Chapitre 38
Eldria se figea. Restée en retrait, Salini l’appela, paniquée :
– Eldria !
– Salini, c’est un piège ! lui lança-t-elle malgré la menace du métal aiguisé sous sa glotte.
Terrassée par cette soudaine prise d’otage, elle ne tenta pas de se débattre, espérant pour le moment simplement que Salini pourrait s’enfuir saine et sauve.
Pourtant, contre toute attente, son assaillant la relâcha et retira sa lame.
– Oh c’est toi, dit une voix masculine. Je m’inquiétais à ton sujet.
Il fallut quelques secondes à Eldria pour distinguer les contours du visage qui lui faisait face dans l’obscurité.
– ... Dan ?
– Lui-même, répondit le jeune homme. Je suis content que tu ailles bien. Que s’est-il passé ?
Eldria ressentit un immense soulagement et se retint de lui sauter dans les bras, avant de se dire que leur relation n’était peut-être pas si poussée...
– J’allais justement te poser la même question !
Il rangea sa lame – une petite dague – à sa ceinture.
– Et bien je me souviens être sorti de la chambre avec toi et avoir un peu avancé. Ensuite plus rien. Je suis revenu à moi ici-même avec une grosse bosse sur la tête.
Il se frotta le crâne à l’endroit où la barre de fer avait brutalement cogné.
– Avec moi il y avait un type de la garde. Je crois qu’il s’appelle Dirsh, un vrai psychopathe. J’étais attaché. Il a commencé à me menacer en me disant qu’il avait d’abord quelque chose d’important à faire, mais qu’il viendrait s’occuper de moi ensuite. Heureusement le gars n’est pas une lumière ; non seulement il ne sait pas faire des nœuds, mais en plus il a oublié sa dague à deux mètres de moi. Il m’a fallu une bonne dizaine de minutes pour défaire mes liens millimètre par millimètre et me précipiter vers le porte. Verrouillée de l’extérieur, bien sûr. De l’autre côté, j’ai entendu les cris déchirants d’une femme. J’avais peur que ce soit toi...
Eldria rougit. Un frisson d’effroi lui parcourut l’échine à l’évocation de ce que la pauvre Naïs avait dû endurer. C’était donc selon toute vraisemblance ce Dirsh qui l’avait violentée avant de l’assassiner froidement... Elle serra les poings.
– A un moment, reprit Dan, il y a eu de l’agitation. D’autres hommes sont entrés. Je n’ai pas pu comprendre ce qu’ils disaient, mais d’un coup les cris se sont tus. Une porte a claqué, puis plus rien. Je suis donc resté là à attendre que le gaillard revienne, prêt à l’accueillir... Un peu plus tard j’ai distinctement entendu du mouvement et des chuchotements alors je me suis tenu prêt. Quelqu’un a déverrouillé la porte et est entré sur la pointe des pieds. Je pensais que c’était ce Dirsh. Mais non. C’était vous.
La fin de son récit fut accompagnée d’un court silence. Eldria tremblait littéralement de rage.
– Et toi j’imagine que tu es Salini ? demanda Dan en se tournant vers l’intéressée.
– C’est ça, répondit-elle froidement en le sondant d’un regard circonspect, comme si elle essayait de déterminer s’il était digne de confiance ou non.
– Je suis content qu’Eldria t’ait retrouvée. C’est une fille pleine de ressources.
– Effectivement, approuva Salini en haussant un sourcil, sans le lâcher des yeux.
Puis, s’adressant de nouveau à sa partenaire hebdomadaire :
– Et donc ? Que t’est-il arrivée ? Comment m’as-tu retrouvé ?
– J’ai juste eu de la chance, grinça-t-elle.
Elle n’avait nullement envie d’évoquer ses mésaventures et de remuer une fois encore le couteau dans la plaie.
– Je vois.
Il n’insista heureusement pas.
– On ne devrait pas traîner ici, dit-il enfin en s’avançant dans la salle aux rideaux. Plus le temps passe et plus nous risquons de... Oh...
Il venait de remarquer les tâches de sang par terre, tout près de la nappe en tissu sous laquelle on devinait distinctement la forme d’un corps féminin.
– Je suppose que c’est... la fille que j’ai entendue, dit-il doucement.
Eldria et Salini demeurèrent silencieuses, la mine basse. Dan sembla le remarquer.
– Vous la connaissiez ?
Nouveau silence.
– Je suis sincèrement désolé, ajouta-t-il d’une voix solennelle. Beaucoup d’hommes ici ont l’air d’avoir perdu la raison... Il y en a même de plus en plus qui se mettent à écouter les élucubrations d’un névrosé de la garde.
