inspira, expira, souffla, reprit le contrôle de ses nerfs et, apaisé, lui vint une pensée sadique en tête – vous allez aimer, sauf peut-êt’e toi qui est un peu plus sensib’e. Son demi-sourire se transforma en un parfait sourire. Impatient, il s’empressa de conclure :
– Il faut donc qu’Elle soit accueillie comme il se doit !
– Il serait sage de me laisser me relever pour que…
– Tututututututute, exagéra-t-il.
Demoiselle – parfait’ment im’obile, complèt’ment maint’nue – le fixa et ce qu’elle entrevit dans son regard la refroidit – je crains qu’elle ait raison d’commencer à avoir peur.
– Père, ne serait-il pas temps de… essaya Fils.
– Il est temps de continuer à t’assurer qu’Effrontée ne se relève pas ! commanda-t-il sèchement.
– Bien, bien… mais… quand Corinne dit “ Elle ”…
– Eellee, Eellee, Eellee ! s’obstina Corinne qui venait de se trouver une petite branche confortable pour observer à loisir.
– Quand Corinne dit “ Elle ”… et bah quoi quand Corinne dit “ Elle ” ?! s’agaça Père.
– Et bien, n’est-il pas grand temps de nous préparer à la recevoir ? Pour la combattre ? Si Elle est si redoutable, ne devrions-nous pas nous…
– Organiser ? Planifier un… plan ?
– Exactement ! s’enthousiasma Fils. Prévoyons, projetons, ordonnançons notre offensive !
– Je m’y attelle, Fils, je m’y attelle, confia-t-il d’une voix pleine de promesses – et promis ça va êt’e… détonnant !
Fils, satisfait que Père pense à tout, se surprit à le dévisager un instant. Mais ce qu’il vit le troubla – eh, eh, grandiose – : un regard fou, vitreux, terrifiant. Un sourire franc, bien dessiné mais dénoué d’émotion, glaçant. Fils, attentif, ne détourna pas les yeux et assista alors, impuissant, pétrifié, à la mise en forme du plan de Père – oh, oh, oh, attention les yeux !
Père, de sa main calleuse, serra le cou de Demoiselle. Il serra, progressivement, jusqu’à ce que Demoiselle grimace, suffoque et laisse s’écouler un filet de bave au coin de ses lèvres. L’air lui manquant, son corps réagit par spasmes. Ses pieds tapèrent le sol, puis ses hanches tentèrent de toute leur force d’éjecter El Capitano, qui pesa sur elle plus encore de tout son poids. Demoiselle contre-attaqua et, de sa main libre, lui cogna le flanc de toute la puissance dont elle fut capable. Des coups inefficaces. Comprenant qu’elle luttait alors pour sa survie, elle entreprit de le frapper au visage, mais déjà ses forces l’abandonnaient et la vigueur lui manqua pour réussir à le blesser au point de le faire lâcher. Désespérée, elle se résolut à user de ses ongles pour le griffer. Mais alors que son petit doigt s’approchait de la bouche de El Capitano, dans sa démence, il le lui mordit. Le sang coula aussitôt, car El Capitano croqua ce doigt fin et délicat tel un chien affamé se jetant sur un morceau de viande. La peau se déchira, l’os ne résista pas et se brisa. Demoiselle tira sa main, prise de furieux tremblements incontrôlables, tira pour tenter de l’extirper de cette bouche vicieuse. En vain. Asphyxiée, meurtrie, vidée, son visage blanchit ; et les spasmes s’estompèrent. Son énergie la quitta et, alors qu’elle s’apprêtait à perdre connaissance, sa main se libéra et retomba mollement sur sa poitrine.
Fils put voir qu’une phalange manquait.
– PÈRE ! Tu vas la tuer ! hurla-t-il en reprenant ses esprits.
Père desserra son étau.
Demoiselle émit un râle.
Démoniaque, El Capitano promena son regard de l’un à l’autre. Il s’arrêta sur Demoiselle et lui cracha son bout de doigt au visage en y allant d’un commentaire peu glorieux :
– Tiens, tu avais oublié ça dans ma bouche.
– Père…
– Tu as raison, j’ai bien failli la tuer, merci, Fils, tu m’as arrêté à temps.
– Père…
Père tapota la joue de Demoiselle :
– Allez, réveille-toi, ne flanche pas ! Elle mérite que mon art s’exprime encore un peu plus.
Les yeux fermés, Demoiselle inspira et souffla lentement, se concentra sur chaque goulée d’air emplissant ses poumons. Doucement, elle revint à la vie ; malheureusement, pour qu’une douleur atroce s’élance dans sa main et s’étende à tout son bras.
