Chapitre 25

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 Novembre touchait à sa fin. Je n’avais plus eu de nouvelles du chimiste. Je m’étais réapproprié mon appartement de la place Général Leman. On pouvait se rendre compte qu’il avait été retapé à peu de frais. Ça sentait la peinture au dissolvant, et malgré cela, des effluves de bois brulé sourdaient de-ci de-là.

 J’avais donné la résiliation de mon bail, car il était impossible pour moi de dormir là où Giulia avait péri ! C’était trop lugubre, et il me semblait que son fantôme continuerait à hanter ces lieux jusqu’à la fin des temps.

 Le brave Joseph m’avait demandé de revenir chez lui, mais je ne voulais pas m’imposer de la sorte. Voyant son désarroi, je lui proposai de lui rendre visite chaque mercredi. On boufferait un morceau en regardant une vidéo dans sa salle de spectacle. Ça tombait bien, il parait que Nightwhish allait sortir un nouvel album !

 La tour du Mémorial interallié était toujours plantée sur la colline de Cointe. Elle se découpait dans la pénombre. Il devait être dix-sept heures. Je n’avais pas remarqué la silhouette qui m’observait aux jumelles. Mais quelque chose attira mon regard vers le chemin de ronde. Le vol d’un oiseau, peut-être ? Je ne m’en souviens plus très bien. Mais oui, il y avait quelqu’un là-haut ! Je pris mon téléphone portable et activai la caméra. Je zoomai au maximum pour tenter d’apercevoir plus en détail ce qu’il se passait. Une forme humaine bougeait. Impossible de distinguer son visage, car l’image de mon écran était trop pixelisée. Cette personne tenait entre les mains un objet allongé. On aurait dit une arme, genre fusil !

 — Putain ! m’exclamai-je. C’est aujourd’hui !

 Tout ce que m’avait raconté Anne me revenait en vrac ! Le contrat, les paroles que le chimiste avait prononcées au hangar : tu la butes quand elle aura terminé son job.

 La tueuse avait choisi le site du Mémorial ! J’avais eu raison sur toute la ligne, et ce, depuis le début ! Sur mon smartphone, je la vis prendre position, appuyer son fusil sur la balustrade pour assurer son angle de tir. J’aperçus une autre forme s’avancer sans se presser. Un homme se posta à une encoignure du phare. Il leva le poing. De toute évidence, il ajustait lui aussi son arme… vers la tête de la tueuse ! Je ne pouvais pas laisser faire ça, ni pour la cible ni pour elle ! Il m’était impossible de rester les bras croisés sans réagir.

 Je téléphonai à Marc :

 — C’est aujourd’hui ! lançai-je. Rejoins-moi tout de suite au Mémorial interallié de Cointe. La femme est là pour exécuter son contrat !

 — Je préviens la cavalerie ?

 — Si tu veux… J’y vais.

 — À pied ?

 — Ben oui, tu n’auras qu’à me récupérer en route !

 Déjà, je dévalais l’escalier de l’immeuble. Dans la rue, je me mis à courir, mais bien vite, tout à fait essoufflé, je dus me résoudre à une marche forcée.

 Je ne sais pas quand Marc me doubla, ou quel itinéraire il suivit, mais en arrivant, je reconnus sa BM garée en bas de la tour. La porte du phare bâillait, grande ouverte !

 J’entendis un cri venant d’en haut. J’eus à peine le temps de voir le corps chuter. Il s’abattit avec lourdeur sur le toit de la voiture dans un grand bruit sourd. Les vitres explosèrent en une myriade de fragments. Ce n’était pas Marc ! Je ne reconnus pas le visage broyé par l’impact. Mais je n’aurais pu l’affirmer.

 Je m’engouffrai dans le bâtiment. Je savais que je devais emprunter deux ascenseurs pour accéder au chemin de ronde, et qu’ils étaient protégés. Je tentai d’appuyer sur les boutons. Enfin, la porte se referma. Le dispositif de sécurité avait été contourné. Cela ne m’étonna pas.

 J’étais excédé par la lenteur de l’élévateur ! Allez ! allez ! monte, sale truc ! Quand j’arrivai tout en haut, j’entendis la voix de Marc. Il parlait à la tueuse. Je ne sais pas ce qu’il lui disait, mais il semblait blessé. Je le découvris gisant dans son sang, le ventre percé d’un coup de couteau. Dans son état, il était parvenu à se débarrasser de son agresseur. Une chance pour lui !

 J’appelai les secours puis me dirigeai avec précaution vers l’endroit où se postait la tireuse. Elle attendait là, l’œil collé à sa lunette de visée. Elle portait une tenue militaire, et une cagoule masquait son visage. L’arme pointait vers la tour des finances.

