Le Vase
Ademôn, frère d’Hélène
Hélène, soeur d’Ademôn, propriétaire de la maison
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La lumière s’allume d’un coup sur la scène, un homme marche vers le centre, trébuche sur le pli d’un vieux tapis, et fait tomber le vase de tulipe dans ses mains qui vole en éclats.
Ademôn - OH MERDE !
Hélène passe la tête dans l’encadrement de la porte.
Hélène - Qu’est-ce qu’il se passe ?
Ademôn - J’ai pété ton vase de tulipes… Je suis vraiment désolé…
Hélène - Ne te mets pas la rate au court bouillon pour si peu ! Je vais chercher une balayette ne t’inquiète pas.
Ademôn - Non mais vraiment je suis confus, je sais que tu l’aimais bien celui-là…
Hélène - Ne t’en fais pas je te dis ! Et puis tu sais, ça se rachète !
Ademôn l’aide à ramasser les morceaux de céramiques pour les mettre dans la poubelle.
Hélène - Hop ! Et voilà !
Ademôn - Et tes tulipes alors ?
Hélène - Je vais les mettre dans la carafe d’eau en attendant de trouver une autre solution.
Ademôn - Et tu vas boire comment ?
Hélène regarde son frère de façon perplexe.
Hélène - Avec… un verre ?
Ademôn - Oui mais comment vas-tu mettre de l’eau dans ton verre ?
Hélène - Avec… le robinet ?
Ademôn - Ah oui, c’est vrai, je n’y avais pas pensé.
Ils s’assoient sur le canapé et regardent les tulipes dans la carafe d’eau.
Ademôn - C’est moins joli tout de même.
Hélène - Oui enfin ça fait l’affaire, c’est le principal. Pourquoi tu as voulu déplacer mon vase ?
Ademôn - Pour le mettre sur le guéridon de l’entrée, je trouvais ça plus sympa, le jaune des tulipes rappelait le jaune de tes tableaux…
Hélène - Oui alors c’est sûr que maintenant la carafe à rayures rose bonbon fait un peu tache…
Ademôn - Je suis navré…
Hélène - Je t’ai dis que ce n’était pas grave, je te taquine !
Ademôn - Il te faudrait peut-être une nouvelle carafe, c’est vrai qu’elle est un peu laide.
Hélène - Moi je l’aime bien, elle fait authentique.
Ademôn - Authentique de quoi ? Elle n’a rien du tout d’authentique ! Authentique ? Non mais je rêve !
Hélène - Je ne sais pas je…
Ademôn - Non mais tu t'entends ? Au.then.tique, il n’y a rien d’authentique là-dedans, ça, je peux te le dire, il n’y a pas le moindre atome d’authenticité !
Hélène - Oui tu as raison, je ne sais pas pourquoi j’ai dis ça, c’est sortit tout seul, c’est bête.
Ademôn - Pour sûr que j’ai raison ! Non mais authentique, ah la bonne blague, rose bonbon “authentique”, et puis quoi encore ?
Hélène - Bon j’ai compris, tu sais moi et les mots…
Ademôn - Mais ce n’est pas une excuse ! C’est important les mots ! Sans les mots… Sans les mots on ne pourrait pas se comprendre ! Eh oui !
Hélène - Même avec, des fois, c’est compliqué…
Ademôn - C’est justement ça, le paradoxe du langage ! Moi je trouve ça beau…
Ademôn pose le menton sur sa main, regarde le plafond en rêvant.
Hélène - On n’a pas tous les mêmes critères esthétiques…
Ademôn - La preuve, tu as une carafe rose bonbon.
Hélène - Ça, je l’avais compris.
Ademôn - Ça ne va pas du tout avec les tulipes. Je n’y avais pas tellement fait attention mais non, non, non, ça ne va pas ! Il faut changer ça, tout de suite.
Hélène - Quoi, maintenant ?
Ademôn - Oui, c’est nécessaire.
Hélène - Elles sont très bien ici mes tulipes. Je trouve même qu’elles s’épanouissent beaucoup mieux depuis qu’elles se sont trouvées dans cette carafe.
Ademôn - N’importe quoi, regarde, elles tirent la gueule ! Non, décidément, ça ne va pas ! Allons acheter un vase de ce pas !
