Jusqu'au bord du vide
1er jour
Une main sur les yeux pour se protéger du soleil qui filtrait entre les rideaux fins, Lili poussa un gémissement plaintif et tendit les doigts vers son téléphone. Elle n'avait aucune idée ni de la date ni de l'heure et sentait une douleur sourde au fond de son crâne. Avait-elle bu ? Elle ne s'en souvenait pas. Les lieux, en revanche, n'avaient rien d'inconnus. Elle reconnaissait l'odeur du parfum masculin mélangée à une touche de lavande et cette délicate senteur de pâte qui dore à la poêle. Lili avait trouvé refuge chez son frère.
Les ongles raclant les draps sans trouver son portable, la jeune femme dut se résoudre à ouvrir les yeux pour le saisir et l'approcher de son visage. Elle n'avait pas moins de deux appels manqués et une bonne dizaine de messages non lus. Une longue fissure inconnue zigzaguait d'un bout à l'autre de l'écran sans affecter la fonction tactile. Qu'avait-elle fait la nuit dernière ? Lili vérifia trois fois l'heure avant de se faire une raison : il était 16H06.
« Enfin réveillée ! J'ai fait des pancakes, ça t'dit ?
- Hmm. »
Toujours dans les vapes, Lili se redressa et se frotta les yeux longuement tandis que son frère posait des verres, des couverts et de la confiture sur la table au milieu de la pièce. Le temps qu'elle glisse sa carcasse jusqu'à la chaise, son frère avait déjà englouti deux pancakes et s'en préparait un troisième. Alors qu'elle en jetait un dans son assiette, il la dévisagea longuement, perturbé ou gêné, elle n'aurait pas su le dire.
« La prochaine fois que tu te sonnes à ma porte, Lili, je te laisse dehors.
- Quoi ? T'es pas venu me chercher ?
- Je dormais ! Tu t'es pointée ici en plein milieu de la nuit ! Arrête de boire si c'est pour finir comme ça…
- Oui, oui.
- Tu peux pas continuer à te montrer dès que ça t'arrange. Imagine si j'étais avec une fille !
- Franchement, je préfère pas.
- Je suis sérieux, Lili.
- Moi aussi. »
Est-ce qu'il avait besoin de lui faire la morale dès son réveil ? Et lui mettre des images bizarres en tête alors qu'elle était en train de manger… Il n'avait aucune manière. Comment elle l'avait élevé ? Si ses gosses devaient finir comme lui, elle préférait ne pas en avoir. D'ailleurs, il ne fallait mieux pas qu'un gamin grandisse dans son entourage pour l'instant. Elle n'était pas tout à fait fréquentable. Elle ne savait même plus ce qu'elle avait fait de sa nuit. Elle était déjà une mauvaise sœur, elle ne pouvait pas, en plus, se permettre de devenir une mauvaise mère.
« Préviens, au moins, avant de venir la prochaine fois. T'as un portable, sers-t-en. »
Lili hocha la tête sans trop y penser et se saisit, justement, de son téléphone. Elle avait des messages à lire maintenant que ses pensées s'organisaient. Les huit premiers n'étaient qu'un ramassis de conneries de gens bourrés et de photos que personne ne devrait jamais voir. Les quatre suivants s'inquiétaient de son état et de savoir si elle était bien rentrée. L'un d'eux était de son frère, reçu en début de soirée, pour lui demander d'arrêter d'appeler – elle n'avait jamais répondu. Le dernier venait d'un numéro inconnu. Alors que son pouce allait appuyer sur la conversation, elle sentit un frisson glacé remonter le long de sa colonne vertébrale. Elle déglutit péniblement et appuya.
Dans 30 jours, tu tueras ton frère
Prends bien soin de son dernier mois de vie <3
Liouuuu <3 <3 <3
Son sang se glaça dans ses veines et son regard se planta sur le visage de son frère. Quelle était cette farce ? Elle ne rêvait pas. Elle avait reçu ce message à 00H00 pile et cette signature… C'était exactement de cette façon-là qu'elle signait ses messages quand elle avait trop bu. Que se passait-il ?