 — Je vous en prie, ne faites pas ça, suppliais-je.

Je n’avais pas remarqué que je tremblais de tout mon corps. À coup sûr, elle allait sortir un flingue pour me neutraliser. C’était stupide de ma part comme démarche, mais la montée d’adrénaline me poussait à agir.

 Sans perdre le moins du monde son sang-froid, elle se contenta de répondre sans bouger un cil de ne pas me mêler de ça. J’allais me jeter sur elle quand Marc murmura :

 — Laisse-la faire…

 Je tournai la tête dans sa direction, abasourdi.

 — Marc, tiens bon… Les secours arrivent.

 — Laisse-la faire, te dis-je…

 Je pensais qu’il délirait. Je pris ma veste pour la presser sur sa plaie. Je lui dis d’appuyer autant que possible pour ralentir l’hémorragie. Mais, je n’en avais pas terminé avec la tueuse. Je l’entendais chantonner l’œil toujours collé à la lunette :

 — Allez, mon lapin, avance… C’est ça… Ne bouge plus… Voilà…

La gueule de l’arme pointait vers l’une des fenêtres éclairées, là-bas, à plus de huit-cents mètres. Je me jetai sans plus attendre sur elle.

 Trop tard ! Avant que je ne l’atteigne, le fusil aboya dans une gerbe d’étincelles. Déjà, elle se débattait pour se soustraire à mon étreinte. Je parvins à lui arracher la cagoule. Je n’en croyais pas mes yeux ! Elle profita de ce moment de stupeur pour me repousser avec force. Je titubai en reculant, interloqué.

 Après le coup de feu, il régnait sur la coursive un silence de mort. Des gyrophares scintillaient dans la nuit. Sans doute les secours… La cavalerie, si Marc l’avait prévenue…

 Enfin, je repris mes esprits.

 — Giulia !

 Elle m’observait sans mot dire.

 — Ce n’était pas toi ? L’incendie, la fille… Ce n’était pas toi !

 Les sirènes résonnaient à présent toutes proches. Giulia secoua la tête, enjamba le parapet, et se laissa tomber dans le vide.

 — Non ! m’entendis-je hurler.

 Je me précipitai, mais il était trop tard. Un bruit de couinement attira mon regard. Elle glissait sur une tyrolienne reliant la tour au toit bombé de l’église. En quelques secondes, elle avait traversé la cinquantaine de mètres qui séparait les deux constructions. Je ne pouvais la laisser partir comme ça ! Elle me devait des explications. Sans réfléchir, je me jetai dans le vide, m’agrippant au câble d’acier, bien décidé à la rattraper. Suspendu tel un gibbon, j’avais du mal à progresser. Mais, j’étais déterminé comme un damné qui se jette dans les flammes de l’enfer.

 Un claquement attira mon regard vers le toit. Le point d’ancrage avait cédé. Déjà, je chutais vers le sol. J’étais cuit ! J’allais me fracasser comme un con sur le pare-terre de béton !

 Je m’étais avec la force du désespoir cramponné, les yeux fermés, attendant la fin. Mes muscles crispés refusaient de lâcher prise. Mon dos percuta quelque chose. J’avais frappé, mais frappé quoi ?

 C’est alors que je compris que j’étais suspendu dans le vide, à quarante mètres du sol. J’avais heurté le phare et j’oscillais à présent comme le pendule d’un radiesthésiste. J’essayai, un moment, de remonter le long du câble, telle une araignée son fil, mais mes forces m’abandonnaient ! Tout en bas, une moto démarra en trombe, et s’éloigna très vite. Giulia devait de toute évidence prendre la fuite !

 Ce sont les pompiers qui me délivrèrent de cette situation pour le moins insolite. La paume de mes mains était ensanglantée, et je sentais un liquide poisseux glisser entre mes omoplates. Je ne sais pas comment je pus tenir aussi longtemps, agrippé de la sorte. L’instinct de survie sans doute. C’était un miracle que le choc contre le mur ne m’ait pas assommé !

 Pendant mon transfert à l’hôpital, j’appris que Marc avait été pris en charge, mais l’autre type, sur le toit de la voiture, on ne pouvait plus rien pour lui. La BM de Marc ! Sûr qu’il allait encore m’en vouloir, le pauvre !