L’homme se lève d’un coup.
Hélène - Acheter un vase ? Un dimanche ? À 18 heures ? Bon courage…
Ademôn - Mince, je n’y avais pas pensé, ça ne va pas du tout, mais alors pas du tout !
L’homme se rassoit, dépité.
Hélène - Détends-toi, j’irais au magasin demain…
Ademôn - Demain ? Mais c’est trop tard demain ! C’est maintenant qu’elles ont besoin d’un vase, tes pauvres tulipes ! Demain, demain ce sera trop tard. Oui c’est cela, ce sera trop tard.
La femme pousse un gros soupire et laisse tomber sa tête entre ses mains.
Ademôn - Pourquoi tu souffles ?
Hélène - Tu m’épuises.
Ademôn - Ce sont tes tulipes qui sont épuisées, regarde leur tête…
Hélène - Bon, si c’est comme ça, je vais chercher un autre récipient pour faire office de vase.
Ademôn - Très bonne idée, je te suis.
Hélène - Je pense que j’arriverai à chercher toute seule…
Ademôn - Ne le prends pas mal mais je ne te fais pas confiance. Et encore moins à tes goûts.
Hélène - Je ne le prends pas mal du tout.
Ademôn - Tu m’en vois ravi, allez, on y va.
L’homme se lève une nouvelle fois, déterminé, Hélène le suit.
Hélène - Tu es au courant que je comptais simplement chercher dans le buffet ou bien dans le vaisselier ?
Ademôn - Et bien je t’y accompagne, ce sera plus rapide si on cherche tous les deux !
Hélène - Comme tu veux.
L’homme ouvre la porte d’un meuble, inspecte avec attention, puis la referme.
Ademôn - Il n’y a rien d’autre ici que des assiettes plates, des assiettes creuses, des petites assiettes, des ramequins, des mazagrans, des tasses de thé, des tasses à café, des petits bols, des bols de taille moyenne, et des grands bols.
Hélène - Non mais tu n’as pas besoin de me faire l’inventaire de mes placards ! Je sais très bien ce qu’il y a dedans !
Ademôn - Peut-être, mais peut-être aussi que tu as oublié, considère cela comme une piqûre de rappel. Si un jour tu te demandes ce qu’il y a dans tes placards car tu ne t’en souviens plus, tu te rappelleras de cette conversation et tu me diras merci ! Bon, arrête de te disperser, tes tulipes ont besoin d’aide !
Hélène - Aha !
Ademôn - Tu as trouvé un vase ?
Hélène - Non.
Ademôn - Et bien alors pourquoi cet enthousiasme soudain ?
Hélène - J’ai trouvé un pichet à lait !
La femme brandit un pichet vert pomme dans l’air.
Ademôn - Un… pichet…
Hélène - A lait !
Ademôn - Bon sang de bondiou, tu veux mettre tes fleurs là-dedans ?
Hélène - Et bien oui ! C’est vrai que c’est mieux que ma carafe rose bonbon.
Ademôn - Enfin, ça reste vert pomme !
Hélène - Oui mais il y a des petites pâquerettes ! C’est chouette les petites pâquerettes ! C’est mieux que des rayures : regarde.
Hélène prend les tulipes et les mets dans le pichet à lait avec un peu d’eau.
Hélène - Tadam !
Ademôn - Je ne suis pas convaincu.
Hélène - Moi j’aime bien.
Ademôn - Peut-être mais est-ce que c'est le cas de tes tulipes hein ?
Hélène - Ça je ne sais pas, je ne leur ai pas demandé !
Ademôn - Et bien tu devrais !
Hélène - Demander à mes tulipes ?
Ademôn - Oui !
Hélène - Mais c’est absurde !
Ademôn - Point du tout, après tout… Après tout, ce sont les premières concernées !
Hélène - Certes mais là on parle de fleurs tout de même… Des végétaux…
Ademôn - Oui mais des êtres vivants !