S’adressant à Eldria :
– Celui-là même qui a essayé de t’agresser une fois. Son coup à la tête n’a pas vraiment arrangé sa démence...
Devant le mutisme des deux jeunes femmes, il ne se démonta pas.
– Je comprends que ce que vous avez toutes les deux vécu n’a pas dû être facile, mais nous devons continuer. Nous n’aurons plus d’autres occasions...
Elles finirent pas acquiescer doucement. Avant qu’il n’ouvre la porte de sortie, Eldria l’appela.
– Dan ?
– Oui Eldria ?
– Fais attention s’il te plaît...
Il leva le pouce en l’air en lui souriant.
– Ne t’en fais pas, je ne me ferai pas avoir deux fois.
Dans le couloir, des bruits d’affrontements continuaient de résonner.
– Il se passe réellement quelque chose de pas normal, commenta Dan, la mine soucieuse.
Il prit sa dague en main, ce qui ne rassura pas Eldria et, à en juger par l’expression sur son visage, Salini non plus.
– Dépêchons-nous, dit-il. Suivez-moi.
Ce fut bien évidemment ce qu’elles firent, restant bien derrière lui, l’imitant quand il se collait aux murs, quand il ralentissait ou, au contraire, quand il accélérait.
Le petit groupes arpenta ainsi le plus discrètement possible et pendant plusieurs minutes de nouveaux dédales labyrinthiques. Eldria prit pour la première fois pleinement conscience de l’architecture tentaculaire du fort dans lequel elles avaient été incarcérées. C’était tout bonnement une succession gigantesques d’édifices tous reliés les uns autres, le tout entouré par un imposant mur d’enceinte de plusieurs mètres de haut. Elle se demanda sérieusement comment l’armée du Val-de-Lune – à qui appartenait normalement cet endroit – avait pu abandonner un tel poste avancé à l’ennemi.
Malencontreusement, et malgré les précautions de Dan, ils tombèrent soudain nez à nez avec quatre hommes armés et se virent contraints de s’arrêter net. Dan étendit les bras sur les côtés pour intimer implicitement à Eldria et Salini de rester derrière lui.
Les quatre hommes portaient la même tunique rouge que ceux qui les avaient pourchassées un peu plus tôt.
– Tiens donc, regardez ce que nous avons là, commenta l’un deux, un homme de taille moyenne aux long cheveux gras et à la dentition jaunie.
– C’est deux jolis bouts de filles que tu trimballes là mon gars, lança un autre, plus grand et musclé, à l’attention de Dan.
Ce dernier baissa les bras – sans toutefois ranger son arme – comme pour montrer qu’il ne désirait nullement les affronter.
– Ces prisonnières se sont évadées, leur annonça-t-il calmement. Je les ramène en cellules.
Contre toute attente, les quatre gardes rirent de bon cœur.
– Ouais ouais. Toi t’as pas l’air d’être au courant de ce qu’il se passe ici.
Un de ses collègues renchérit :
– Tu es avec nous ou contre nous ?
Dan leur jeta un regard circonspect.
– De quoi vous parlez ?
Nouveaux rires. Le plus grand des quatre reprit la parole :
– Sleven est notre nouveau chef maintenant. On en a marre de la guerre et des ordres débiles. On va prendre cette prison par la force et enfin pouvoir se taper toutes les nanas qu’on veut quand on veut, de jour comme de nuit.
Ses yeux se posèrent sur Salini.
– D’ailleurs je crois que je vais commencer par celle-là, conclut-il d’une voix malsaine.
Salini et Eldria reculèrent d’un pas. C’était la première fois qu’Eldria entendait le nom de son défunt bourreau. Sleven... De toute évidence, ces hommes n’avaient aucune idée de ce qu’il était advenu de leur nouveau "chef"...
– Alors ? insista un des potentiels agresseurs, dont les intentions paraissaient désormais claires. Tu es de l’intendance non ? Tu es avec nous, ou pas ?
Il leva son épée d’un air menaçant. Dan soutint son regard quelques secondes, puis il soupira.
– Très bien les gars. Vous avez gagné.
Il se retourna vers Eldria et Salini qui avaient instinctivement fait encore un nouveau pas en arrière.
– Je vous laisse faire ce que vous voulez d’elles mais seulement si vous me laissez les récupérer après.
Discrètement, il adressa un clin d’œil à Eldria. Cette dernière avait confiance en Dan, elle savait qu’il ne les laisseraient pas tomber entre les mains de ces rustres. Il devait avoir un plan. Malgré tout, une certaine appréhension la gagna.
Sans crier gare, Dan pointa alors sa dague dans leur direction à toutes les deux. Salini sursauta devant la menace mais Eldria la prit immédiatement par la main pour tenter de la rassurer. Il ne fallait surtout pas qu’elle panique. Dan savait ce qu’il faisait. Il ne devait pas les trahir.