 Alors que dans l’ambulance un infirmier s’occupait de panser mes plaies, les révélations d’Anne me revinrent : elle te connait… Mais Giulia ! jamais je n’aurais pu l’imaginer. Je réprimai un sourire : elle vivait ! Puis, mon regard s’assombrit : avait-elle toutefois été sincère, cette nuit-là ? Était-ce elle, la visiteuse nocturne que j’avais aperçue, et pressentie durant toute cette histoire ?

 Quelque part, je lui en voulais : j’avais été dupé sur toute la ligne. Cette fille, découverte carbonisée dans mon appartement, était-elle une victime de plus du chimiste, et Giulia sa complice ? On l’avait en tout état de cause placée là afin que je la croie morte. Sinon, il est certain que j’aurais remué ciel et terre pour la retrouver !

 En y repensant, j’étais convaincu que Kinovsky le savait. S’il me l’avait dit, je me serais lancé à la recherche de cette femme. J’aurais pu empêcher tout ce carnage ! Mais avec des si, on pourrait mettre Liège en bouteille !

 Alors que mes blessures cicatrisaient, Anne arriva dans la chambre. Elle donnait l’impression d’aller mieux. Elle montrait ainsi des sursauts de vie, comme si le cancer qui rongeait son âme passait par des phases de rémission, puis elle rechutait sans prévenir. Elle me tendit une coupure de presse du journal local. Il y avait un article sur l’affaire. J’en commençai la lecture à voix haute :

 — Tentative d’assassinat sur un industriel chinois lors de son passage à Liège en vue de racheter une partie des infrastructures sidérurgiques de Cockerill à Seraing. Par manque de chance, cet échec s’est soldé par la mort d’un des intervenants. C’est l’un des gestionnaires du site, présent à la signature, qui a été frappé par le tir manqué.

 En encart, il y avait la photo de la victime.

 — Putain ! fis-je. C’est le chimiste ?

 Anne acquiesça. Je repris la lecture de l’article :

 — Selon certaines sources, il semblerait que l’assassin ait fait feu depuis les hauteurs de Cointe. En effet, depuis ce site, la tour des finances est une cible on ne peut mieux placée pour un tir longue distance. La police pense à un sniper professionnel. L’enquête s’oriente vers les milieux écologiques extrémistes. L’entrepreneur chinois devait en effet installer une usine de fabrication de produits pharmaceutiques.

 Je posai le journal sur la desserte et regardai Anne, interloqué.

 — Je ne comprends plus rien ! La cible, c’était le Chinois ou le chimiste ?

 — Le Chinois.

 — Mais, comment sais-tu tout ça, toi ?

 — Quand Giulia est venue me rendre visite à l’hôpital, nous avons beaucoup bavardé… Pendant les préparatifs de l’attentat, elle a découvert une fille morte d’une overdose dans l’enceinte de l’église qui se trouve à côté du Mémorial. Le chimiste a eu alors l’idée de la placer dans ton lit avant de mettre le feu à l’appartement. Par une chance incroyable pour lui, la foudre a frappé l’immeuble, ce qui écartait la thèse criminelle. On ne chercherait pas plus loin. Giulia, elle, avait reçu l’ordre de te droguer, et de coucher avec toi. Cependant, elle ne pouvait se résoudre à te laisser périr dans l’incendie. Elle a, en catimini, récupéré la carte SIM de ton téléphone, et s’en est servie pour appeler les pompiers. Tu dois être un fameux amant pour qu’une femme se compromette à ce point !

 Je la regardai en rougissant. C’est stupide, je sais : je ne suis plus un adolescent ! Mais, je me sentais flatté !

 — Et les visites nocturnes ? demandai-je.

 Anne acquiesça aussi pour ça…

 — Elle t’a expliqué pourquoi elle a décidé de se retourner contre le chimiste ?

 Anne déglutit avec bruit. Son regard se voila derrière un rideau de larmes qu’elle peinait à retenir.

 — À cause de ce qu’il a fait à Ayana… C’était un monstre ! Les commanditaires pour qui elle a travaillé auparavant n’étaient pas des enfants de chœur, mais cet homme ! cette ordure ! il n’y a pas de mots pour qualifier sa barbarie.

 Elle fondit en pleurs.

 — Je n’ai jamais entendu hurler de douleur quelqu’un de la sorte. Ayana ! J’ai honte à l’avouer, mais j’ai été soulagée quand j’ai compris qu’elle était morte. Que son calvaire était enfin terminé.

 Je lui pris la main pour la serrer dans la mienne. Son front avait gardé la marque que lui avait gravée le chimiste. Elle allait s’estomper avec le temps, mais celle qu’elle avait au cœur, sans doute ne cicatriserait-elle jamais.

 Je ne sais pas pourquoi, mais je me mis à chialer.

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