Hélène - Qui ne parlent pas…
Ademôn - Ce n’est pas une raison pour ne pas se préoccuper de leurs sentiments ! C’est toujours pareil, elles ne parlent pas de leurs émotions, ces pauvres fleurs, alors tout le monde pense qu’elles vont bien. MAIS NON ! Non, elles ne vont pas bien, elles souffrent, seules, à l’écart, dans leur vase qui ne leur correspond pas, mais elles n’ont pas leur mot à dire, ah ça non, et puis de toute façon, personne ne les écoute. Mais elles ne veulent qu’une chose ces fleurs - c’est moi qui te le dis - qu’on s’occupe un peu d’elles, qu’on leur demande comment elles vont, leur couleur préférée, ce qu’elles détestent manger pour ne pas leur faire une salade avec du poivron alors qu’elles ne supportent pas le poivron ! Qu’on leur demandent si elles veulent de l’eau à la cantine au lieu de regarder leur collègue servir tout le monde SAUF ELLES ! ELLES SONT HUMAINES AUSSI ! Et ce n'est pas parce qu’elles sourient tout ce temps, ces fleurs, QUE TOUT VA BIEN !
Hélène - Ça va ? Tu as l’air…
Ademôn - OUI JE VAIS BIEN !
Hélène - Tu… Tu es sûr de parler des fleurs là ?
Ademôn - ÉVIDEMMENT ! De qui voudrais-tu que je parle ?
Hélène - Je ne sais pas mais… Mais j’ai tout de même fait une salade avec du poivrons tout à l’heure… Tu n’aime pas le poivron ?
Ademôn - Bien sûr que non je n’aime pas le poivron. J'exècre le poivron ! Je l'abhorre !
Hélène - Mais il fallait me le dire…
Ademôn - Je te l’ai dit.
Ademôn se rassoit, essoufflé.
Hélène - Quand ?
Ademôn - Plein de fois.
Hélène - Ça ne m’avance pas des masses.
Ademôn - Je n’ai pas d’exemples, là, tout de suite.
Hélène - Très bien, je te crois.
Ademôn - Merci.
Hélène s’assoit à côté de lui sur le canapé.
Hélène - Tu te sens mis de côté ?
L’homme renifle bruyamment.
Ademôn - Non. Oui. Peut-être. Je ne sais pas. Oui.
Hélène - Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ?
Ademôn - Tu t’en fiches de tout.
Hélène - Mais ce n’est pas vrai !
Ademôn - Si, tu es désinvolte.
Hélène - Ça ne veut pas dire que je ne tiens pas à toi !
Ademôn - Oui mais moi je… Moi j’ai besoin que tout soit cadré, organisé, mesuré, et toi…
Hélène - Je laisse couler, j’improvise.
Ademôn - Voilà, c’est ça, tu improvises. Et trop.
Hélène - Peut-être que tu cadres trop les choses aussi ?
Ademôn - Mais j’ai besoin que ce soit comme cela !
Hélène - Qui te dis que je n’ai pas besoin moi aussi d’être dans l’improvisation ?
Ademôn - Ce n’est pas pareil !
Hélène - Et bien peut-être que si, je pense que ça te ferait du bien de lâcher un peu du leste. Ton dos est noué je le sens. Tu veux le numéro de mon kiné ? Tu es bien trop tendu.
Ademôn - JE NE SUIS PAS TENDU !
Hélène - Un peu.
Ademôn - Non.
Hélène - Je te jure que si.
Ademôn - Pfff.
Silence.
Hélène - Ça te fait sentir seul ?
Ademôn - Je crois que oui. Je me sens… En décalage. Tu arrives toujours à trouver des solutions à la dernière minute sans te stresser alors que moi… Moi j'angoisse des mois à l’avance rien qu’à l’idée de faire une présentation au bureau !
Hélène - Mais ce n’est pas grave si tu n’es pas comme moi. Heureusement même, sinon tu imagines ? Ce serait cacophonique !
Ademôn - Catastrophique.
Hélène - Aussi.
Ademôn - C’est compliqué les relations humaines.
Hélène - Je te le fais pas dire.
Ademôn - Comment est-ce que tu es censé anticiper toutes les questions, les réactions, les émotions de tout le monde ? En même temps ?
Hélène - Mais ça ne marche pas comme ça ! Une conversation c’est une aventure, tu as ton sac-à-dos avec toutes tes affaires, ton nécessaire de tous les jours, tes habitudes et au fur et à mesure tu collectes des connaissances, des envies, des impressions, des complications ; tu changes d’avis, de regard sur les choses, tu considères la vie autrement… Et ce qui est bien c’est qu’il y a toujours de la place : tu es à la charge de ton propre bagage !
