Mirage de nuit

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Au flanc de la dune en sable dormant, j’ai confié mon corps en mal de repos. Un léger ressac, massage en écume, calma les luttes vaines qui m’irritaient. Sur flots lazuli, le disque d’opale tira les volets de mes yeux blessés. Mon souffle s’unit aux flux de la mer ; pensées délétères et fluides amers s’enfuirent dans le vent d’un soir estival.

Ainsi détendu, bercé par la nuit, délaissant aux heures de la jeune ténèbre le soin de vider mon esprit chagrin et de recharger mon sang d’air iodé, je m’abandonnai à la nonchalance.

Elle s’est avancée et, d’un ample geste, a placé un drap au plus près des vagues. Puis s’est dévêtue, en nu intégral, sans me regarder. Me tournant le dos, elle s’est installée face à l’océan, jambes en tailleur, posture asana, en ombre chinoise. Je n’ai pas bougé, bien trop étonné du comportement, trop heureux aussi, d’avoir l’occasion de me délecter d’un si beau spectacle. J’avais tout loisir d’admirer la scène. La méditation a besoin de temps. Ma déesse bronzée offrait les courbes les plus élégantes de la création. Ses hanches rondes et fermes portaient une taille fine à la courbure souple et accueillante. Ses épaules carbone, baignées des rayons du foyer sélène, étaient surlignées de paillettes dorées. Quelques mèches espiègles, sur sa nuque de reine, voltigeaient gaiement sous la taquinerie de doigts invisibles. Mille et plus d’une nuits s’étaient invitées à ce festival.

Quelle coïncidence l’avait amenée ainsi près de moi ? L’endroit était-il si particulier qu’il en justifiait une occupation pleine et exclusive ? Un sens mystérieux avait-il guidé ses pas jusque-là ? La plage, désertée, s’étendait paisible, sans un seul quidam dans le paysage. Un chien solitaire, sans doute égaré, furetait plus loin comme à la recherche d’un trésor perdu. Nous n’étions que deux sous la lune ardente.

Comment l’aborder ? La question posée, nulle réponse ne vint me tirer la main. Je pris le parti de laisser venir l’opportunité d’accoster la belle à mon avantage.

Mettant fin à son immobilité, elle se dégourdit, leva haut les bras, tout en décrivant une orbe complète. Elle se déplia, étendant des jambes déliées et nerveuses, puis, les ramenant vivement sous elle, se trouva debout avec la souplesse d’une tigresse royale.

Une femme très sûre d’elle à la fois m’attire et me désarçonne. Je n’ai pas osé me manifester. J’y ai gagné un spectacle enchanteur et peut-être perdu la chance de ma vie.

D’un grand sac de toile, mon ève malicieuse tira une boombox de forme cylindrique qu’elle posa au centre de son drap de plage. Quelques notes grattées s’évadèrent soudain du ghetto-blaster. L’espace s’envoûta dans la mélodie pendant que la fille prenait une allure droite et recueillie. Ses bras s’abaissèrent puis se relevèrent avec toute la grâce qu’une vestale antique aurait consacrée au dieu du soleil.

Puis une voix limpide dans l’air s’éleva : « In your life, you’re mad… » Un accent divin, un appel d’ailleurs ou une protection de chamans lointains, je n’aurais su dire. Je vis les mouvements s’enchainer en chœur, reconnus en eux la salutation au soleil levant. Devant moi, un son, une danse primitive, un décor superbe, un chant hypnotique : je perdis le réel pour un enchantement.

La femme avait mué. Tour à tour déesse, idolâtre craintive, animal servile ou altière nature, elle se transforma de fleur épanouie en dauphin joyeux, de lionne qui s’éveille en serpent qui chasse, de rocher immuable en fleuve qui s’étire. J’étais subjugué par tant de magie. J’avais oublié mon corps, ma fatigue, et je voyageais sur des vibrations spatio-temporelles réservées aux dieux.

Tout rêve trouve sa fin. La créature fée redevint une femme. J’eus un peu de mal à réintégrer mon cœur et mes tripes dans ma chair amorphe. Le soupir des vagues râpait le silence.

Le chien jaune curieux s’était avancé vers la nymphe des sables. Elle le caressa. Un jeu de guitares endiablées craqua le temps de repos. La belle s’élança, portée par les sons des très talentueux artistes Rob Y Gab, la percu de Gab étant sans pareil. Le chien se coucha en rond, à mes pieds. Le mirage de nuit n’avait pas tiré le dernier rideau.

Elle volait, sautait, roulait, se dressait, provocante, légère, en valse andalouse mâtinée d’une forme de capoeira plus souple qu’agressive, en danse aguicheuse, violente et sauvage. Avait-elle conscience de sa séduction ?

J’avais adopté une pose flegmatique, un coude dans la dune, une jambe repliée sur laquelle j’avais relégué ma main qui se languissait. Le chien sommeillait, comme déjà blasé par tant de prouesses, sourd aux déchaînements d’électricité que la scène nocturne faisait apparaître.

Une paralysie incompréhensible me bloquait au sol. Jamais je n’avais autant ressenti mon insignifiance. La danseuse experte, car c’en était une, revint en marchant sous le spot lunaire. Elle me regarda, m’offrit un sourire et se dirigea vers la mer d’argent. Après quelques pas, elle piqua une tête, et réapparut le dauphin enjoué du salut à l’astre. Il batifola, joueur solitaire, sous mes yeux charmés. Je n’ai pas saisi l’invite au partage. Je m’en veux encore.

Elle sortit des flots, naïade constellée d’étoiles orphelines, et, sans prendre la peine de sécher sa peau, elle se rhabilla tout en remplissant son cabas de jute.

« Bonsoir », lança-t-elle, passant près de moi, sa démarche féline au doux balancé s’harmonisant à la voix cristalline. Je lui répondis d’un ton rauque et sec, le cœur arrêté d’avoir trop langui. Elle fila trop vite, le sourire aux lèvres et les yeux brillants. Une pluie d’étoiles blanches, dans un jet d’extase, libéra enfin la tension sauvage emmagasinée.

Le chien, sous le charme, se leva sans honte, emboîtant le pas de l’ensorcelante et trop belle ondine.

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