Chapitre 2
Ma balade dans la ville touchait à sa fin. J’en avais assez de marcher. Un ennui qui m’avait gagné comme un chat que l’on caresse et qui, tout à coup, bondit hors de votre portée en se léchant nerveusement le ventre. Aucune femme ne m’avait souri, mais j’avais mangé : au moins de ce côté-là, je n’avais pas à me plaindre. Plus rien ne me stimulait. Les boutiques, pas mon truc. De toute façon, je n’avais pas de sous à dépenser en babioles. Je me résignai donc à retourner à l’appart.
Alors que je reprenais la direction du quartier des Guillemins, deux masses sombres vinrent m’encadrer. Je sursautai, inquiet. Même habitué à la foule grouillante de badauds, on se méfie toujours. Réflexe ancestral…
— On ne bouge plus, les mains en l’air ! lança une voix grave et rauque. Une voix empreinte de menaces.
Un policier s’était planté devant moi, l’autre, dans mon dos, me coupait de toute retraite possible. Avec son visage anguleux et sa grosse moustache, le flic n’avait pas l’air commode. Que me voulait-on encore ? Je dois sans doute avoir une tête à montrer mes papiers ! j’avais déjà obtempéré deux fois cette semaine ! Mais, demander que je lève les mains, c’était une première !
En entendant pouffer derrière moi, je me retournai, incrédule.
— Marc ! espèce d’enfoiré. Tu m’as foutu la trouille !
Lui, dans son uniforme, se bidonnait comme un idiot.
— Et qwè valèt, (Et quoi, garçon) on n’a pas la conscience tranquille ?
Le collègue se marrait lui aussi. Normal : la bonne blague. Tu parles ! Fausse alerte ! Me dis-je. J’ai une sainte horreur d’être contrôlé ! Toujours ce sentiment que l’on peut m’arrêter pour rien. Que l’on me prenne pour un autre. Je plains les mecs qui ont une sale gueule. Ils ne doivent jamais avoir la paix !
— Alors, Pierrot, on se balade ? continua-t-il, bon enfant.
Pierrot est le diminutif dont Marc m’a affublé. Ça remonte à notre enfance, si vous voulez tout savoir. C’est l’ami dont je vous ai touché un mot plus tôt, celui qui me traite d’emmerdeur professionnel.
Vous l’avez compris : il est simple flic. Mais, c’est un pote de longue date. Nous nous connaissons depuis les maternelles. Quand nous sortions dans la cour de récré, nous jouions au gendarme et au voleur. Devinez qui incarnait le policier… Il avait ça dans le sang. Il faut dire que son père occupait la fonction d’inspecteur à la brigade des mœurs. Le gamin s’en vantait souvent brandissant le spectre de la prison si un camarade l’empêchait de tourner en rond.
Mais dans l’ensemble, Marc est un type jovial, un peu lourd, au sens propre comme au figuré. Un rouquin trapu avec une bonne bouille, toujours souriant, prêt à raconter la dernière blague cochonne qu’il a entendue ici ou là.
La sueur glissait sur ses tempes. La chaleur avait battu des records toute la journée. Ça se remarquait qu’il en avait souffert dans son harnachement avec gilet pare-balles et tout le saint trusquin !
— Qu’est-ce que tu fous ? me demanda-t-il.
— Là ? Je rentrais. Pourquoi ?
— Je termine le service dans une demi-heure. Ça te dit de m’accompagner pour aller boire un cadet ?
Ça se voyait qu’il crevait de soif. Et puis, je n’avais rien prévu de toute façon, à part m’inquiéter de ce que j’allais réchauffer aux microondes pour souper. Je n’avais pas remarqué que moi aussi je m’étais déshydraté. Une bonne Jup ne me ferait pas de mal. Je lui emboitai donc le pas, veillant à ne pas me laisser encadrer par les deux représentants des forces de l’ordre. Ben oui, l’on aurait vite fait de me prendre pour un type que l’on vient de coincer ! Je mis aussi mes mains en poche, histoire que l’on ne s’imagine pas voir mes poignets menottés ! Il faut vraiment être taré pour penser à ce genre de trucs. Que voulez-vous, je suis comme ça !
Marc vida la moitié de sa bière d’un trait. Il frissonna de plaisir. Oui, il crevait de soif, le pauvre ! Moi, je croquais mes cacahouètes avec nonchalance.
