Du côté de chez les chats
Une patte s'enfonce dans mon flan. Je me réveille en sursaut et donne un coup de patte pour déloger l'indésirable. Je me lève d'un bond.
- Oh! Je suis désolée Bleue! Je ne voulais pas te faire mal!
Ma camarade se relève avec un peu de difficulté.
- Ça va, ne t'inquiète pas.
Elle se lécha fébrilement les côtes.
-Mais tu aurais tout de même pu me frapper moins fort!
- Je suis désolée...
- Allez, laisse... La première à la gamelle!
Bleue démarre en trombe. Un sourire aux lèvres, je m'efforce de la rattraper. Ce que je fais sans grande difficulté. J'adore la voir se fâcher parce que je suis bien plus rapide qu'elle. Je suis déjà arrivée, le Maître m'a déjà servie quand Bleue arrive. Elle se calme rapidement en voyant la présence du Maître. Il lui donne à manger à elle aussi. Bleue a déjà retrouvé son air joyeux. Je l'envie pour ça, elle est si spontanée! Un petit miaulement me tire de mes pensées. Je tourne la tête.
- Oui, Colombe?
- Y a Moineau qui m'a fait peur!
Je soupire. Mon fils aime beaucoup embêter sa sœur pour un rien. Et elle se fâche si rapidement que je me demande encore comme Moineau fait pour avoir encore sa queue intacte!
- Attends un peu, Colombe... Tu devrais essayer d'être moins susceptible! Si tu continues d'avoir des sautes d'humeurs, le Maître va nous séparer!
- J'ai pas envie qu'on nous sépare... gémit-elle.
- Alors contrôle toi!
Je retourne à ma gamelle et dans mes pensées. Dans la maison du Maître, nous sommes cinq chats. J'ai été la première arrivée. Grâce mon caractère de somali, doux et câlin, le Maître a choisi de prendre un deuxième chat. C'est comme ça qu'est arrivée Bleue. Contrairement à son nom, elle n'est pas bleue, seulement grise. A trois ans, elle reste espiègle comme un chaton, adore faire des bêtises et embêter le monde. Malgré tout, elle est attachante au maximum. Peu après son arrivée, le Maître a trouvé Pluie. Enfin, je l'ai trouvé. Il était allé dans le jardin de Ciel, le matou le plus violent du quartier. Il l'avait vraiment bien blessé. Quand je l'ai vu aussi faible, je suis allée chercher le Maître et j'ai miaulé fort pour qu'il vienne. Ça à marché, il m'a suivie. Il s'est bien occupé de Pluie, et il a décidé de le garder. Pluie est un chat très timide, réservé mais incroyablement fidèle et fiable. Quand il donne sa confiance, il devient le meilleur ami que l'on puisse avoir. C'est un chat de trois ans, comme Bleue, tout noir avec, le long de la colonne vertébrale, sur sa tête et sur sa queue, de minuscules tâches blanches. Deux ans plus tard, j'ai eu Moineau et Colombe. Ils sont nés en mars, avec deux autres chatons, Jour et Zig Zag. Les deux derniers, je continue de les voir car ils ont été adoptés par des familles du quartier. Moineau est un petit chat brun et roux au pelage bien fourni avec une queue très longue. Il aime beaucoup faire enrager sa sœur mais cache un cœur plein de tendresse. Il déteste l'eau mais adore quand il pleut. Il dit que le bruit est rassurant. Sa sœur, Colombe, est une femelle blanche avec de très longues pattes. Ses poils sont tout aussi longs et soyeux que ceux de son frère et que les miens. Elle se fâche très rapidement, répond à la moindre parole et miaule si fort que mes tympans en sont endommagé un peu plus à chaque fois qu'elle ouvre sa bouche. Contrairement à Moineau qui n'aime rien de plus qu'être dehors, Colombe préfère rester à l'intérieur, de préférence sur un coussin douillet, près d'un radiateur, en train de se faire caresser par le Maître.
Je suis à nouveau sortie de mes pensées, par Pluie cette fois. Il vient pour me demander s'il est l'heure de sortir. Je regarde rapidement l'horloge de la cuisine. Je ne comprends pas vraiment tous les traits, mais j'ai appris à reconnaître le plus petit. Et quand il est entre en bas et à gauche, c'est l'heure de sortir. Avant, il fait vraiment trop froid, ou alors il fait nuit. Après il ne nous reste pas assez de temps pour retrouver les copains.