Ademôn - Il y a tellement d'imprévus…
Hélène - C’est tout le jeu !
Ademôn - Moi je trouve ça dur.
Hélène - Mais tu as toute ta vie pour apprendre !
Ademôn - Enfin, ce qui reste, elle est déjà bien entamée…
Hélène - Ne dis pas de bêtises.
Silence.
Ademôn - Bon, non. Non, je ne suis pas d’accord, ça ne va pas.
Hélène - Pardon ?
Ademôn - Le pichet. C’est laid.
Hélène - Mais il est très bien ce pichet à lait !
Ademôn - Non. Je vais chercher quelque chose d’autre. Des pâquerettes et des tulipes ça ne va pas. C’est soit l’un, soit l’autre. C’est tout.
Ademôn se lève et sort de la pièce.
Hélène - Il commence à me courir sur le haricot avec mes tulipes. Mais bon, après tout, ce n’est pas bien grave. Que leur pot soit rouge, bleu, doré, magenta, cumin, sauge ou turquoise, je m’en fiche. Si ça le fait se sentir mieux, plus accepté, grand bien lui fasse.
Ademôn d’une voix distante - Tu me parles ?
Hélène - Non, ne fais pas attention. Tu as trouvé quelque chose ?
Ademôn - Rien du tout, c’est vraiment le bordel chez toi.
Hélène - Quoi ? C’est seulement un peu désorganisé c’est tout…
Ademôn - Désorganisé ? Je peux à peine poser un pied devant l’autre sur la mezzanine ! Et pourquoi… Pourquoi tu as une statue en céramique d’une oie d’au moins quatre-vingt centimètres?
Hélène - Oh. C’est une longue histoire…
Ademôn - C’est-à-dire ?
Hélène - Et bien c’est Virginie qui l’a reçue de sa tante Paulette après un concours du plus beau coq du village, qu’elle n’a d’ailleurs pas gagné, mais il se trouve que Jean-Eude, le gagnant - tu sais, il habite derrière la boulangerie de l’église - avait le béguin pour elle et lui a offert à la fin du concours. Toute contente elle a accepté mais elle s’est vite rendu compte que Jean-Eude - un véritable coureur de jupons si tu veux mon avis - avait aussi le béguin pour Odette, la fleuriste, et là, c’est le drame : de colère elle a voulu se débarrasser de son trophée et donc elle l’a donné à Virginie. Or Virginie a horreur de ce genre de babiole et donc elle me l’a gentiment offert. Bon le truc c’est qu’après Paulette…
Ademôn - Non c’est bon, tout bien considéré je ne tiens pas à connaître toute l’histoire (en passant la tête dans l’encadrement de la porte) et puis j’ai trouvé quelque chose !
Hélène - Tiens donc, qu’est-ce que c’est ?
Ademôn s’approche et révèle ce qu’il tenait caché derrière son dos.
Ademôn - Et voilà le travail !
Hélène - Une bouteille de rhum arrangé ?
Ademôn - Exactement !
Hélène - Et en quoi c’est mieux que mon pichet à lait vert pomme avec des petites pâquerettes ?
Ademôn - C’est mieux, c’est tout. C’est transparent, c’est élégant, c’est ergonomique.
Hélène - Ergonomique ?
Ademôn - Tout à fait.
Hélène - Tu es sûr que…
Ademôn - Oui.
Hélène - Fais toi plaisir.
Ademôn - Je t’en remercie !
Ademôn déplace le bouquet de tulipes dans la bouteille d’alcool vide et transvase l’eau du pichet.
Hélène - C’est sûr que ça change.
Ademôn - Ça change mais en même temps on garde l’aspect du vase en verre initial, ça fait moderne.
Hélène - Ça fait surtout alcoolique…
Ademôn - Mais non, mais non, ça fait hôte qui a du goût !
Hélène - Pour l’alcool.
Ademôn, en tournant autour du vase - Ça se voit à peine, il faut vraiment chercher pour le voir. Et puis les tulipes resplendissent maintenant tu ne trouve pas ? Je pense qu’elles se sentent mieux ici. Eureka ! Voilà ce qu’il me faut !