– Allez, ouvre les yeux, profite et vois ce dont je suis capable ! la motiva El Capitano d’une voix de possédé.
Courageuse, vaillante, orgueilleuse, Demoiselle rouvrit les yeux. Juste à temps pour voir le poing de El Capitano s’abattre sur son visage. Frappée, son crâne rebondit sur le sol. Son nez dévia complètement sur la gauche. Secouée, elle sentit un deuxième coup arriver. Son arcade craqua. Le troisième coup l’étourdit plus encore. Sa lèvre se fendit. Le quatrième l’emporta vers l’inconscience, tandis que cinquième et le sixième parachevèrent l’œuvre de El Capitano.
Fils, arrivé pour la secourir, lui retint le poing pour éviter qu’il ne la tue.
– Père… pourquoi ?
– Fils, ne te méprends pas, elle est dangereuse, elles sont toutes dangereuses.
– Demoiselle n’est pas… elle a l’air…
– Ne te fie pas aux apparences.
– Paas see fiieer, paas see fiieer ! confirma Corinne.
– Mais… Fils regarda Demoiselle agoniser et, indigné par la vue de son visage tuméfié, n’arriva pas à terminer sa phrase.
<< – Demoiselle, du sang, tant de sang sur ton visage. Ta grâce et ta délicatesse ont laissé place à l’horreur, à la laideur. Me voilà triste et affligé, si malheureux, devant toute cette ignominie. Désemparé, il ne me reste plus qu’à… contempler… constater… ton visage gonflé et déformé, tes yeux vides, brumeux, dans lesquels je peux y lire ton abandon, ton renoncement. Puis ce nez, ton nez… dans un angle… si improbable. Disgracieuse, tout ton charme envolé, il t’a créée ainsi, ainsi il t’a transformée, de par son art, vulgaire, obscène ! Tes lèvres pulpeuses ont littéralement explosé, leur rouge naturel, vif, vivifiant, est masqué par tant de sang, du sang, sombre, noir, morbide. Des zébrures, des coupures, des cassures se promènent là, sur toi, outrageusement et de façon anarchique ; un fou, furieux, non, non ! Seul un être aliéné et possédé peut ainsi œuvrer ! Ta blonde chevelure, sous la violence des coups, s’est échappée de son foulard, et les mèches poisseuses te collent au visage mais jamais elles ne parviendront à dissimuler ton calvaire. Ton front, ton front, ton front… cette si large entaille, nette, droite, te vaudra-t-elle à jamais une infâme cicatrice ? Oh, Demoiselle, oh… que puis-je maintenant dire, faire, il est trop tard, impossible de revenir en arrière… Oh, il ne me reste que mes lamentations… >>
Fils ne put la lâcher des yeux et laissa s’échapper, sans s’en rendre compte, une unique larme d’incompréhension, de pur chagrin.
El Capitano s’en aperçut, il n’en fallait pas autant pour qu’il y aille encore de son petit grain de sel :
– Mauviette.
Ce simple mot sortit Fils de sa torpeur :
– Père…
– Oh ! Ne sais-tu dire que cela ?! Père, Père, Père ! Et encore Père ! D’ailleurs au lieu de mâter, n’avais-tu donc personne à surveiller ?! lui rappela-t-il durement en se relevant.
Fils se ressaisit, se rappela Effrontée et se retourna.
Furieuse, blessée, il la vit s’approcher avec lenteur, les mains sur les côtes.
– Non ! Ne t’avance pas ! l’avertit-il, non pas pour la sommer de se rendre ou l’empêcher de s’en prendre à lui, mais pour la protéger de cette vision monstrueuse qu’était devenue sa sœur.
Effrontée ne l’écouta pas, ne pensa pas un instant à lui obéir, déchaînée, et bien que claudicante et désarmée, elle n’avait qu’un souhait en tête : les affronter, coûte que coûte.
Alors qu’elle s’apprêtait, les dents serrées, luttant contre la douleur physique, à frapper Fils, son regard accrocha le visage de son aînée.
Effrontée s’arrêta net. Coupée dans son élan par la révélation cauchemardesque du visage brisé.
Effrontée, choquée, oublia Fils, El Capitano, sa blessure, sa rage, et tomba à genoux. Elle enfouit son visage dans ses mains et pleura. Pleura.
Ses sanglots heurtèrent et déchirèrent les oreilles de Fils.
Ses sanglots gazouillèrent et roucoulèrent sur les tympans de Père.
De son côté, Corinne, porté par le chant agréable des pleurs, se mit à siffloter en rythme.