- Il est l'heure.
- Cool!, me répond Pluie de sa voix rauque légèrement tremblotante.
Il se retourne et court voir le Maître. On fait ça à tour de rôle. Hier, c'était Bleue, et demain c'est Moineau. La mission, c'est d'attirer le Maître pour qu'il nous ouvre. Généralement, j'arrive à le convaincre de me suivre rapidement, Pluie et Bleue aussi. Moineau oublie souvent ce qu'il doit faire avant même de trouver le Maître et Colombe s'attarde pour avoir des caresses supplémentaires. En quelques minutes à peine, Pluie revient, suivi de près par le Maître. Il fait tourner le morceau de métal et la porte s'ouvre. Nous sortons tous en courant. Colombe fronce le nez : il y a de la brume dehors, l'humidité va s'accrocher à nos pelages.
- On va chez qui aujourd'hui?, demande Bleue en sautillant.
- Chez Buble! J'espère que sa Maîtresse n'a pas encore réparé la fenêtre de la remise... ajoute Moineau, l'air songeur.
Nous partons. En tant que doyenne avec mes six ans, je suis en tête. Pluie et Colombe me suivent de près, comme toujours, mais Moineau et Bleue préfèrent généralement chahuter et nous rattraper en courant si besoin. Je mène avec fierté mon groupe le long des palissades. On saute sur le mur de la maison de Enfer. Je m'assois mais n'attend pas longtemps: le matou noir et roux nous rejoint très rapidement. On continue notre route en passant sur la barrière qui sépare le jardin de Enfer et du clabot nommé Rouge. Ce petit chien aboie toujours très fort. Je souris en me rappelant la première fois où j'avais emmené Bleue ici : elle n'avait que quelques mois et c'était sa première sortie. Je voulais la présenter aux copains, mais Rouge lui avait fait si peur qu'elle n'était plus sortie pendant une semaine. Maintenant, Rouge ne nous fais plus peur du tout, encore mieux, il nous permet de nous amuser. Quand on s'ennuie, on vient ici, et on enchaîne un combat de voix: il aboie, on feule. Ça détend. Mais nous ne sommes pas venus pour ça et nous continuons notre route. Je fais semblant de ne pas entendre Moineau qui feule au nez de Rouge.
Pluie démarre alors en trombe. Je souris. Je connais la raison de son enthousiasme : il est pressé de rejoindre Feuille, la jeune femelle dont il est amoureux. Avant, je surveillais cette relation d'un regard maternel et un peu suspect, je l’avoue, il ne fallait pas que Pluie soit blessé par la petite chatte. Mais j'ai rapidement compris que leur amour était véritable et j'ai pris mes distances pour laisser à Pluie toute sa liberté. Je sais maintenant que j'avais bien raison, le couple étant désormais parents d'un trio de petits chenapans près à tout pour attirer l'attention de leur père bien que cela soit totalement inutile car il les aime plus que tout au monde et s'intéresse à tout ce qui se rapproche, de près ou de loin, de ses petits. Le temps que j'arrive dans la remise, il est déjà enseveli sous trois petites boules de poils, une noire, une blanche, une brune. Colombe et Moineau me dépassent en courant pour retrouver Corbeille, leur père. Ils se frottent à lui en ronronnant. Je m'approche avec un peu plus de calme mais je ronronne bien plus fort quand il frotte son museau contre le mien. Je lui lèche tendrement la joue tout en surveillant ma troupe. Bleue est partie rejoindre Hippo, le matou fauve et Enfer et passe d'un groupe à un autre en devisant gaiment. Moineau et Colombe sont allés rejoindre Jour. Je cherche Zig Zag du regard : elle est dans son coin avec Buble. Je souris, ils font un beau couple que je surveille tout de même. Pluie reste avec sa petite famille. Je peux me détendre. Je m'allonge tout contre Corbeille. Nous parlons un moment de tout et de rien. Puis Enfer et Bleue viennent le chercher pour qu'il leur montre le nouveau passage qu'il a trouvé.
