Souvenirs doux-amers
Réfléchis. Tu es intelligente, tu peux le faire.
Une voix au plus profond de moi-même m'encourage à agir. Je ravale mes larmes avec rage et attrape mon téléphone.
Allez décroche ! Je trépigne d'impatience tandis que la sonnerie retentit dans mon oreille comme un tocsin d'alarme.
- Allô ?
- Matthieu ? Oh mon Dieu, merci !
- Qu'y a-t-il ? Je ne t'ai jamais vue dans cette état !
J'éclate en sanglots irrépressibles.
- Je peux te demander un service ?
- Bien sûr, dis-moi tout.
- Il pleut à verse et Alex est dehors sans veste. Tu pourrais venir le récupérer ? Je t'expliquerai plus tard pourquoi.
- J'arrive tout de suite. Où est-il ?
- Saint Martin.
- Je pars.
- Merci Matt, tu es un vrai chef.
- Aucun souci, mais je compte sur toi pour tout me dire.
- Sans faute.
Je raccroche, un poids en moins sur les épaules. Je connais assez Matthieu pour être rassurée.
Je jette un dernier au regard au garçon qui n'a pas bougé d'un pouce. Ses vêtements sont dégoulinants et j'ignore si son visage est couvert de larmes ou de gouttes de pluie. Ses cheveux trempés collent à son visage.
Désolée, je m'arrache à cette vision qui me déchire le coeur. Je sais que rien ne sera plus comme avant désormais.
Ce qui me déchire le plus, ce que cette souffrance, c'est moi qui l'ait causée. Et je m'en veux plus que tout au monde. Je sais que c'était la bonne chose à faire, mais faire souffrir me fait toujours plus de mal que souffrir par moi-même.
Sur le chemin du retour, je laisse couler mes larmes. Je ne vois les choses autour de moi que dans un brouillard. C'est sûrement un miracle que je parvienne à mon appartement en un seul morceau.
- Salut ! Je t'ai envoyé un message pour savoir quand tu rentrerais, tu ne l'as pas vu ?
Ma colocataire, les manches relevées, visiblement en forme, s'active dans la cuisine.
- Je prépare des pizzas. Tu as mangé ?
- Je n'ai pas vraiment faim. Fais-toi plaisir.
- Eh, qu'est-ce qu'il t'arrive ?
Je ne me sens pas le courage de répondre et disparais dans la salle de bain. Sous l'eau brûlante qui me picote la peau de mille aiguilles, je ne peux m'empêcher de penser au passé.
Des instants privilégiés me reviennent en mémoire.
- Hey ! Je m'appelle Imelda ! Je suis la meilleure amie de Theresia. Ca te dirait de faire du basket avec moi ?
Je revois Alex qui ravale ses larmes sans un mot, persuadé que je n'ai rien vu. Gentiment, il accepte mon invitation et joue avec moi.
- Salut.
- Alex ! Je suis super contente de te voir ! Tu vas bien ?
- Oui, ça va.
Je me souviens de nos débats sans fin sur des sujets passionnants de philosophie et de musique, nos sorties de groupe avec les "autres", toute la bande.
Nos fou-rires irrépressibles pour des blagues stupides, le mariage de sa cousine, la naissance de sa nièce.
J'ai un pincement au coeur en repensant à ce jour où je l'ai écouté me parler de son passé, mettre des mots sur ses souvenirs les plus amers, me confier ses souffrances, ses deuils, sa rupture amoureuse. Assis en haut du toboggan, dans le petit parc qui se trouve en bas de la rue, nous avons parlé des heures.
Je me remémore avec affection ses jeux avec mes frères et soeurs, son attentive présence auprès de mon petit frère.
- Ma chérie, je crois bien que ce garçon t'aime beaucoup.
Je sais que ma mère a toujours raison. Je lui avais répondu avec un sourire.
- Je l'aime beaucoup aussi : je remplace la soeur qu'il a perdu et il est pour moi le grand frère que je n'ai jamais eu.
Elle n'avait pas insisté, comprenant que ce n'était pas le moment encore pour moi d'ouvrir les yeux. Aujourd'hui il est trop tard. Le mal est fait. J'ai fait le mal. Je lui ai fait mal.
Toujours perdue dans mes pensées, j'enfile un short et un hoodie et me pelotonne sur le canapé, enroulée dans un plaid.
Les yeux dans le vide, je fixe le mur sans remarquer le regard de Ludia qui s'est arrêté sur moi. Cette dernière finit d'ailleurs par me rejoindre.
- Tiens, ton infusion au gingembre.
- Merci, Love, tu es un chou.
- Je t'en prie, ce n'est rien.
Un silence plane. On pourrait même dire un ange passe tant il est profond.
- Bon, c'est pas tout ça mais j'ai pas toute la nuit !
- Hein ?
- Tu m'expliques ce qu'il t'arrive ? Ce matin boule d'énergie et ce soir plus rien.
- C'est rien.
- Tu crois vraiment que ce genre de choses fonctionne avec moi ? Allez, accouche !
Devant mon silence obstiné, ma psychologue préférée prend les choses en main.
- Alors, quoi, Theresia ? Non. Alors ta famille ? Non plus. Je sais, Alex ?
Mon visage parle de lui-même.
- Donc j'ai raison. Ensuite ? Je t'écoute.
- Je ...
- Respire. Voilà. Comme d'habitude. Sphère de sécurité. L'angoisse glisse sur la boule mais ne touche pas ton espace. C'est bien.
J'inspire profondément, expire. La crise est passée. Je m'installe plus confortablement. Ludia attrape un coussin et fait de même. J'ouvre les vannes.
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