Chapitre 29
Après avoir tous trinqué plus que de raison, chacun s’attabla et entreprit d’attaquer son assiette. Les échanges joyeux reprirent et un brouhaha ambiant envahit bientôt les plaines alentours.
Jarim n’aurait pas su dire lequel de Troj ou Aran mangeait le plus. Ce qui était sûr c’est que malgré leur corpulence, une sorte de magie profane devait faire disparaître nourriture et boisson dans leurs gosiers avant que lesdits mets aient pu atteindre leurs estomacs. Il n’y avait définitivement pas d’autre explication.
Bien que n’ayant qu’en tête de se lever et de rejoindre Eldria, il était bien trop poli pour abandonner ses camarades en plein milieu du repas. N’étant pas tellement habitué à boire, il consentit à descendre une ou deux choppes pour accompagner ceux qui seraient ses compagnons d’infortune à partir du lendemain. Il ne toucha en revanche pas à la troisième choppe, que Troj lui avait remplie immédiatement après la précédente en en éclaboussant plus à côté que dedans.
Après une bonne heure où les discussions glissèrent de la politique jusqu’à la culture des pommes de terre, en passant par des sujets variés tels que la guerre, la bière ou encore les femmes, un évènement vint enfin donner une excuse à Jarim pour s’éloigner de Troj et Aran, qui lui tenaient la jambe depuis quinze bonnes minutes. Un petit groupe de convives était en effet allé chercher quelques instruments – deux guitares, une flûte et un tambour – et avait entamé une musique entraînante, incitant tout un chacun à se lever pour venir danser. Ni une ni deux, il saisit cette occasion pour sortir de table. Mais à son plus grand désarroi, ses deux amis alcoolisés – qui venaient enfin d’arrêter de manger – firent de même. Voulaient-ils l’accompagner ? Dans ce cas, comment allait-il pouvoir se rapprocher d’Eldria, seul ?
Heureusement les deux jeunes hommes, non sans avoir chacun copieusement roté, s’éloignèrent en titubant légèrement, sans lui prêter davantage attention. Curieux, il les observa se diriger vers Salini, qui semblait les attendre un peu plus loin. Tous trois, visiblement très heureux de se retrouver, s’éloignèrent dans la pénombre. Au moins ils ne perdaient pas de temps, se dit Jarim avec un sourire en coin.
La table où était assise Eldria était située à l’opposé de la sienne, à une dizaine de mètres environ. Problème, au démarrage de la musique beaucoup de monde s’était levé dans l’idée de danser, et envahissait désormais l’espace qui les séparait. Pourquoi les éléments l’empêchaient-ils ainsi de retrouver sa bien-aimée ? N’ayant pas de temps à perdre, il se jeta dans la foule, se frayant un chemin parmi les danseurs et danseuses s’agitant au rythme des notes. « Pardon », « Excusez-moi » lançait-il à l’attention des couples qui le bousculaient sans vraiment se préoccuper de sa présence. Finalement, entre deux épaules en mouvement, il aperçut enfin Eldria. Pas de doute, la jeune femme l’avait vu se débattre pour venir jusqu’à elle. Mais d’autres danseurs vinrent à ce moment précis se greffer à l’attroupement déjà compact, aussi bien que Jarim n’eut pas le temps de lui faire un signe avant de perdre le contact visuel.
Après une bonne minute à se tortiller dans tous les sens, il atteignit son objectif. A son plus grand désarroi, il tomba nez à nez avec... La chaise vide qu’occupait Eldria quelques secondes plus tôt. Mais où diable était-elle partie ? Il se dressa sur la pointe des pieds afin de dominer tout le monde. Etait-elle allée danser sans qu’il ne s’en aperçoive ? Il ne la voyait pas. Il scruta de nouveau les alentours, confiant en les capacités de son œil de lynx. Il arrivait bien à repérer un cerf à plus de deux-cents mètres en pleine forêt, il ne devrait avoir aucun mal à trouver la fille qui attirait d’ordinaire naturellement ses yeux en toute circonstance...
Bingo, il la repéra enfin non loin vers les maisons, à l’orée de la lumière que produisaient les torches. Elle semblait le regarder. Quand il leva le bras pour lui faire comprendre qu’il voulait lui parler, elle se retourna brusquement et s'éloigna d’un pas décidé vers la cour de la ferme. Quelque chose n’allait visiblement pas. Pourquoi fuyait-elle de la sorte ? Sans se poser plus de question, il se lança à sa poursuite.
La cour était totalement vide à cette heure. On entendait seulement résonner la musique entraînante de la fête improvisée, accompagnée de chants entremêlés plus ou moins faux. A peine arrivé, Jarim eut seulement le temps de voir la robe d’Eldria disparaître derrière l’angle de la bâtisse qui servait d’enclos aux chevaux.