Hélène - Du rhum ?
Ademôn - Mais non ! Changer d’atmosphère !
Hélène - Ah ça c’est sûr, je ne cesse de te répéter que tu dois sortir, prendre l’air, voir du pays ! Déménager peut-être même, sortir de ta zone de confort, explorer les quatres coins du monde…
Ademôn - Oui alors je pensais plutôt à m’acheter un nouveau canapé - j’en ai vu un assez sympa sur Le Bon Coin - où je pourrais me sentir bien, comme ces tulipes dans leur nouveau vase tu vois.
Hélène - …
Ademôn - Tu sais, moi et le voyage… C’est pas trop mon truc…
Hélène - Je me disais aussi, c’était trop beau.
Ademôn, les mains sur les hanches - Je ne sais pas pourquoi on n’y a pas pensé avant, pour le vase.
Hélène - Je t’avoue que ce n’est pas le premier truc qui me passerait par la tête. Mais tu l’as trouvée où, cette bouteille ?
Ademôn - Sur la commode de ta chambre.
Hélène - La commode ? De ma chambre ?
Ademôn - Oui. C’est qui l’alcoolo maintenant ?
Hélène - Mais je ne savais même pas qu’il y avait une bouteille de rhum dans ma chambre… C’est dingue ce qu’on peut trouver…
Ademôn - Quand on vit dans un bordel monstre.
Hélène - J’allais dire : quand on a tellement de trucs à penser qu’on en oublie certaines choses.
Ademôn - C’est du pareil au même.
Hélène - Oui bon d’accord mais je m’y retrouve quand même, c’est mon mode de vie, c’est tout.
Ademôn - Des fois je me demande comment c’est possible qu’on ait été fait dans le même moule…
Hélène - C’est sûr qu’au niveau des personnalités ce n’est pas évident…
Ademôn - Physiquement non plus…
L’homme et la femme se regardent mutuellement de haut en bas.
Hélène - On n’a peut-être pas le même genre de vase, mais ça ne nous empêche pas de très bien nous entendre !
Ademôn - Alors on s’entend bien, c’est vrai, mais des fois je te trouve quand même sacrément…
Hélène - Sacrément ?
Ademôn - Je cherche mes mots.
Hélène - Cherche bien. C’est un conseil.
Ademôn - Disons…
Hélène - Oui ?
Ademôn - Disons un peu trop laxative…
Hélène - LAXATIVE ?
Ademôn - Heu non, laxiste, laxiste, tu es laxiste, pardon.
Hélène - Je préfère merci !
Ademôn - Enfin, hahaha, quand on y pense… Tu as tendance à bien faire chier tout de même.
Hélène - Ah bah super, tu m’en vois ravie.
Ademôn - Oui voilà, c’était un lapsus révélateur.
Hélène lève les yeux au ciel.
Hélène - Si ça peut te faire plaisir…
Ademôn - Tu vois ! La définition du laxisme, tu te fiches de tout.
Hélène - Mais non, mais non, c’est juste que je n’accorde pas autant d’importance que toi aux choses, c’est tout.
Ademôn - C’est exactement mon point, tu pourrais te faire insulter, tu laisses faire.
Hélène - Et alors, c’est quoi le problème ?
Ademôn - Il faut que tu te défendes !
Hélène - C’est s’épuiser pour rien…
Ademôn - Ton honneur ce n’est pas rien ! Et puis il y a tout de même des choses graves qu’il faut prendre avec… Eh bien avec gravité justement, pas désinvolture.
Hélène - Mais je sais être sérieuse quand il faut !
Ademôn - Là-dessus, j’ai quelques doutes, tu te souviens de l’enterrement de mamie Lucette il y a quelques années ?
Hélène - Oui bon tu ne prends pas le meilleur exemple aussi…
Ademôn - Tu as tout de même eu l’audace de dire à tous les vieux de notre table que ça ne servait à rien de pleurer puisqu’ils finiraient aussi bientôt par bouffer les pissenlits par la racine.
Hélène - Ce n’était pas très délicat de ma part, je m’en suis rendu compte et je me suis excusée, ça va…
Ademôn - Pierrot était si choqué que j’ai cru qu’il allait passer l’arme à gauche…
Hélène - Il serait temps...