— Ça va, le boulot ? m’inquiétai-je, histoire de causer.
— Nous sommes toujours en alerte attentat, répondit-il avec une grimace.
— Oui, j’ai remarqué ta panoplie de Robocop !
— Quand on contrôle quelqu’un, on n’est jamais certain qu’on ne va pas se prendre une balle dans la tronche !
— Hum ! Pourquoi ne changes-tu pas de boulot ?
— Tu rigoles ? Que veux-tu que je fasse d’autre, à mon âge ? À quarante-cinq ans, si tu perds ton job, t’es mort !
— Et une place dans les bureaux ? Demande ta mutation !
— Quoi ? La paperasse ? Nèni sés-se ! Non, je ne saurais pas vivre enfermé ainsi toute la journée ! Moi, il me faut de l’air. De l’action !
— De l’action ! Parce que foutre des PV toute la sainte journée, c’est de l’action, pour toi ?
— Tu crois qu’on ne fait que ça, sans doute ! Tu n’as qu’à venir un peu avec moi. On verra si tu ne seras pas sur les rotules après huit heures sur tes pattes à courir à gauche et à droite !
— Non merci, je suis très bien comme ça !
Sur ces bonnes paroles, je repris une poignée de cacahouètes salées. Il m’observa quelques secondes en secouant la tête d’un air entendu.
— Toujours pas de petites copines, à ce que je vois, fit-il remarquer.
— Eh non, comme tu peux t’en rendre compte, Sherlock !
— La veuve-poignet, ce n’est pas bon pour le moral, ça, si tu veux mon avis. Tu devrais quand même chercher quelqu’un ! Au moins, tu pourrais venir bouffer à la maison de temps en temps. En plus, Janice aurait un peu de conversation.
— C’est vrai que ça fait un bail que je n’ai plus mis les pieds chez toi ! Au fait, comment elle va, ta femme ?
— Ça va, ça va. Le traintrain… Et toi ?
— Oh ! moi, rien… Toujours pareil.
— Hum, ne m’as-tu pas dit l’autre fois que tu voulais écrire un bouquin ?
J’observais Marc avec reconnaissance. Il s’intéressait à mes prétentions d’écrivain. Enfin, écrivain est un grand mot ! Plutôt scribouillard, comme il existe de véritables guitaristes et des gratteurs de cordes, et moi de papiers. Bien que, dans ce cas présent, étendre la définition de mon hobby à gratte-papiers ne soit pas sur le plan étymologique correct.
Marc avait lu avec bienveillance quelques nouvelles que j’avais écrites au fil des ans. Il avait décrété que j’avais un certain talent.
Ça l’épate qu’un type puisse pondre ainsi trois-cents pages, le cul assis derrière un clavier. Mais, en ce qui me concerne, je me trouve bien en deçà de ces foutues trois-cents pages.
Tenez, j’avais compilé quelques textes que j’avais envoyés chez un éditeur liégeois. Quand je lui demandai après quelques mois, s’il était intéressé, il m’avoua qu’il avait perdu le manuscrit ! Encourageant, quoi ! Tout qui j’en parle se marre. Mais personne ne s’en inquiète jamais, à part Marc. Un brave gars, je vous le dis !
— J’ai un projet en cours, répondis-je.
— Tu t’y es enfin mis ? Pour de vrai ? Enfin, un vrai roman ?
— Un truc qui me turlupine. Une histoire policière ou plutôt un thrilleur qui se passerait à Cointe.
— À Cointe ! Quelle drôle d’idée !
— Tout commencerait au Mémorial interallié.
— Meurtre au Mémorial de Cointe ! pouffa-t-il. Le régional, c’est à la mode. Regarde la télé ! Meurtre en Alsace ! Meurtre en Auvergne ! On a aussi Simenon qu’a écrit le pendu de Saint-Pholien ! Tu pourrais appeler ça : le pendu du phare de Cointe !
— Mouais, sauf que je ne sais pas encore ce que je vais raconter !
— Ah ! si tu as besoin d’idées. N’oublie pas que je suis de la partie !
— C’est ça ! Pour écrire des histoires de PV ! La bagnole aux essuie-glaces piégés.
— Ah ouais ! Ils projetteraient de l’acide sulfurique sur les flics qui essayeraient d’y foutre un PV !
