Chapitre 5
Marc entra dans la chambre comme le comédien d’un vaudeville.
— Oufti (Ouf toi !) ! Pierrot. Que s’est-il passé, donc ?
Je lui adressai un signe d’impuissance en écartant les bras.
— Comme tu peux le voir, j’ai failli finir rôti comme un poulet à la broche !
— Putain ! C’était qui la fille dans ton plumard ?
— Une rencontre d’un soir…
— Merde, alors ! Elle n’a pas eu de chance, la pauvre.
Je soupirai jusqu’au plus profond de mon âme. Non, elle n’avait pas eu de chance. Comme je vous l’ai déjà dit, Marc manque de légèreté. Il continua d’un même allant :
— Quand j’ai vu les infos, j’ai reconnu de suite ton immeuble. Putain ! la poisse. Que vas-tu faire ?
— J’attends d’abord qu’on me libère.
— C’est grave ?
— Quelques brulures très superficielles. Non, c’est surtout l’intoxication qui m’a mis dedans. Mais ça va, je récupère.
— Bin valèt (Ben garçon) ! Tu as réfléchi où tu vas crécher ?
— Je dois t’avouer que je n’en sais rien. Ça dépendra de l’état de l’appart.
— J’y suis passé : il n’y a rien à sauver. Le proprio a fait mettre une bâche sur le toit en attendant les experts de l’assurance.
— Une bâche ? C’est si grave ?
— Le dernier étage est inhabitable. En plus, il y a des scellés. Surement à cause de la fille, et tout ça.
Je n’avais encore révélé à personne la véritable raison de ma présence à cette noce, présence qui avait précipité le destin de Giulia. Cette histoire de laser, je devais en parler à mon ami. C’est ce que j’entrepris. Au bout de ma litanie, j’en arrivai à la conclusion que cet incendie devait être considéré d’origine criminelle. On avait tenté de m’éliminer pour ce que j’avais découvert. Giulia en avait payé le prix fort !
Marc s’esclaffa en se giflant la cuisse.
— T’as vu trop de films, si tu veux mon avis. Ce laser, ça peut être n’importe quoi ! Comique, va !
Voilà autre chose, maintenant ! Marc ne croyait pas un traitre mot de cette histoire. Il continua après m’avoir jaugé d’un regard fraternel.
— Et Kinovsky ? Que pense-t-il de tout ça ?
— Kinovsky ? Tu le connais ?
— Tout le monde connait Kinovsky ! C’est lui qui est sur l’affaire… Alors ?
— Alors, rien. Je ne lui en ai pas parlé. J’ai prétexté que j’avais des insomnies à cause de l’orage, ce qui est vrai, et que j’avais décidé de me dérouiller les jambes.
— Hum… Kinovsky est un futé. Si tu lui as raconté des bobards, il va vite s’en rendre compte, si ce n’est déjà fait. Mais rassure-toi, s’il est sur l’affaire, c’est pour la fille, et comme elle n’a rien à voir avec ton fameux laser, il n’y a pas de danger.
— Danger ?
— Au pire, s’il revient à la charge, t’as qu’à lui dire que ça t’était sorti de la tête. Non, ça doit être la nana, le problème. On ne met pas une pointure de la criminelle dans le circuit pour un simple incendie, qui plus est, a été provoqué par la foudre.
— La foudre ! C’est la foudre qui a fait ça ?
— J’ai parlé au commandant des pompiers. Il y a un impact sur la cheminée. Mais ça ne prouve rien. À ta place, j’oublierais le type au laser. Ça ne ferait que compliquer l’enquête.
— Tu n’es pas resté flic à la circulation depuis vingt ans sans raison, toi !
— Pourquoi dis-tu ça ?
— Pour rien… Je me comprends.
Marc m’adressa un regard perplexe puis prit une grande inspiration.
— Bon, je vais voir ce que je peux te trouver pour te dépanner le temps que ton appart soit retapé, lança-t-il en se levant.
— Ça risque de durer des mois !
— Tu l’as dit, Bouffi !
Il me mit une tape amicale sur l’épaule et sortit de la chambre.
Oui, un peu lourd, mais c’est un chic type.
Je dois vous paraitre assez désinvolte alors que je relate ces faits, mais sur l’instant, je n’en menais pas large. Toute cette tragédie tournait en boucle dans mon esprit. La disparition de Giulia occupait mes pensées matin et soir. Je me sentais responsable. Je l’avais conduite au trépas. Si seulement cet orage ne m’avait pas éveillé ce soir-là ! Des regrets, encore des regrets qui me minaient le moral toujours davantage. Je pressentais un évènement qui allait s’abattre sur ma personne pour m’anéantir, comme si la mort cherchait sa revanche sur la chance que j’avais eue de m’en tirer quasi indemne.