Ademôn - Tu vois ? Encore une fois tu prouves mon argument, c’est dingue.
Hélène - Mais lâche moi avec ça ! Ce n’est pas aisé de combattre sa nature… Regarde, toi, tu ne changes pas non plus !
Ademôn - Si tu veux mon avis, je serais toi j’y travaillerais un peu plus fort. Et puis moi c’est différent, un point c’est tout, c’est physique, voilà.
Hélène - Physique ? Mais de quoi tu me parles ? Il n’y a rien de physique là-dedans, c’est purement mental, dans la tête.
Ademôn - Je ne suis pas d’accord, c’est bien plus que ça, et tu m’embêtes avec tes histoires.
Hélènes - Mes histoires ? Non mais je rêve, c’est toi qui critique mon organisation !
Ademôn - C’est une critique constructive ! Je ne peux pas te laisser comme ça, c’est mon rôle d'aîné de t’aider à sortir de tes mauvaises habitudes pour que tu deviennes plus encline à un comportement digne de la société !
Hélène - Digne de la société ? Mais c’est de pire en pire ! Moi ? Moi je ne suis pas digne de la société ? Tu me fais rire, et toi alors ? Avec toutes tes angoisses, tu vas bientôt nous faire un claquage, et pouf, bienvenue chez mamie Lucette !
Ademôn - Mais ça ne va pas de rigoler avec ça ? Ce n’est pas drôle du tout ! Mais alors, pas du tout ! Je suis sûr que, désinvolte comme tu es, je pourrais crever que ça ne te ferait même pas verser une larme !
Hélène - Ne dis pas ça, ce n’est pas vrai ! Tu es mon frère, je serais triste, c’est sûr. Ne dis pas ça, c’est faux, complètement faux.
Ademôn - Et mamie Lucette ? Tu as versé une larme pour la pauvre mamie Lucette ?
Hélène - Je ne m’en souviens plus, c’était il y a longtemps.
Ademôn - Moi je m’en souviens parfaitement, tu étais la seule qui n’ait pas pleuré un iota !
Hélène - Je gère mes émotions différemment, voilà tout. Excuse moi si je ne fonds pas en larmes comme une grosse madeleine à chaque fois qu’un événement malheureux nous arrive !
Ademôn - Ce n’est pas que tu es désinvolte, c’est que tu n’as pas de cœur.
Hélène - Quoi ? Mais comment oses-tu ? Ta propre sœur ?
Ademôn - Oui, ma propre sœur n’a pas de cœur, et si elle en a un, il est en pierre.
Hélène, d’une voix tremblante - Comment peux-tu dire une chose pareille ?
Ademôn - Tu n’as même pas pleuré à son enterrement !
Hélène - Et alors ? ça ne veut pas dire que je n’étais pas triste !
Ademôn - Mais comment peut-on savoir ce que tu ressens si tu ne partages pas tes émotions ? On dirait un robot, oui, c’est cela, un robot.
Hélène, d’un air peiné - Ça fait plaisir à entendre en tout cas. Tu veux que je pleure ? Hein ? C’est ça ? Tu veux que je pleure ?
Ademôn - Non mais ne le prend pas comme ça…
Hélène - COMMENT VEUX-TU QUE JE LE PRENNE ? Je vais te montrer moi, que je sais pleurer, si c’est ça que tu veux, je vais t’en donner des larmes ! Moi, la sœur sans cœur, le “robot” ! Prends les, mes larmes, toi qui en avait tellement envie ! Vas-y ! Ne te gène surtout pas, elles sont tout à toi !
Hélène fond en larmes.
Ademôn - Je suis désolé, je… Hélène… Je ne voulais pas…
Hélène, en reniflant - Eh bien c’est trop tard !
Ademôn la prend dans ses bras et lui frotte le dos.
Ademôn - Je suis désolé. C’est juste que… Tu parais tellement insensible que…
Hélène - Que tu t'es permis de me balancer des atrocités à la figure comme une moins que rien ?
Ademôn - Je… Je suis navré, vraiment, je ne voulais pas, excuse moi.
