Blondie [récit/témoignage]
À l’époque, j’avais une petite troupe de moutons, composée de deux cents brebis environ. Je me souviens d’un jour d’automne où, après quelques voyages en bétaillère, je les avais rentrées en bergerie afin qu’elles passent l’hiver au chaud avec leurs agneaux à naître. Une bergerie à l’ancienne, pavée de moellons usés, dans un bâtiment vieux de deux siècles, de plafond bas, agrémenté de râteliers en chêne adossés aux parois en roche calcaire et posés à l’aplomb d’une auge de pierre polie par l’usage. Avec l’augmentation du nombre d’individus, j’avais ajouté un râtelier double au centre, divisant la bergerie en deux espaces que je pouvais rendre indépendants par l’insertion d’une claie à chaque extrémité. Dans chaque zone, les brebis s’alignaient à droite et à gauche, laissant une allée centrale dégagée, libre aux déplacements. Deux moutons avaient ainsi la possibilité de se croiser et d’aller prospecter de meilleures gueulées sans déranger la troupe attablée. Eh oui, le foin est toujours meilleur un peu plus loin !
L’entrée était à l’image du reste. Les deux battants de portes, en vieux chêne ayant grisé sous les intempéries, se composaient chacun de deux vantaux. J’avais fermé les vantaux du bas et, comme tout éleveur satisfait de voir ses bêtes satisfaites, les coudes sur les portes, je regardais mon troupeau, l’esprit reposé, savourant quelques instants de repos qui semblaient bien mérités. L’ouverture donnait plein ouest et le soleil couchant s’était invité jusqu’au fond de la bergerie, rappelant à tous que l’été de Saint-Martin touchait à sa fin et que cette douceur dans l’air du soir était le dernier cadeau de la belle saison.
Inconsciemment, je réimprimais en mémoire la tête de chaque brebis. Je les connaissais toutes mais, durant l’été, ne les avais pas vraiment approchées et elles avaient mûri, grandi pour les plus jeunes, vieilli pour les plus âgées. J’allais les côtoyer durant des heures cet hiver et je retissais les liens d’empathie qui me feraient deviner les petits aléas avant qu’ils ne s’enveniment. Toutes n’avaient pas un nom, mais chacune sa personnalité propre et un faciès particulier. « Tiens, celle-ci est la fille d’unetelle. L’autre, là, je la reconnais à son oreille difforme. Et, plus loin, c’est On-y-va et Allons-y, deux commères qui ne se quittent pas et toujours partantes pour trouver une fenêtre d’évasion ! Ah, je vois la Queue-longue. Pour une orpheline, qu’est-ce qu’elle est devenue belle ! Et s’il y a la Queue-longue, il doit bien y avoir Blondie dans le coin… »
J’avais repéré Blondie. Elle mangeait avec appétit à ma droite. Elle était au mieux de sa forme et portait toujours cette laine mousseuse et claire à l’origine de son nom. Théoriquement, je n’aurais pas dû la garder. Sa mère n’avait pas assez de lait pour l’élever et l’agnelle avait été aidée aux biberons, se retrouvant sœur de lait de la Queue-longue, orpheline de naissance. Les deux agnelles étaient devenues inséparables. Toute petite, la Queue-longue était posée et montrait déjà le caractère d’une meneuse, sage et inspirant la confiance, alors que Blondie était insouciante, toujours joyeuse, gambadant gaiement et ouvrant de grands yeux étonnés sur le monde. En élevage, on évite de garder des animaux issus de souches à problèmes. La mère de Blondie n’étant pas capable d’élever un agneau, il était déraisonnable de conserver cette tare dans la descendance. Or, il était impossible de ne pas aimer Blondie ! Au printemps, lorsque l’herbe grasse est abondante, les brebis ne pensent qu’à se gaver de vitamines et leur nez ne se lève plus du sol tant que la panse n’est pas remplie. Les agneaux, ceux qui ont pris suffisamment d’assurance pour s’éloigner de leur mère, se rassemblent alors en bandes pour s’élancer d’un bout du pré à l’autre en courant et sautant comme des cabris. Je revoyais Blondie prendre la tête de ces bandes montées sur ressorts et emporter tous ses compagnons dans des courses folles. Elle, toujours devant, sa blancheur immaculée servant de repère, fière d’être le boute-en-train, et les autres toujours derrière… comme des moutons !