Ainsi, dans la chambre, je guettais les bruits de couloir. Je m’attendais à voir débouler la famille de la jeune femme, armes aux poings, venir me demander des comptes. Je ne m’en serais pas privé, à leur place.
Dix jours s’écoulèrent pendant lesquels je reprenais du poil de la bête, comme on dit. Kinovsky reparut dans ce laps de temps. Il voulait que je lui répète mon histoire. J’avais l’impression que mon omission concernant le pointeur laser, motif véritable de ma sortie nocturne, se remarquait sur mon visage comme le nez au milieu de la figure. Mais, en fait, ce qui le turlupinait se résumait à un petit détail.
La scientifique confirma que la jeune femme revêtait bien une robe de soirée. On retrouva sur le sol ce qu’il en restait, consumée et fondue en partie dans le plancher. Giulia devait dormir nue à mes côtés. Normal, après avoir fait l’amour ! Non, ce petit détail pointait le fait qu’elle ne portait pas son alliance. Pourtant, je n’en démordais pas : Giulia était mariée ! L’équipe d’investigation avait fouillé les décombres de l’appartement et l’anneau ne s’y trouvait pas. J’émis l’hypothèse qu’elle l’avait peut-être retiré par respect et placé dans son sac à main, sauf qu’elle n’en avait pas. Une femme en goguette sans son sac ne pouvait se concevoir ! Au moins, elle aurait dû posséder pour accompagner sa tenue de soirée un Clutch ou une minaudière ! Un minimum quoi.
Non, rien… Comme les policières dans les feuilletons télé. C’est vrai, vous avez déjà remarqué ? À part Candice Renoir, jamais de besace pour y mettre leur fourbi, le minimum vital indispensable de toute dame qui se respecte !
Je me souviens que mon épouse lançait toujours des commentaires à ce sujet. Ce n’est pas crédible, disait-elle. À croire que les accessoiristes ignorent ce que c’est !
Que cherchait à prouver ce flic ? À ce stade, Kinovsky me cachait, en toute connaissance de cause, une composante essentielle de l’enquête. Mais, si je vous la livre, autant arrêter ce récit et aller me recoucher. Je n’avais aucune idée de sa tactique, mais, s’il m’en avait parlé ce jour-là, je serais devenu plus loquace, ce qui aurait, sans conteste, épargné bien des vies. Un partout, balle au centre !
Kinovsky me soupçonnait de quelque chose. Je le sentais dans son attitude. Il tournait autour du pot. Enfin, il lâcha :
— Vous vous droguez, monsieur Mangon ?
— Grand Dieu non ! répondis-je, surpris par une telle question.
Je devais afficher un air sincère, car il acquiesça de la tête avec une moue entendue.
— Mais, cette nuit-là, vous aviez pris un somnifère ?
— Non, jamais ! Quand j’ai des insomnies, j’écris sur mon ordinateur. En ce moment, je prépare un roman. Sinon, je mets une connerie à la télé et je finis toujours par m’endormir.
— Hum…
J’ignorais que cet ordi avait été détruit ainsi que la clé USB où je sauvegardais mon travail. Des heures de réflexions parties en fumées. On a beau dire, jamais dans une réécriture on ne retrouve la spontanéité d’un premier jet. Foutu incendie !
Quand vous avez tout perdu, vous n’avez plus qu’à tout réécrire, aussi frustrant que ça puisse l’être ! Et je ne vous parle pas des heures de correction que vous avez écrasées en sauvegardant par-dessus la version précédente…
Marc m’attendait à ma sortie d’hôpital. Comme je n’avais nulle part où aller, je lui demandai pour passer à l’appart afin de récupérer ce qui pouvait l’être. Je voulais surtout me rendre compte de l’ampleur des dégâts. Quand l’on saigne, l’on ne peut s’empêcher de chercher à savoir quel objet nous a blessés. Pareil si l’on trébuche : il faut que l’on jette un œil au dénivelé qui nous a envoyés au tapis. C’est comme ça. Donc, je désirais voir de mes propres yeux ce qui m’avait conduit dans un caisson hyperbare…
D’abord, il refusa.
— Il n’y a rien à sauver ! Tout est cramé et ce qui a été épargné a été noyé par les pompiers.
— C’est viscéral… Tu comprends ? Pour le moment, c’est juste un cauchemar. Je n’arrive pas à y croire.
— Eh bien, il vaut mieux que ça le reste, fais-moi confiance.
— J’ai besoin de revoir l’endroit où elle est morte. Sinon je ne parviendrai jamais à m’en faire le deuil. Elle est encore vivante en moi. Après, son fantôme cessera peut-être de me hanter, enfin, j’espère.
Marc s’était crispé. Cette évocation du surnaturel le mettait mal à l’aise. Il finit par soupirer :
— Bon, pas plus de cinq minutes. Je ne tiens pas à me faire remonter les bretelles par mon chef de division.
