Chapitre 18
La première fois que j’assistai à la dispersion des cendres sur l’une des pelouses du crématorium de Robermont, c’était à l’occasion des funérailles de mon père. Cela m’avait choqué. Le maitre de cérémonie avait saupoudré l’herbe d’une forme rectangulaire de la taille d’un cercueil.
Suivre du regard cette cendre chuter droit vers la terre, penser que c’était tout ce qu’il restait du défunt. À la voir tomber si dru, je m’étais imaginé après coup qu’elle avait été ex professo humidifiée afin d’éviter qu’un courant d’air la happât et l’emportât au loin, dans les jardins voisins. Mais il bruinait depuis le matin. La pluie avait détrempé le sol toute la nuit. La majorité de l’assistance cachait ses larmes sous les parapluies qu’elle tenait inclinés contre le vent qui jetait des bourrasques au hasard, comme pour se moquer de tout ce monde. De temps en temps, les corps oscillaient sur le tapis d’herbes spongieux. On se retenait par le coude.
J’avais du mal à imaginer qu’elle avait quitté cette vie. Dix-huit ans ! Elle venait de les avoir alors qu’elle était retombée dans un état comateux.
Janice et Marc étaient effondrés, soutenus par leur fils et des proches. Déjà quand la porte du four s’était refermée sur le cercueil, Marc, sans retenue aucune, avait chuté sur les genoux dans un cri désespéré, sous les yeux de nous tous qui le regardions, hébétés. Son garçon s’était précipité pour le relever.
Cette famille anéantie : quelle tristesse de voir cela ! Je m’étais avancé pour les entourés de mes bras, poussé par cette empathie qui nous jette vers autrui dans les moments les plus terribles de la vie.
On peut imaginer, mais qui peut comprendre une telle douleur ? Celle d’un père qui voit l’âme de sa vie s’envoler pour toujours. Comment rester stoïque ? Pourquoi se montrer fort ? Marc se moquait bien à présent des convenances ! S’il l’avait pu, il serait entré dans la fournaise, accompagner sa princesse jusqu’aux portes de la géhenne ! Cette enfant qui l’avait rendu si fier.
J’étais dévasté devant tant de souffrances. J’avais à peine osé lui parler quand il m’apprit la triste nouvelle. On se sent si inutile dans de telles circonstances que l’on s’en veut de vivre encore !
Marc ne comprenait pas. Elle était stabilisée, avait pris un premier repas puis était retombée dans un état comateux avec une terrible fièvre. Les médecins tentèrent tout pour enrayer la septicémie qui avait envahi son corps. Une bactérie résistante qui l’avait infectée à l’hôpital.
Orianne était le seul témoin menant tout droit au chimiste. Elle emportait une partie de ses secrets dans le monde invisible, des secrets inaccessibles à jamais. Mais qui s’en souciait pour l’instant ? Kinovsky, peut-être. Il assistait à la cérémonie en retrait de quelques mètres.
Il y avait aussi des policiers en uniforme d’apparat. Ils saluaient la main au képi, raides comme des piquets, comme s’ils rendaient un dernier hommage à un frère d’armes mort en service. Cela devait leur rappeler de tristes souvenirs : ces collègues assassinées, abattues en pleine rue sans la moindre pitié.
Alors que tous rejoignaient le parking, le fils de Marc proposa de me véhiculer jusqu’à la salle de réception. Je refusai. Voir Marc et Janice anéantis par ce chagrin m’était insupportable. Comme un lâche, je m’empressai vers l’arrêt de bus. Je jetai un dernier regard dans leur direction. Ils avaient mille ans !
Et puis, ce buffet, ça ne me disait rien. Manger un sandwich ou avaler un morceau de tarte avec des gens qui discutent de tout et de rien afin d’éviter d’aborder le sujet principal de la journée. Même une tasse de café, ça ne me parlait pas. Se plonger dans un bain de foule comme si les choses reprenaient leur cours normal. Dix-huit ans ! Comment voulez-vous que les choses reprennent leur cours d’avant ? Le chimiste pouvait à présent dormir sur ses deux oreilles ! Enfoiré de fils de pute !
Dès lors, un seul but importa pour Marc. Retrouver aux stups la trace du truand pour lui clouer une balle entre les deux yeux avec son arme de service, comme on abat du gibier. Il me l’avait sans détour avoué ! Je lui avais avec naïveté répondu qu’il devait penser à sa femme. J’avais dit avec naïveté, mais ce n’était pas si candide, en fait. Je trouvais que Janice avait déjà assez souffert ! Il ne manquait plus que son mari termine sa vie en prison.