Hélène - Ce n’est pas que de ta faute, je sais que je peux paraître… Distante et désinvolte, mais ça ne veut pas dire qu’au fond, qu’au fond il n’y a rien. La mort de mamie Lucette m’a fait de la peine, beaucoup même, mais moi je n’aime pas exposer mes sentiments, c’est comme ça. Alors évidemment c’est un peu le bazar dans ma tête, avec toutes ces émotions qui font sans cesse la fête… Mais c'est comme ça que je fonctionne, et je crois que... je crois que c’est aussi un peu pour ça que j’ai tant de mal à ranger mes affaires dans la vie, je suis bordélique partout en fait.
Ademôn - Je suis désolé, j’aurai dû savoir.
Hélène - Tu ne pouvais pas.
Ademôn - Je t’ai toujours trouvée si forte… Pendant toutes ces années, je pensais que rien ne pouvait t'atteindre alors je ne t’ai jamais véritablement demandé comment tu allais. Quand papa est mort… Quand papa est mort je n’arrivais même pas à t’appeler ou à te voir parce que j’avais l’impression que tu ne souffrais pas, et savoir que toi, que toi tu ne souffrais pas comme moi, ça me faisait encore plus mal.
Hélène - C’était horrible. Je me sentais toute seule. Je n’ai jamais compris pourquoi tu t’es éloigné comme ça. J’ai eu l’impression de tout perdre quand il est mort, toi avec. Voyant que tu ne voulais plus de moi, je ne suis pas venue à son enterrement. A l’époque je pensais que c’était parce que je te le rappelais trop.
Ademôn - Tu n’es pas venue pour m’épargner de ta présence ? Mais… Mais… Maman, maman t’en a tellement voulu… C’était… De ma faute ?
Hélène - Et de la mienne, ne te blâme pas pour ça.
Ademôn - Pourquoi on ne s'est pas parlé ?
Hélène - Je ne sais pas. Comme quoi, il n’est jamais trop tard.
Ademôn - Tu penses ?
Hélène - Je l’espère.
Silence.
Hélène - Tu veux de la tisane ?
Ademôn - Je veux bien, il te reste de ton infusion fruits rouges agrumes ?
Hélène - Oui je crois, je vais aller faire ça.
Hélène se lève et part dans la cuisine.
Ademôn - J’aime bien cette tisane, elle me rappelle les infusions que nous faisait mamie Lucette quand on venait chez elle après l’école.
Hélène de loin - Je m’en souviens aussi, elle n’aimait pas le chocolat chaud, elle trouvait que ça faisait trop américain.
Ademôn, face au public - Et elle nous faisait des biscuits à la cannelle et aux épices pour le goûter, dans la cuisine, on pouvait écouter la radio. Le soir, papa venait nous chercher après le travail, sa voiture sentait les pommes de pin. Maman nous attendait dans le salon, un magazine sur les genoux, éclairé par la lampe à franges rose pâle, posée sur le guéridon. Et puis quelques fois, le jeudi, ou le vendredi - je ne sais plus, c’était il y a si longtemps - quelques fois ils cuisinaient un gâteau tous les deux, un gâteau, ou une tarte. Ça me manque cette époque là, c’était bien, tout était plus simple.
Hélène - Maintenant c’est à nous d’aller acheter le thé, de faire les biscuits, de rentrer à la maison, de faire des gâteaux.
Ademôn - Je n’ai pas le temps d’en faire, des gâteaux.
Hélène - Moi non plus.
Hélène revient, pose deux tasses sur la table basse et se rassoit.
Ademôn - Pourquoi, d’un coup, tout vient à disparaître ?
Hélène - Je ne crois pas que disparaître soit le mot. C’est une évolution, tout évolue. Nous, nous on évolue.
Ademôn - J’aimerais pouvoir continuer à faire des gâteaux.
Hélène - Qui t’en empêche ?
Ademôn - Je ne sais pas. Moi. Moi, je crois.
Hélène - On fixe nos propres barrières, nos propres limites, on construit nos propres cages.
Ademôn - Tu es bien sérieuse tout à coup.
Hélène - Tu vois que c’est possible ?
Silence.
Hélène - Tu avais raison.
Ademôn - Ah oui ?
Hélène - Il est pas mal ce vase.
Ademôn - Je trouve aussi.
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