– Eldria ! appela-t-il.
Pas de réponse. Sans se démonter il la suivit encore. Il fallait qu’il lui parle. Il ne pouvait pas imaginer une seule seconde partir loin d’elle en restant sur la dispute de l’autre jour. Mais une nouvelle fois, elle n’était plus là quand il atteignit l’enclos. Qui poursuivait-il, un fantôme ? De là où il était, aucune trace d’elle. Il tenta une nouvelle fois de l’appeler, mais seuls les grillons lui répondirent. Elle n’avait pas pu disparaître comme ça !
Un peu plus loin, la silhouette de la grange se dessinait à la faveur de la lune. Peut-être s’y était-elle rendue ? Il ne voyait de toute façon pas d’autre endroit où elle aurait pu se rendre. Il s’y dirigea donc à pas feutrés, sensible au moindre son qui pourrait lui donner un indice.
– Eldria ? dit-il doucement en passant le battant de la porte.
Au début, aucune réponse. Puis, il entendit finalement un très léger reniflement émaner d’un tas de foin sur sa droite. Il s’en approcha. La jeune femme était accroupie dans la pénombre, entre deux caisses en bois. De dos, elle se tenait le visage. Elle pleurait.
– Eldria ? répéta Jarim, surpris. Qu’y a-t-il ?
Il y avait encore dix minutes à peine, il la voyait rayonner d’un grand sourire à la fête. Qu’avait-il bien pu se passer pour qu’elle passe ainsi du rire aux larmes en si peu de temps ? Il s’accroupit à ses côtés et lui posa la main sur l’épaule pour tenter de la réconforter.
– Pourquoi tu pleures ? demanda-t-il d’une voix affectée.
Il tenta de se décaler afin de voir son visage. A cet instant précis il se serait attendu à tout. A tout, sauf à ce qui était sur le point de se produire. Le temps, dont l’écoulement n’était décidément pas constant récemment, se mit une nouvelle fois à tourner au ralenti. Le tumulte de la fête au loin se tut subitement. Les grillons mirent fin à leur sérénade nocturne. La ferme tout atour disparut. De manière plus générale : l’univers entier cessa d’exister. Ne restait que ce coin de grange qui s’était, comme par miracle, soustrait à l’emprise du temps et de l’espace. D’un mouvement vif, presque bestial, Eldria se jeta dans les bras de Jarim et l’embrassa. Longuement. Ses bras l’enlacèrent amoureusement. La douceur de ses lèvres se mêla au goût amer de ses larmes dans une explosion de sensations nouvelles. Le cœur de Jarim s’était arrêté avec l’univers.
Avec la force de l’impact, leurs corps basculèrent en arrière, dans le foin. Jarim sentit la chaleur de sa peau sur la sienne, alors qu’elle restait sur lui, leurs bouches ne s’étant pas quittées. Stupéfait, les gobilles grandes ouvertes, ses avant-bras étaient bêtement restés bloqués les paumes en avant, ne sachant visiblement pas d’eux-mêmes comment il convenait de réagir. Puis petit à petit, ses sens cessèrent de faire grève. Il venait de prendre conscience que son rêve devenait réalité. A son tour, n’y croyant pas encore totalement, il l’enlaça délicatement et lui rendit son baiser en fermant les yeux.
Une minute s’écoula, mais ni Jarim ni Eldria n’en eurent conscience. Aucun d’eux ne semblait vouloir bouger davantage. Aucun d’eux ne semblait vouloir mettre des mots sur ce qu’ils ressentaient de concert. Finalement, ce fut Eldria qui mit fin d’elle-même à leur premier baiser. Elle se redressa. Jarim rouvrit les yeux pour mieux la regarder, elle qu’il connaissait déjà par cœur. Dans l’obscurité, il détailla le visage de sa bien-aimée. Il ne réalisait même pas encore le caractère désormais officiel de l’appellation de par cet acte si soudain et inattendu. Il contempla ses pupilles qu’il savait bleues, mais qu’il devinait rougies par les larmes. Il lui passa affectueusement la main sur son doux visage pour essuyer les quelques larmes qui avaient élu domicile sur sa joue. Il n’avait même pas besoin de parler, ses yeux le faisaient pour lui.
Sous sa main, il la sentit trembler. Elle ne souriait pas, son visage était grave. Puis sans crier gare, sa bouche fondit de nouveau sur la sienne. De leur côté, ses doigts atteignirent cette fois sa chemise, et entreprirent d’en défaire prestement les boutons. Surpris, Jarim se laissa faire, ne sachant pas comment réagir. Etait-elle sûre de ce qu’elle faisait ?