2e jour
Alors on y était ? Elle avait fui en vitesse le studio de son frangin et s'était réfugiée chez elle. Après un bon bain chaud et un bol de nouilles brûlantes, elle s'était cachée dans les draps de son lit et serrait fort contre elle son oreiller. Un ongle coincé entre les dents, elle mordillait sans y prêter d'attention, entièrement concentrée sur le SMS qu'elle avait reçu. Avant qu'elle ne s'en rende compte, la nuit était passée et son réveil avait sonné 9H30.
Elle se rappelait très clairement de l'appel qu'elle avait intercepté cinq ans auparavant dans une cabine flippante au milieu de nulle part. On lui avait clairement dit que son frère allait mourir. Non, ce n'était pas « on ». La voix à l'autre bout du fil… elle s'en était rendue compte, ce n'était pas celle d'une quelconque inconnue. C'était la sienne. Déformée par une folie qu'elle ne se connaissait pas. Pas encore. On lui avait donné cinq ans pour se préparer à devenir cette femme effrayante. Allait-elle réellement se transformer de la sorte ? Elle n'arrivait pas à le croire. Lili avait longtemps cherché l'élément qui déclencherait cet état. Bien sûr, elle avait saisit que tout ceci avait un rapport avec la mort de son frangin mais elle n'avait pas eu d'autres indices. La vérité s'imposait à elle maintenant : elle allait le tuer de ses propres mains.
5e jour
Lili n'avait pu se résoudre à aller travailler. Elle avait pris les quelques jours de repos qui lui restaient et s'était enfermée chez elle. Elle ne voulait pas sortir, risquer de croiser son frère dans la rue, sur son lieu de travail ou même chez lui. Elle se connaissait. En état de crise, elle courait jusqu'à son studio sans réfléchir. Elle ne pouvait pas laisser cela arriver. Elle devait garder ses distances avec lui et réfléchir à un moyen d'éviter ce drame.
15e jour
Plongée dans le noir, perdue dans des pensées désastreuses, Lili ne voyait plus les semaines passer. Elle ne faisait plus la distinction entre jour et nuit et restait la plupart du temps recroquevillée dans ses draps. Elle sentait d'affreuses douleurs prendre possession de ses muscles, une migraine atroce envahir son crâne. Elle mangeait peu, ne se déplaçait que pour aller aux toilettes ou passer un coup d'eau sur son visage, puis s'empressait de retourner dans son lit. Sa vie n'avait plus aucun sens. Elle restait constamment effrayée par elle-même. Quand elle commençait à s'assoupir, elle entendait la voix effrayante qui soufflait son nom à son oreille, elle revoyait le SMS étrange qu'on lui avait laissé. Elle devait se faire une raison, cesser de s'accrocher au dernier espoir qu'on lui laissait : ce n'était pas une blague, c'était la réalité.
X jour
Lili était perdue dans un abîme impressionnant. Elle planait dans le néant, aux portes de la mort certainement, plus sereine qu'elle ne l'avait jamais été depuis cinq ans. Elle n'avait plus conscience des jours, des heures, ni même de la moindre seconde qui passait sans qu'elle ne daigne faire le moindre mouvement. Elle se laissait aller, tout simplement. Mais aller où ? Elle ne pouvait pas mourir comme cela. Ce n'était pas une solution. On lui avait donné une date, un chiffre à retenir. Qu'importait qu'elle fréquente son frère pendant un mois entier, qu'elle profite de sa présence. Il lui suffisait de s'éloigner les derniers jours et d'attendre que le temps passe jusqu'à ce qu'il soit sauf, loin de ses mains meurtrières.
Elle brava donc l'obscurité, chercha un point de lumière, s'assura qu'il ne s'agissait pas du mauvais tunnel. Comment s'en assurer ? Cela n'avait plus d'importance. Elle se laissa baigner par les rayons, réchauffer par leur agréable tiédeur et emporter vers la surface. Lili émergea dans un soupir soulagé. Elle se sentait lourde, nauséeuse, comme si elle avait dormi trop longtemps. Ses membres ne réagissait pas exactement comme elle le voulait et ses yeux peinaient à s'ouvrir. Elle lutta, puisa dans l'énergie que son long repos lui avait donnée et réussit à basculer de côté.