J’avais gardé Blondie et ne l’avais pas regretté. Blondie était très bonne laitière et avait élevé ses agneaux sans aide extérieure. Elle avait même trop de lait et était sujette aux mammites. Si je l’avais moins surveillée, elle serait devenue comme sa mère et aurait pu perdre sa capacité d’allaiter. Cela m’a servi de leçon et appris à juger un peu moins vite sur les apparences.
Pendant que mes souvenirs étaient remontés, deux brebis, juste derrière Blondie, étaient sorties du lot pour « s’expliquer ». Il n’y avait pourtant pas eu de bousculade et chacune pouvait aisément trouver une place à un râtelier, mais je n’avais pas tout suivi… Elles se firent face. Se regardèrent longuement dans les yeux. Usèrent des mimiques traditionnelles d’intimidation mais, étant de force égale, aucune ne voulut céder. J’observais la scène d’un air amusé, comme l’on regarde deux gamins se disputer dans un bac à sable. Autant les bagarres entre béliers peuvent être impressionnantes et dégénérer en se terminant parfois par la mort de l’un des protagonistes, autant les bagarres entre brebis ne virent jamais au crêpage de chignon. Il y en a toujours une qui cède rapidement et qui reconnaît à l’autre la suprématie du terrain. Ce ne fut pas le cas. Lentement, les deux brebis reculèrent tout en ne se quittant pas du regard, jusqu’au bout de l’allée. Quinze mètres entre les deux. Elles baissèrent le front… et foncèrent ! Sur le coup, je n’eus pas la présence d’esprit d’intervenir, la scène étant trop inhabituelle. Le choc fut violent. Pas autant que s’il s’était agi de mâles, mais j’entendis clairement le coup de maillet sur l’os. Elles secouèrent de la tête et des oreilles pour remettre la cervelle en place et se firent à nouveau face, bien décidées à continuer d’en découdre. J’avais la main sur le loquet de la porte quand je vis Blondie se retourner et aller causer aux deux adversaires. Aucune autre brebis n’avait bougé.
Les moutons utilisent différentes manières de s’exprimer : par bêlements, par des mouvements du corps, par des mouvements d’oreilles et aussi en soufflant par les naseaux. Un peu comme les chevaux. Lorsqu’ils s’expriment par le souffle, on pourrait croire qu’ils « parlent ». Quelquefois, j’ai même eu la quasi-certitude qu’ils se moquaient de moi !
Là, sous mes yeux étonnés, Blondie s’était approchée, avait soufflé dans les naseaux de celle de droite, puis avait tourné la tête et soufflé dans les naseaux de celle de gauche. Elle avait ensuite repris sa place en les ignorant et s’était remise à manger, considérant que l’affaire était close. La scène était surréelle et, jamais, je n’aurais imaginé qu’une brebis tierce puisse intervenir dans un conflit qui ne l’impliquait pas. Cela semblait être une coïncidence extraordinaire.
La suite me fit voir les moutons sous un autre jour. Les deux bagarreuses s’étaient regardées longuement, comme réfléchissant à des arguments à prendre en considération, et avaient fini par décider que la manière forte, seule, pouvait régler le dilemme. Elles se mirent progressivement à reculer et avancer, baissant le front, prêtes à boxer. Il y eu un nouveau choc. Moins spectaculaire, car moins d’élan avait été pris, mais tout de même bien senti. Et Blondie releva le museau du râtelier et rejoua la même scène… Coup de soufflette à droite. Coup de soufflette à gauche. Regard dans les yeux à droite. Regard à gauche. Puis elle se détourna et s’en alla reprendre sa place comme si de rien n’était. Qu’on ne me dise plus jamais qu’un mouton n’est pas intelligent !
Comme les deux imbéciles firent mine de recommencer leur cirque, j’eus pitié de Blondie. J’entrai dans la bergerie, fichai une claque à celle de droite, une autre bien sonore à celle de gauche, un coup de pied dans le derrière de la plus proche et emmenai sa copine dans la seconde partie de la bergerie. L’affaire s’arrêta là et je vous laisse en tirer les conclusions qu’il vous plaira.
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