Marc éclata de son rire gras, moi, je me contentai de ricaner. C’est que je ne rigole pas avec ces choses-là !
— Hum ! Non, mais c’est du sérieux : j’ai vraiment envie d’écrire ce bouquin !
— Moi, je dis que tu as assez de talent pour ça. Il faut juste que tu te décides.
— Pour être décidé, je suis décidé, mais, seulement, voilà !
— Voilà quoi ?
— Un livre, c’est la première fois. Ça m’intimide !
— Ce n’est quand même pas comme si tu draguais une gonzesse ! Si ?
— C’est pire !
— Pire ! Ben, tu te lances, et si ça ne donne rien, tu effaces tout et tu recommences. Au moins, tu sauras si t’es fait pour ça !
— Justement, ça me fait peur de ne pas y arriver et de devoir renoncer à tout ça.
— Tout ça ! Tout ça, quoi ?
— Ben, le plaisir d’écrire, être publié, la notoriété… Tout ça !
— Écris d’abord pour toi. Considère ça comme de la masturbation mentale, après, on verra si t’es bon pour les partouzes littéraires !
Marc possède un certain sens de la formule, surtout s’il peut y mettre le glauque dont il raffole.
Mais il avait raison, Marc ! Je devais avant tout écrire pour moi. Comme un coureur se prépare pour un marathon, tout seul sur la route avec son podomètre fixé au corps et son capteur cardiaque contre la poitrine. Un pas devant l’autre, une ligne après l’autre. Dix-mille pas, dix-mille mots, toujours plus, à mon rythme, jusqu’à frapper trois-cent-mille caractères comme les pieds martèlent le bitume, que je puisse dire enfin : maintenant, c’est un roman !
Après avoir vidés quelques cadets, je regagnai l’appart plein d’entrain. Marc m’avait redonné courage. Je me lavai les mains, croquai une pomme, relavai les mains, puis enfin fis craquer les articulations de mes doigts pour m’installer derrière l’écran de l’ordi.
Sur la page blanche, clignotait le curseur, telles les pulsations d’un cœur. Blick, blick, blick…
Mon crâne me démangeait, l’intérieur des narines aussi… Blick, blick, blick. Putain ! Je repoussai le portable avec irritation. Je me levai, ouvris la fenêtre pour m’accouder, courbé vers l’avant.
Un bus grondait devant son arrêt. Des gens marchaient. Ils allaient Dieu sait où, ébranlés par une volonté qui leur appartenait, contournant les arbres de la place Général Leman, traversant en dehors des clous. Si petits qu’ils parussent d’où je les observais, ils se moquaient bien de la page blanche qui dévorait l’écran de mon ordinateur. Des fourmis ! Et je m’imaginais les écraser de mon pied gigantesque. Sprotch !
Tiens, ça serait une excellente intrigue de roman, ça ! Un géant qui déboulerait de la colline de Cointe et qui écrabouillerait tout sur son passage. Le Godzilla de Cointe ! Je secouai la tête, fâché d’avoir eu une idée aussi débile. C’était un polar que je voulais écrire ! Pas une histoire à la con, bonne pour un scénario de film américain ou japonais !
La soirée tombait, et je pouvais sentir la tiédeur que restituait la façade de mon immeuble, après avoir bu la lumière du soleil toute la journée. Une chaleur qui avait l’odeur de la brique et de la poussière. Un air adouci que je respirais et qui avait fini par me détendre.
On entendait les cris des martinets qui, hauts dans le ciel, chassaient les moucherons à coups d’ailes rapides et de zigzags rapprochés. Un train serpentait d’aiguillage en aiguillage dans un chuintement métallique sur les voies en surplomb derrière la place, reliées comme des artères vers le cœur de la gare des Guillemins.
Mon estomac commença à gargouiller.
J’attrapai dans le congélo une barquette de pasticcio que je jetai dans le four microondes. Oui, nourriture industrielle, celle dont je me vante ne pas raffoler ! Mais, après tout, c’est moi que ça regarde !
À la télé, on annonçait des foyers orageux pour la nuit. Sans le savoir, l’idée que je cherchais avec désespoir pour mon roman allait surgir à la faveur de mes insomnies que m’imposeraient les forces de la nature.
Le terrible cauchemar se rapprochait alors que je me lovais dans les draps du lit…
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