Son corps se laissa emporter par le mouvement et elle retomba à demi sur un second corps allongé à ses côtés. Elle sursauta, faillit tomber du lit et s'accrocha aux draps de toutes ses forces pour se maintenir sur le matelas. Le linge résista un moment puis glissa lentement. L'homme qui dormait là fut réveillé par ce mouvement soudain. Il tendit la main et posa ses longs doigts sur l'épaule de Lili pour l'empêcher de tomber. En équilibre sur le bord du lit, elle se cramponna à lui pour retrouver une place plus stable sur le matelas. Alors qu'il refermait ses bras dans son dos, elle fixa les grands yeux sombres qui la détaillaient en retour, choqués et soulagés à la fois. Elle se mordit la lèvre en comprenant : c'était son frère.
« Putain, Lili. Tu m'as foutu une de ces trouilles ! Tu… tu ne te réveillais pas… Qu'est-ce t'as foutu, cette fois ?! Me refais plus jamais un coup comme ça… »
Lili n'était plus sûre de rien mais dans l'instant présent, une seule chose comptait : les larmes de son frère. Elle se blottit donc contre lui pour le rassurer. C'était certain, elle n'avait pas besoin de le promettre, plus rien de ce genre ne risquait d'arriver ; elle le sentait au fond d'elle-même. Mais qu'était-il arrivé exactement ? Elle ne le savait même pas. Elle devait l'admettre pourtant : elle était chez elle. C'était son lit, ses rideaux rouges, son armoire à la porte bancale. Elle n'avait pas bougé de son appartement. Alors qu'est-ce que son frère foutait ici ?
« Tout va bien, Yan… Mais… Pourquoi t'es là ?
- Tu rigoles ?! Tu m'as envoyé un message bizarre ce matin alors je suis venu et… j'ai cru que tu étais morte, Li. »
Un message ? Elle était presque sûre d'avoir laissé son téléphone se décharger totalement. Elle avait même coupé son chargeur et jeté les bouts par la fenêtre pour être sûre de ne pas utiliser son portable. Elle ne voulait ni recevoir d'appels et de SMS, ni en envoyer. Elle n'avait pas voulu risquer ce qui était en train d'arriver : un appel de détresse envoyé à son frère.
« D'ailleurs… tu as changé de portable ? Je n'ai pas reconnu le numéro… Peu importe, tu as besoin de manger, je vais te préparer quelque chose. »
Une main plaquée sur la bouche, Lili crut qu'elle allait vomir. Un numéro inconnu ? Et s'il s'agissait du même que celui qui lui avait envoyé ce SMS la dernière fois ? Elle ne voulait même pas y penser. Alors qu'elle se redressait difficilement, la jeune femme imagina son frère, dans la cuisine, manier les couteaux, les appareils électroniques… Cet appartement n'était-il pas trop dangereux ? Elle devait l'éloigner d'ici. S'il s'agissait du jour de sa mort… Elle ne pouvait pas rester seule ici avec lui. Du monde l'empêcherait certainement de le tuer de ses propres mains. Il fallait qu'ils sortent.
« Yan ! Et si on allait dehors plutôt ? J'ai besoin de prendre l'air. Laisse-moi prendre une douche et on file.
- T'es sûre ? Bon, OK. Mais c'est moi qui paie, d'accord ? »
Lili fonça dans la douche pour réfléchir au calme. C'était quel jour, bordel ?! Elle ne pouvait pas se laisser aller à la panique. Elle devait garder son sang-froid. Elle devait rester maîtresse de ses émotions si elle ne voulait pas réaliser la prophétie.
Lavée, habillée et approximativement coiffée, Lili entraîna son frère à l'extérieur et ferma la porte à clé. Elle sentit un poids s'échapper de ses épaules mais le destin gardait son emprise sur elle.
Ils traversèrent plusieurs rues avec attention, saluèrent quelques connaissances et prirent deux hot-dogs à grignoter en chemin. Ils se retrouvèrent ensuite dans un parc qui couvrait le meilleur panorama de la ville : une falaise qui affrontait l'océan furieux. En cette fin d'été, un monde impressionnant se tassait en groupes pour visiter les lieux et profiter de la vue. Ici, Lili ne risquait pas d'attenter à la vie de son frère, n'est-ce pas ?
Il restait tout de même un problème : elle s'était tenue loin des écrans et des journaux pour ne pas avoir à se rendre compte de la date. C'était idiot. Elle devait faire face, pas se cacher.
« Tiens, Li, regarde. Tu te souviens cette fois où t'es rentrée à pied d'une soirée. C'était quoi… y'a cinq ans ? T'avais parlé d'une cabine téléphonique, non ? Ils disent dans le journal que la mairie a enfin décidé de la faire retirer.