El Capitano apprécia et, satisfait, en arriva au paroxysme de sa création :
– Fils, j’ai fait ma part, renommons Demoiselle… hum… Dévisagée. J’espère qu’Elle aura plaisir à la voir ainsi, je n’ai pas fait semblant, j’ai donné de ma personne. Regarde donc ma main, toute une manucure à refaire.
Fils ne répondit pas. Alors Père le mit à contribution et lui présenta son ultime objectif :
– Mais Elle apprécierait plus encore qu’Effrontée lui soit présentée comme… Décédée. Tue-la !
Instinctivement, Fils refusa d’être son bourreau, dans la tourmente, dans l’effroi, abasourdi, il ne put s’y résoudre.
– Tue-la ! répéta Père d’une voix forte.
– Tuuee-laa, tuuee-laa, tuuee-laa, martela Corinne d’une voix susurrée.
– Vas-y, tue-la ! insista Père.
– Tuuee-laa, tuuee-laa, tuuee-laa, tuuee-laa, tuuee-laa, tuuee-laa, s’acharna Corinne avide de sang.
Fils, perdu, n’entendant plus que ces mots, ne réfléchissant plus, leva la rapière et en posa la pointe sur la nuque d’Effrontée.
– Transperce-la ! Elle est dangereuse, Fils. Ces femmes sont perfides, rusées. Ne te laisse pas abuser et rappelle-toi : ce sont elles ou nous. Nous, Père et Fils. Nous, qui allons les vaincre et les faire payer !
– Daangeereeuusees, eellees nee veeuuleent quuee nootree moort, Caapiitaaiinee, murmura Corinne, tel un petit diable posé sur une épaule et chuchotant dans le creux d’une oreille.
Le passé lui revint en mémoire et Fils se rappela : son entraînement, les confidences de Père, les soins de Corinne, les beuveries endiablées, les liens d’amitié, cette vraie famille qu’il avait ici trouvée sur cette île, cette union, cette communion et cet avenir radieux, parfait, qui s’offraient à leur côté. Alors Fils ne douta plus. L’effroyable scène à laquelle il venait d’assister n’était que l’engeance de l’affront subit par Père dans le passé. Cette vengeance, oui cette vengeance, Père ne pouvait que la mériter. Ce passage à tabac était justifié, bien sûr. Oui, lui maintenant Capitaine ne se laisserait pas vaincre par une futile hésitation ! Oui, oui, il allait la pénétrer de sa pointe et satisfaire ce père qui lui avait tant apporté. Oui. Oui, il se devait de le faire.
Mais son bras ne bougea pas, ne lui obéit pas. Quelque chose coinçait, persistait en lui, un doute… ou un côté moins sombre.
– Tue-moi, tue-moi, je n’ai pu empêcher ce massacre, tue-moi, je ne veux plus vivre, l’implora d’une voix frêle Effrontée.
Fils, libéré par cette parole, acquiesça silencieusement d’un hochement de tête.
– No...n…
Ce “ non ” comme venu d’outre-tombe de la bouche de Dévisagée le refréna aussi sec. Encore il tergiversa.
– NON !
Un “ non ” ferme, sec, autoritaire, résonna derrière lui.
– Pfff, tu as tout gâché, Fils. Elle est là et le tableau n’est pas encore sublimé. Aahh, ces jeunes, je dois tout faire par moi-même.
El Capitano se pencha et ramassa la rapière de Dévisagée.
Quoi ? Ah oui, oui, j’avais oublié d’vous dire que ce chapitre était pour un public averti. Voilà, vous êtes avertis, et comme on dit : mieux vaut tard que jamais.
Ohlala, en même temps, ne vous l’avais-je pas dit qu’il avait une idée sadique en tête ?! Ah ! C’n’est pas d’ma faute si vous n’voulez pas lire entre les lignes et ne pas t’nir compte de mes avertissements. Vous n'pouvez vous en prendre qu'à vous-même.
Pfff, bon, j’vous l’dis, la suite s’ra tout aussi sanglante. Je crois. Mais rapp’lez-vous d’la préface, en aucun cas je n’vous ai pris en traître :
“ Par contre, j’vous préviens tout d’suite, je n’suis pas vot’e maman chérie, je n’suis pas là pour vous conter une histoire toute mignonne pour vous endormir. Alors si mes propos vous déplaisent, tant pis, c’n’est pas mon problème, vous êtes prév’nus. J’essay’rai quand même de ne pas êt’e vulgaire et de n’pas trop vous choquer. J’essayerai... ”
Moralité, mes p’tits pirates, dans la vie “ essayer ” autorise l’échec.
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