Pour la forme, chaque semaine, il me remettait son rapport : les faits et gestes de ses nouveaux collègues que je transmettais à l’inspecteur. Mais rien ne semblait anormal. J’avais peur pour Marc qu’il retienne des infos et fasse cavalier seul pour régler ses comptes. Je pense que Kinovsky en avait conscience.
Un mois s’écoula. Trois autres jeunes périrent en consommant une substance illicite non identifiée. Combien de temps le secret de la désomorphine allait-il pouvoir encore être gardé ? La presse s’interrogeait sur les compétences de la police. Dans la ville, des parents attendaient des réponses.
Moi, cela me dépassait, et mes propres interrogations n’y changeaient rien.
Le monde est-il devenu si insupportable pour que tant de gamins se bourrent la gueule à ce point : jusqu’à en crever, misérables, au fond d’un caniveau, les tripes explosées par les saloperies qu’ils absorbent dans une confiance absurde ? Quand, pied au plancher, les yeux rougis par l’alcool et la drogue, ils s’écrasent contre un platane sur une route sinueuse de campagne, pauvres pantins éparpillés par groupe de quatre ou cinq autour d’une épave en flamme, et un sixième qui hurle prisonnier du brasier ?
Joseph dirait que s’ils étaient rentrés des profondeurs de la mine, épuisés d’un labeur harassant comme au bon vieux temps, ils seraient bien trop éreintés pour penser jouer aux cons. Tu parles : leurs ainés se soulaient dans les bistrots, engrossaient leur femme, et mourraient parfois, tués d’un coup de couteau ou de grisou ! Sans parler des guerres assassines…
Où se trouve-t-il, le sommet de l’évolution ? Quand viendra-t-il, le Surhomme de Nietzche ? Ainsi parlais-je devant un Marc remonté, entre deux cadets, dans les cafés où nous nous retrouvions.
Son enquête en infiltré ne donnait rien : peut-être se méfait-on de lui… ou alors, il retenait des infos comme je l’avais déjà pensé.
Nous avions repris contact Marc et moi, non sans une certaine amertume de sa part. Il me reprocha de m’être éclipsé après les funérailles. J’avais beau lui dire que ce n’était pas mon truc, il pensait qu’il était en droit de compter sur ses amis en pareilles circonstances.
— Ceux qui sont restés, ça t’a fait du bien ? hasardai-je.
— Non, pas vraiment…
— Ben, qu’est-ce que ça aurait changé, alors, que j’y sois ou pas ?
— Justement, toi tu n’y étais pas…
Je n’en menais pas large ! Marc avait perdu son regard bon-enfant. Brillaient dans ses yeux des envies de meurtre. C’était pure déduction ! parce qu’à sa place, moi aussi j’aurais cherché à me venger.
— C’est de ma faute, tout ça ! lança-t-il après avoir vidé sa Jup. Je n’ai jamais voulu lui donner d’argent de poche… Je disais à Orianne, avec mes grands principes à la con, qu’elle devait travailler les vacances pour se construire un petit pécule. Qu’il n’y a que comme ça qu’on peut apprendre la vraie valeur de l’argent ! Qu’il n’y a que les fainéants pour penser que tout leur est dû, et que ça doit tomber tout cuit dans leur bouche. Je n’ai pas raison ?
J’acquiesçai de la tête. Il n’avait pas tort. Sa fille avait juste adapté le concept à sa manière…
— Qu’est-ce qui lui a pris, de bosser pour ce fumier ? éructât-il devant les clients du bar qui lui jetaient des regards en coin, par-dessus leur mousse qui cachait leur visage.
Il manipulait avec nervosité un rond à bière en carton imprimé du logo Jupiler. La bouche serrée, on pouvait voir les muscles de ses mâchoires se contracter sous ses oreilles. Ce n’était plus Marc que j’avais devant moi, mais un homme fou de colère, une locomotive en fureur lancée à toute vapeur, comme dans le film avec Gabin : la Bête Humaine ! Je l’avais vu sur Arte… Tiens, maintenant ça me revient : j’avais remarqué ce titre-là dans la bibliothèque de Joseph !
Marc était rentré bredouille de sa mission. Nous nous apprêtions à nous séparer, lorsque mes yeux tombèrent sur un jeune homme attablé devant un café. Cela n’avait rien d’anormal en soi, sauf qu’il nous observait. Il parut se troubler quand je le dévisageai. C’est ce qui me mit la puce à l’oreille.