Place Général Leman, je levai le nez vers le haut de l’immeuble afin de me rendre compte de l’ampleur des dégâts. Au-dessus des fenêtres détruites, un dégradé de suie montait vers la toiture. J’aperçus les bords de la bâche fixés à la corniche, qui ondulaient sous le vent.
Marc, impatient, me pria de le suivre. Je lui emboitai le pas avec appréhension. Arrivés au dernier étage, des banderoles en film plastifié nous interdirent l’accès au palier. Nous les écartâmes sans états d’âme. Les semelles de nos chaussures soulevaient des volutes de cendre en crissant sur les scories.
La porte de mon appartement était fracturée. Elle avait été fendue à la hache. Je restai coi devant l’ampleur du désastre.
Le sol était encombré de débris. Le linoléum présentait une multitude de boursoufflures jaunâtres. Certaines étaient crevées, éclatées sous la pression des gaz de combustion. Des plaques du plafond pendaient, éventrées. Leurs contours noircis viraient au brun ambré vers le centre. Du papier peint laissait apparaitre le plâtre des murs couverts de suie.
J’observai Marc, l’interrogeant du regard.
— Tu peux entrer, affirma-t-il, comme s’il comprenait les raisons de mon hésitation. Le plancher a été étançonné.
J’avançais avec prudence. Ça puait l’anguille fumée ! Une odeur forte et âcre qui me serrait la gorge. Je continuai l’exploration du désastre.
Les chambranles de portes ressemblaient à du charbon de bois. Là où se portait mon regard, je lançais : putain ! Putain ! Marc acquiesçait d’un air navré.
Les meubles calcinés penchaient sur leurs pieds tordus, rongés. Enfin, j’arrivai dans la chambre. Ici, tout semblait encore pire. Les solives du plafond, noircies, laissaient voir les combles. Par les grandes ouvertures recouvertes par la bâche, on pouvait deviner la clarté du ciel.
— C’est là que Giulia est morte, brulée vive, me lamentai-je en me retournant vers Marc.
Je me mis à chialer en m’affalant sur le sol. Marc me rattrapa et me reconduisit jusqu’à la sortie. C’est alors que j’aperçus mon téléphone portable au milieu des débris. La coque était déformée, mais je tenais à le récupérer.
Je n’arrivais pas à admettre que tout était perdu : mes objets personnels, mes vêtements, le mobilier, tout… Je devais emporter au moins ça. Dans mon exploration, je ne me rendis pas compte que mon ordinateur avait disparu.
En me redressant, mon regard se porta sur la tour du monument. Dans son immobilité placide, elle semblait me narguer. Fière de ses soixante-quinze mètres, bâtie dans le style Art déco qui lui donnait un air de famille avec l’Empire State Building, elle dominait, depuis la colline de Cointe, la ville de Liège de plus de cent-quatre-vingts mètres. Plus haut que le deuxième étage de la tour Eifel !
J’avais déjà visité le phare du Mémorial. Il restait accessible à de trop rares occasions, si vous voulez mon avis. J’avais pu admirer, sur les trois-cent-soixante degrés que couvrait la coursive, la cité ardente qui s’étendait à perte de vue.
En parlant de la tour Eifel, j’avais lu que le projecteur avait été conçu par la même entreprise qui avait travaillé sur la vieille Dame. Chose surprenante, il n’était allumé qu’à certaines occasions. L’ASBL Le Phare de Liège qui gère le site attendait en vain les autorisations pour l’exploiter davantage. On se demanderait bien pourquoi : qu’est-ce qu’une ampoule au quartz de deux-mille watts changerait à la consommation et à la pollution lumineuse de la ville ? D’aucuns diront que cela pourrait perturber certains oiseaux nocturnes ou autres, en fait je n’en sais rien. Ils ont peut-être raison…
Ainsi, ce monument hantait le cœur de cette histoire. Il avait déjà fléchi le destin de Giulia, le mien, par effet domino. Celui de qui d’autre encore ? En l’observant, je ressentis à nouveau la menace de ce désastre imminent qui viendrait m’anéantir.
Je montrai le téléphone à Marc en lançant :
— C’est mieux que rien…
Par réflexe, je tentai de l’allumer. Après quelques secondes, l’écran s’illumina avec le logo de la firme.
— Ça alors ! il marche encore, fis-je remarquer, abasourdi.
Marc haussa les épaules, il sortait déjà de l’appart.
— Tiens, c’est curieux, il réclame la carte SIM, ajoutai-je.
— Il est surement foutu ou alors la carte est bousillée. Bon, on y va ?
En descendant l’escalier, j’ouvris le compartiment. Je dus me rendre à l’évidence : la puce ne s’y trouvait plus. Quelqu’un l’avait enlevée !
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