– Je connais un endroit tranquille où on pourra se les faire, reprit le jeune homme.
Les quatre gardes affichèrent simultanément un sourire satisfait, presque machiavélique. Ils rengainèrent leurs épées, sauf l’un d’eux, le plus grand. Ce dernier fixait toujours Dan d’un œil méfiant.
– Avancez, ordonna sèchement Dan à ses deux prétendues prisonnières.
Après lui avoir lancé un regard perplexe, elles firent demi-tour et s’exécutèrent. Le pouls d’Eldria s’accéléra. Elle ne voyait pas comment Dan et elles allaient pouvoir se sortir de cette situation.
– A droite, leur indiqua-t-il alors qu’elles ouvraient la marche forcée.
Derrières elles, elles purent distinctement entendre des sifflements appréciateurs et des ricanements gras. « Moi je vais me taper la blonde » dit l’un ; « Ah, non moi je préfère la brune » dit l’autre, « Regarde son cul »...
Eldria serra une nouvelle fois les poings sous le joug de la colère. Elle en avait assez d’être traitée comme un vulgaire tas de viande.
– A gauche, continua Dan.
Elles tournèrent et arrivèrent devant une énième porte.
– Toi, la brune, héla Dan sur un ton qu’Eldria ne lui connaissait pas. Ouvre la porte.
Elle lui lança un regard noir comme pour lui signifier « N’en rajoute pas trop non plus », mais se plia malgré tout aux instructions. Le visage de Dan demeura impassible.
Eldria fut soudainement assaillie d’un horrible doute. Se pourrait-il que...
– Après vous Messieurs, indiqua-t-il poliment tout en se décalant pour que ses prédécesseurs puissent passer.
L’ouverture donnait sur une pièce fermée, baignée de la lumière vive mais grisâtre de cette triste journée hivernale.
Les trois hommes qui avaient rangé leurs épées ne se firent pas prier. Ils passèrent devant Dan, Salini, puis Eldria, adressant des gestes obscènes à ces dernières. L’un d’eux sortit sa langue et la fit tourner sans équivoque sur ses lèvres gercées, une lueur graveleuse se reflétant au fond de ses sombres pupilles.
Le quatrième en revanche, celui qui avait gardé son arme au poing, resta en retrait.
– A toi l’honneur, dit-il sèchement à Dan en le pointant de sa lame.
– Pas de problème, lui répondit-il.
Il fit mine de faire demi-tour, mais soudain, alors que les autres avaient passé l’encadrement de la porte, il fit volte-face en un éclair.
Son poing serré fila à toute allure dans les airs et vint frapper de plein fouet la face du garde armé. Ce dernier n’eut pas le temps de réagir. Devant la puissance du coup, un craquement se fit entendre avant qu’il ne bascule en arrière et s’étale sur le dos.
Ses acolytes se retournèrent immédiatement.
– Espèce de... commença l’un d’eux en se jetant sur Dan la main au fourreau.
Mais il n’eut pas le temps de terminer son insulte. D’un mouvement agile, Dan lui asséna en effet un impressionnant coup de pied en plein dans le thorax. L’homme fut littéralement propulsé presque deux mètres plus loin, en plein sur ses camarades qui tombèrent eux aussi comme des quilles.
Le sang d’Eldria ne fit qu’un tour. Ni une ni d’eux, elle attrapa la poignée de la porte et la claqua d’un coup sec pour les enfermer et tenter de les retenir quelques secondes de plus.
– Courez ! s’écria Dan.
Elles ne se firent pas prier. Mais avant qu’elles n’aient pu faire plus de deux pas, Salini poussa un cri. L’homme qui s’était pris le coup de poing, resté allongé au sol, venait de l’attraper fermement par la cheville. De l’autre main, il se tenait le nez. Du sang s’en écoulait abondamment.
– Zales bedides zalobes ! leur cracha-t-il.
Eldria n’hésita pas un seul instant. Arrivée à son niveau, elle lui infligea à son tour un violent coup de pied en plein dans les gencives. L’homme lâcha prise dans un jappement de douleur. Elle attrapa ensuite Salini par le bras et les deux jeunes femmes s’élancèrent à toute allure sur les talons de Dan.
Le décor défila autour d’eux à toute vitesse. Dans leurs dos, leurs assaillants n’avait pas mis longtemps à se relever pour se lancer à leur poursuite.
– Raddrabez-les ! s’était écrié une voix.
A un croisement, ils dépassèrent un autre groupe de soldats en tuniques rouge eux aussi qui, devant le vacarme, se joignirent rapidement à leurs semblables dans leur course effrénée. Cela obligea Dan à emprunter une autre direction que celle qu’il semblait avoir initialement choisie.