J’avais déjà vu cette tête-là, mais où ? Il arborait une casquette éculée, accoutré de vêtements pas très frais dont une veste à carreaux sans manches, rembourrée pour le froid. Dans son accoutrement, il faisait plutôt penser à l’un de ces sans-abris qui trainent en ville. Ça m’était revenu sur l’instant, sauf qu’il portait sa capuche par-dessus la casquette. On lui devinait alors à peine le visage. Je le reconnaissais à présent. Il se trouvait au cimetière, aux funérailles d’Orianne. Il s’était isolé du groupe. À coup sûr, il voulait assister à la cérémonie de manière discrète. Il devait la connaitre, sinon quel intérêt ?
Sa présence au bistrot ne devait pas être due au hasard. Il devait nous espionner. Il se tenait assez près pour comprendre le sens de notre conversation. Il devait chercher des informations, peut-être sur l’agression de la jeune fille.
Je ne savais comment réagir. J’avais envie de me pencher vers Marc pour lui chuchoter à l’oreille ma découverte, mais j’avais peur qu’il se jette sur l’adolescent comme un chien enragé.
J’adressai au gamin un signe de l’index afin qu’il comprenne qu’il devait m’attendre. Il me répondit d’un léger hochement de tête, à peine perceptible.
— On y va ? lança Marc.
— Heu, vas-y, toi. Je vais commander un croque.
— Un croque ? Et si on allait plutôt au Quick ? Parce qu’ici, ils ne sont pas terribles.
— Je n’ai pas envie d’un burger, c’est un croque que je veux !
— Ben, ils en ont aussi au Quick !
Punaise, il me gonflait ! Je ne savais pas comment m’en débarrasser. J’adressai un regard inquiet à l’inconnu qui me retourna mon embarras d’un pincement de lèvres. Je n’avais donc pas eu d’autre choix que de suivre Marc. Si je l’avais envoyé balader, il n’aurait pas compris. Ou plutôt si : il aurait imaginé que je lui cache quelque chose, et il n’aurait pas eu tort.
Quand enfin je pus prendre congé de lui, je retrouvai le garçon qui attendait devant la vitrine. Il balançait son corps d’un pied à l’autre en se frottant les mains. Sans conteste, il avait froid. J’eus pitié de lui. Je décidai de l’emmener dans le bistrot le plus proche.
— Tu as mangé ? lui demandai-je.
Il sembla étonné par la question, puis me fit signe non de la tête. Il avait l’air d’un bon gars. Je lui conseillai de commander un Dagobert. Il parut gêné. Je compris qu’il n’en avait pas les moyens.
— Ne t’inquiète pas, fis-je. C’est pour moi.
Il se détendit et m’adressa un sourire obligé.
— Je te reconnais, continuai-je. Je t’ai vu au cimetière. Tu étais un ami d’Orianne ?
Il acquiesça de la tête en déballant son sandwich avec avidité. En silence, il mordit dans le pain garni de poulet et de salade à la mayonnaise. Ses dents étaient noircies de l’intérieur, d’un aspect grisâtre. Son teint pâle reflétait, avec de grands cernes bleutés, un état de santé précaire. Le voir dévorer de si bon cœur me réjouissait. Mais, il se trouvait là pour me parler. Je me lançai :
— Tu n’es pas très loquace, on dirait.
Il me dévisagea comme s’il venait de se rendre compte de ma présence, puis hocha le menton.
— Orianne me payait de temps en temps à manger. Elle ne voulait jamais me donner de l’argent à cause de la drogue, mais ça, elle voulait bien. C’était quelqu’un de bien !
— De bien ! Sauf qu’elle dealait ! Regarde où ça l’a menée.
— Elle voulait aider les gens comme moi. Sa daube, ce n’était pas pour nous. C’était pour les fils à papa pleins de blé ! On dit que la racaille, c’est nous ! Mais la vraie racaille, ce sont les millionnaires qui étranglent le monde et qui pissent sur le reste de l’humanité. Elle, elle s’en foutait de ce qu’il pouvait leur arriver. Elle m’a dit un jour qu’ils s’étaient mis à plusieurs pour la violer. Elle voulait leur faire payer à tous, ces fumiers de fils de bourgeois ! Elle haïssait ce qu’ils représentaient : ce monde corrompu qui exploite les plus faibles. Ces fils de putes qui trouvent normal d’écarter de force les cuisses d’une fille pour y enfoncer une bouteille de champagne ! Elle voulait aussi niquer son fournisseur en lui piquant un max de fric ! C’est moi qui lui ai donné l’idée des pilules en sucre. Je connais bien quelqu’un qui peut en commander… Des bonbons qu’on peut acheter sur Internet. Mais Orianne, non, elle n’était pas de ce monde-là…
— Ces gens-là, tu sais qui ils sont ?
— Ouais… Surtout le fumier qui l’a envoyée là où elle est.
— Le chimiste ?
— Lui-même…
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