Une fois le dernier bouton défait, ses mains passèrent sans tarder sous le tissu. Il sentit ses paumes brûlantes glisser sensuellement d’abord sur ses abdominaux, puis sur son torse. En écartant les bras, elle le força à retirer entièrement le vêtement. Ayant définitivement perdu l’ensemble de ses moyens, il hésita mais n’osa finalement pas reproduire la même chose sur elle de peur de mal agir et de la brusquer. C’était définitivement elle qui menait la danse.
Après de langoureuses caresses qui eurent un effet certain sur lui, Eldria se leva, le laissant pantois, torse nu sur le sol. Continuant à lui faire face, elle recula de deux pas, le regard fuyant. On devinait ses joues rosies grâce aux rayons de lune qui filtraient au travers du bois, lui donnant un air d’ange, totalement irréel. Jarim se demanda sérieusement s’il n’était pas en train de rêver. Mais non, jamais il n’aurait pu rêver ce baiser. Complètement pris au dépourvu, il ne savait pas quoi dire ni quoi faire.
Puis, soudain, son rythme cardiaque s’accéléra. Eldria venait de joindre ses mains dans son dos, d’où elle semblait défaire les lacets de sa robe. Lentement, elle tira sur la petite ficelle qui détenait en elle le pouvoir sur sa pudeur. La robe ne tarda pas, sous l’effet de la gravité, à rejoindre le sol. En retour, Jarim habilla de son regard invité à l’indiscrétion le corps de son amie. Au-dessus de sa culotte, il observa ses hanches, son ventre, sa taille et, un peu plus haut, sa poitrine qu’elle ne chercha pas à dissimuler. Ces petits seins, dont il avait tant rêvé ces dernières nuits, s’offraient sans aucun filtre à lui. Il en grava chaque détail, chaque centimètre-carré dans son esprit. Un petit nuage venait d’apparaître sous lui.
Pourtant, du coin de l’œil, il remarqua une nouvelle larme qui coulait sur le visage d’Eldria. Elle ne le regardait toujours pas dans les yeux. La mine apparemment triste, les bras joints, elle fixait le sol, de toute évidence gênée. En constatant cette réaction, Jarim se sentit immédiatement honteux de l’avoir ainsi dévorée des yeux sans se priver. De toute évidence c’était une épreuve pour elle.
Alors qu’il s’apprêtait à se redresser pour tenter de reprendre un semblant de contrôle et de la rassurer, il se rendit compte qu’elle avait pincé les deux côtés de sa culotte et qu’elle était sur le point de la retirer à son tour, tout en rougissant de plus belle. Dans son esprit tout se joua en une fraction de seconde. Lui-même, en cet instant, n’aurait pas su dire s’il était prêt à... aller plus loin. Ce qui était évident en revanche, c’était que elle ne l’était pas. D’un bon agile il se mit debout face à elle et lui attrapa délicatement les avant-bras, la freinant de fait dans son geste. Il n’avait que trop bien compris. Sa plus que jamais amie se forçait de toute évidence, avant le grand départ, à accélérer l’évolution de leur amour, resté secret jusqu’alors, mais qui venait d’exploser au grand jour – ou plutôt à la grande nuit. Cette nuit dont il savait qu’il se souviendrait toute sa vie.
– Tu n’es pas obligée, tu sais... lui murmura-t-il à l’oreille.
Il vit ses lèvres trembler quelques instants. Puis, tombant littéralement dans ses bras, elle fondit en larmes. Il la serra en retour, essayant d’ignorer la petite voix lubrique dans sa tête qui lui hurlait que sa poitrine était collée contre son torse.
– Qu’est-ce que je vais devenir sans toi ? craqua-t-elle en sanglotant. Je ne veux pas que tu partes...
Il ne sut pas quoi dire, se contentant de caresser machinalement ses doux cheveux bruns.
– Je ne veux pas que tu partes, répéta-t-elle. Reste ici, s’il te plaît. Je... t’aime.
En entendait ces mots, Jarim se sentit défaillir. Elle l’avait dit. Elle l’avait dit ! Submergé par l’émotion et par l’état de celle qu’il tenait dans ses bras, il manqua de fondre en larmes lui aussi.
Mais il ne le devait pas. Il ne pouvait pas. Il devait la réconforter, ne pas s’apitoyer sur leur sort maudit qui les forçait à se séparer au moment où, pour la première fois et du haut de leurs dix-sept ans, ils étaient véritablement ensemble.
– Je suis désolé, dit-il d’une voix douce. Je n’ai pas le choix. Je vais faire tout mon possible pour revenir au plus vite. Pour te revoir.
Il marqua une courte pause. Elle avait beau avoir fait le premier pas, ces mots, qu’il gardait en secret au fond de lui depuis tant et tant d’années, eurent du mal à sortir. Ce fut finalement son cœur qui prit la parole :
– Je t’aime aussi.
Pour la troisième fois ce soir elle se rua sur ses lèvres. L'univers autour pouvait attendre.
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