- Ah bon ? Pourquoi ?
- Ils disent que ça faisait dix ans qu'elle ne marchait plus et qu'ils auraient dû l'enlever depuis longtemps, elle ne servait à rien. Tiens ? Tu ne m'avais pas dit que le téléphone fonctionnait encore ? C'est bizarre. »
Lili faillit s'étouffer avec la dernière bouchée de son hot-dog. Il ne marchait plus ? Elle n'était pas folle. Elle avait reçu un appel de ce téléphone. Bien sûr, elle n'avait pas parlé de cet appel à son frère. Elle ne pouvait pas lui dire : « Au fait, tu sais quoi ? On m'a dit que tu crèverais bientôt. » Et lui avouer que la voix n'était pas celle d'une inconnue ? Elle n'avait pas pu se résoudre à le faire.
Sentant quelque chose vibrer dans sa poche, Lili se désintéressa du journal pour sortir son portable. L'écran allumé indiquait une notification de message entrant. Numéro inconnu. Son souffle se stoppa dans sa gorge et le brouhaha ambiant disparut pour laisser place à un silence de mort. Que faire ? Elle appuya.
« Hmm ? Lili ? Tu fais quoi ?
- Je… j'ai reçu un message…
- Mais… Li… Ton portable… il n'a plus de batterie… »
La peur dans les yeux, la jeune femme regarda brièvement son frère avant de reporter son attention sur le message. Elle ne rêvait pas, pourtant. L'écran était ouvert sur sa boîte de messagerie. Elle revoyait le numéro inconnu, le premier SMS reçu un mois plus tôt et le nouveau :
Il sait.
Lili se pétrifia sur place, la main crispée sur le portable, son regard planté dans celui de son frère. Il la regardait d'une drôle de manière ; mélange d'inquiétude et de peur. Elle vit son bras trembler en se levant vers elle, sa gorge peiner à déglutir. Elle comprit que le message avait raison : il savait. Mais quoi ? Elle-même ne savait pas. Non, ce n'était pas ça. Elle ne voulait pas savoir. Elle ne voulait pas se rendre à l'évidence. Les faits étaient pourtant là, clairs.
« Tu es sûre que tu vas bien ? On… on devrait peut-être appeler du secours. »
Du « secours » ? Quelle était cette étrange formulation ? Qui allait-il appeler ? Elle ne pouvait pas le laisser faire. Il devait se tromper, il se butait sur un mensonge, ce n'était pas la vérité. Ce n'était pas possible.
Le voyant tirer son propre téléphone de sa poche, Lili s'en empara, le jeta au loin et prit la fuite. Il ne devait appeler personne et elle devait s'éloigner de lui. La vérité était là, riant à son oreille, s'emparant de son corps petit à petit. Elle courut aussi vite qu'elle put, s'arrêta au bord de la falaise, s'accrocha à la barrière et contempla le précipice, les vagues qui léchaient la roche. Il n'y avait qu'un seul moyen d'en finir. Elle ne pouvait pas laisser cette vérité l'envahir. Elle sentait l'ombre dans son dos, prête à poser une main à son épaule, à susurrer son verdict à son oreille : tu es folle, Lili.
« Lili… »
Des doigts se refermèrent sur son vêtement. Elle sursauta et hurla, tirée de ses cauchemars, ramenée à la réalité. Elle ne pouvait pas laisser l'ombre l'emporter. Elle pivota donc, se saisit de la main ennemie et tira. Fort. Très fort. S'aidant de la barrière pour tirer sa folie de l'autre côté, pour la précipiter dans le vide.
Un mouvement, pourtant, attira son attention, capta son regard tandis qu'elle lâchait le poignet de sa victime. Une tache sombre dans les couleurs du jour. Un sourire monstrueux parmi la foule. Des yeux fous qui la fixaient sans détour.
Lili s'effondra, des larmes plein les joues. Le monde vacilla sous son poids, se retourna. Non… Qu'avait-elle fait ? C'était impossible. Le 30e jour... Elle hurla une seconde fois et abandonna.
Les ténèbres étaient déjà là et riaient, victorieuses. Voyons, Lili. Je te l'avais dit, non ? « Tu n'y échapperas pas. »
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