Très vite, Eldria sentit les muscles de ses cuisses lui brûler vivement. Son souffle fut court. Le manque d’exercice se faisait cruellement sentir... Le cœur battant à tout rompre, la panique la gagna. Dan ne les avait pas trahies, mais ce serait peut-être son propre corps qui le ferait s’ils devaient continuer trop longtemps à ce rythme...
Bientôt, ce fut Salini qui la tira.
– N’abandonne pas ! s’égosilla-t-elle. S’il te plaît !
Mais l’angoisse se lisait dans sa voix.
Au bout d’un moment, ils firent irruption à l’extérieur. L’air y était glacial mais Eldria avait tellement chaud que cela lui fit presque du bien. Son souffle saccadé se mit à produire d’épaisses volutes de buée.
Elle reconnut rapidement la grande cour intérieure, que Salini et elle ne connaissaient que trop bien... Ils étaient pratiquement revenus à leur point de départ !
Pourtant d’ordinaire plutôt calme, le lieu ressemblait désormais davantage à un champ de bataille. Des hommes en tunique rouge se battaient contre les gardes habituels, qui semblaient être en sous-nombre. Quelques corps éparses jonchaient la pelouses gelée. Dans le tumulte assourdissant, personne ne sembla faire attention à eux.
Ils n’étaient pas sortis d’affaire pour autant. Une dizaine d’hommes étaient toujours à leur trousses et débarquèrent bientôt eux aussi à l’air frais.
– Ils sont là ! lança l’un d’eux.
– Vite, par là ! réagit Dan en s’élançant vers l’autre côté de la cour.
Eldria, à bout de force, dut déployer des efforts inimaginables pour se lancer dans un nouveau sprint. Ses muscles hurlaient à l’agonie et sa poitrine menaçait d’imploser. Malgré tout, l’adrénaline la fit de nouveau s’envoler en dépit des véhémentes protestations de toutes les cellules de son corps.
Dan les dirigea jusqu’à la petite porte dérobée en bois par laquelle elles avaient vu disparaître à plusieurs reprises nombre de leurs camarades prisonnières lors des libérations bi-mensuelles. C’était devant cette porte qu’elles avaient pu apercevoir pour la dernière fois Dricielle, puis Karina un peu plus tard...
D’un coup d’épaule, le jeune homme ouvrit le passage.
– Entrez ! lança-t-il en leur tenant le battant.
Salini suivie de près par Eldria se ruèrent de l’autre côté. L’instant d’après, Dan les rejoignit et referma derrière lui. Il tourna avec précipitation le misérable loquet censé verrouiller la porte et fit quelques pas en arrière.
– On est pris au piège ! paniqua Salini.
Effectivement, Eldria se rendit rapidement compte que la pièce dans laquelle ils venaient de se précipiter ne devait pas faire plus de cinq mètre de côté et était entièrement vide. Ses murs étaient nus, à l’exception d’une simple troche qui crépitait faiblement, les baignant dans une lueur orangée.
– Merde ! lâcha Dan dans un souffle. Ils ont muré !
– Je croyais que tu savais où tu allais ! lui reprocha Salini entre deux halètements.
– Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, j’étais un peu occupé là-dehors pour me soucier de notre orientation !
Salini fut sur le point de répliquer quand soudain, un bruit sourd se fit entendre de l’autre côté de l’unique porte, mettant brutalement fin à leur dispute. D’autres coups répétés suivirent. Le bois se mit à craquer dangereusement.
– On sait que vous êtes là-dedans ! dit une voix étouffée de l’autre côté, qu’ils reconnurent comme étant celle de celui que Dan avait frappé au thorax.
– On va venir vous chercher !
D’une voix chevrotante, Salini demanda :
– Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
Dan ferma brièvement les yeux et souffla longuement.
– Et merde, répéta-t-il.
Il les repoussa avec douceur vers le mur du fond.
– Restez derrière-moi.
Il se plaça ensuite devant la porte – que les cognements faisaient trembler de plus en plus – et leva courageusement sa dague.
Eldria ne sut pas si c’était l’effet conjugué du manque d’oxygène et de la monumentale tension à laquelle elle était soumise, mais la vision de la silhouette assurée de Dan se démarquant nettement dans l’intense lumière blanchâtre qui filtrait au travers des interstices, prêt à sacrifier jusqu’à son dernier souffle pour elles – pour elle –, cette vision s’imprégna en elle comme une onction divine sur son cœur. Son cœur justement, qui avait loupé quelques battements dans la précipitation des derniers instants, n’en loupait désormais plus aucun.
L’affrontement semblait inévitable...
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