Chapitre 12 - La mémoire des vagues
Léonore et Laurent découvrirent, alors que leur trajet était déjà bien entamé, que le train ne les emmenait pas directement en gare d'Istanbul. Le terminus de la ligne se trouvait à Burgas, une petite municipalité bulgare. De là, les deux amis devraient prendre un bus qui leur permettrait de rejoindre la capitale de la Turquie.
Quand Léonore descendit sur le quai, la première chose qui la frappa fut l'odeur du vent. Riche, fraîche, salée... incontestablement marine.
"Sommes-nous près de l'océan ?
- L'océan est loin. En revanche, Burgas est au bord de la Mer Noire." sourit Laurent.
Léonore fut prise d'une envie subite de sentir le sable s'effriter sous ses pieds, la mer lécher ses orteils. Elle était presque sûre d'avoir déjà éprouvé ces sensations, mais le voile qui embrumait sa mémoire rendait la perspective alléchante, comme une nouvelle découverte.
"Je veux y aller." décida-t-elle.
Laurent ne protesta pas, et les deux compagnons se mirent en route. Il ne leur fallut pas longtemps, à peine une dizaine de minutes de marche, pour que leur destination se dessine à l'horizon. Contrairement à ce que son nom laissait entendre, la Mer Noire était d'un bleu cristallin. Le soleil du début d'après-midi se reflétait sur sa surface, faisant naître une infinité d'éclats lumineux qui dansaient au gré des vagues.
Ce furent d'ailleurs ces dernières qui retinrent l'attention de Léonore. Quand les deux amis quittèrent la promenade qui serpentait le long de la côte pour s'engager sur la plage, la jeune femme sentit quelque chose changer au fond d'elle. Comme si une partie de son âme se déconstruisait, emportée par le vent marin, pour mieux se reformer.
Léonore ne fit pas attention à Laurent, qui s'arrêta pour sortir sa caméra de son sac. Elle ne fit pas attention aux touristes et locaux qui passaient autour d'elle, aux regards curieux qu'ils lui jetèrent quand elle se débarrassa de ses chaussures avec une précipitation presque rageuse et s'élança vers le bord de l'eau. Elle ignora la brûlure du sable, chauffé par le soleil, sous la plante de ses pieds. Seule la mer comptait, sans qu'elle ne comprenne pourquoi.
Quand elle s'immobilisa, l'eau lui arrivait aux chevilles et trempait le bas de sa robe, mais elle n'en avait cure. Elle était essoufflée par sa course qui, bien que brève, lui avait semblé être un marathon. Son regard se perdit dans les vagues, et leur fracas au creux de ses tympans lui murmura la raison de son empressement.
Cette partie de son âme que le vent avait emportée, c'était dans l'écume qu'elle se reformait. Le voile qui obscurcissait sa mémoire ? Il était tissé d'embruns et de remous. L'abysse dans lequel ses souvenirs sombraient se trouvait au fond de l'eau, si loin sous la surface que seuls les poissons les plus hardis osaient s'y aventurer. Et elle, Léonore, n'était pas un poisson. Elle était une femme dont l'esprit s'étiolait, dont le passé se dissipait. Elle était une humaine dont l'histoire se perdait.
Son voyage, elle l'avait entrepris pour dresser un constat du monde, pour tenter de vivre malgré sa maladie. Pour que chaque découverte qu'elle ferait durant son périple puisse profiter à l'humanité, mais également lui profiter au rythme des vidéos prises par Laurent. Qu'est-ce qu'un humain sans passé ? Au moment de son diagnostic, elle aurait sans doute répondu "un fantôme". À présent, en face de la mer, sa réponse changeait. Un humain sans passé n'était pas alourdi par le fardeau de ses traumatismes, de ses démons, de ses vieilles blessures. Un humain sans passé était fait de rêves, d'espoirs et de projets.
Les lèvres de Léonore s'étirèrent en un sourire paisible. Elle s'étiolait, mais elle ne cessait pas d'être. Comme la mer, elle était un éternel recommencement. Une vague de vie, d'émotions, puis un instant de pause pour tout oublier. Et ensuite, inlassablement, une nouvelle vague naissait pour tout recommencer. L'eau avait une mémoire bien à elle, figée dans un présent en mouvement. Quant aux souvenirs perdus de Léonore, ils dansaient avec la lumière du soleil, au gré des courants.
"Léonore ? On va rater le bus, il faut y aller !" appela Laurent.
La jeune femme se tourna vers lui, sans se départir de son sourire.
"J'arrive." souffla-t-elle.
Et, alors qu'elle reprenait son chemin en direction d'Istanbul, elle se demanda presque si ce dernier mot n'avait pas été adressé autant à Laurent qu'à l'océan.
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