Et mon travail commence. Dans le quartier, pour assurer la bonne route et le bon comportement de tout le monde, nous avons chacun notre rôle: Corbeille, Enfer, Bleue et Zig Zag se chargent de chercher les nouveaux chemins, de repérer les nouveaux chats ou chiens et de nous avertir tandis que Moineau, Colombe, Finambule, Pluie et Jour vérifient que ceux que nous empruntons régulièrement sont toujours sûrs; Buble, Feuille et Hippo sont ceux qui nous accueillent chaque jour, chacun leur tour, car ils sont les trois seuls à avoir un endroit assez grand et assez éloignés des habitations des Maîtres pour que nous puissions tous nous regrouper. Je suis celle à qui on confie les problèmes, les angoisses ou les joies. Comme mon Maître est... comment il dit déjà? ah! oui, psychologue, il travaille beaucoup. Le week-end, pendant mes trois premières années, il m'emmenait avec lui pour lui tenir compagnie. Du coup, j'ai beaucoup appris. Et puis, mon ancienneté dans le quartier fait que je suis devenue la "maman" de la plupart des chats ici car ils sont quasiment tous arrivés à des âges très précoces, à deux ou trois mois pour presque tous. Du coup, c'est moi qui les aidais à prendre leurs marques, et du coup, spontanément, ils me font confiance et me confient tout. Aujourd'hui, c'est Finambule qui vient le premier. Il est tout nerveux depuis que sa Maîtresse a adopté un chien.
- Alors Finambule, comment vas-tu depuis hier...?
Le matou se lèche la patte en jetant des petits regards effrayés tout autour de lui.
- Dane m'a poursuivit deux fois ce matin. Il semble vouloir m'arracher la queue... Il aboie même quand il fait noir maintenant. Je n'ai pas fermé l’œil de la nuit.
- Les chiens sont souvent les même : ils sont persuadés d'avoir le pouvoir. Si tu veux qu'il te laisse tranquille, tu ne dois pas fuir, sinon, pour lui, c'est que tu as peur et donc que tu es faible.
- Mais j'ai peur! , proteste Finambule en frappant le sol de sa patte.
- Oui, mais il ne doit pas le savoir. Quand il te poursuit, où vas-tu?
- Souvent en haut d'une armoire.
- Alors essaie quelque chose : ce soir, tu vas rentrer chez toi. Je pense que le chien, Dane, va aboyer encore. Mais cette fois, met toi en position de force. Ne fuis pas, feule. S'il continue, griffe-lui le museau. Je te conseille d’aller voir Enfer, il pourra te dire quoi faire. Tu te rappelles que lui-même a un chien chez lui ? Et, désormais, ils arrivent à partager un même coussin !
- Beurk ! Jamais je ne partagerais un coussin avec ce cabot !
- Je pense que, dans ton intérêt, tu devrais au moins faire la paix avec Dane.
Finambule soupira profondément.
-Je te fais confiance Couleur. Merci…
Il se releva et partit un peu plus loin, près de la fenêtre, surement pour attendre Enfer.
En fait, Couleur, c’est moi. J’ai présenté tout le monde, sauf moi. Je suis juste une somali avec de très longs poils, noirs, roux et blancs. On appelle ce pelage écaille de tortue, je crois.
J’attends quelques minutes, au cas où un autre chat voudrait me voir, puis je me lève. J’ai une idée bien en tête : j’aimerais aller dans la forêt. Avant, quand j’étais encore une petite, j’y allais souvent. Mais maintenant que le nombre de chats a augmenté, je n’ai plus jamais le temps. Autant en profiter maintenant.
Je cours pendant un moment très court puis s’ouvre devant moi la forêt. Elle n’est pas très grande, mais je ne suis pas vraiment très sauvage, alors je m’en contente. Je ferme les yeux, laissant mes autres sens me guider. L’air frais empli mes poumons, je me sens libre. J’ouvre mes paupières et cherche un abri. Je trouve enfin un arbre comme il faut, je grimpe sur une branche, ni trop basse, ni trop haute, je m’assois. Je ferme les yeux à nouveau. Je laisse les sons de la forêt venir à moi. Un peu plus loin, un oiseau chante. Une branche craque. Le vent siffle doucement. Les feuilles se froissent. Je me sens bien ici. Ma branche ploie légèrement. Je n’ouvre pas les yeux, je sais qui c’est.
-J’étais sûr que tu viendrais ici, dit Corbeille.
Je souris.
- Un brusque besoin de calme. Tu peux dire ce que tu veux, mais la maison du Maître est rarement silencieuse, avec Colombe et Moineau qui se chamaillent comme des chatons et Bleue qui enchaine bêtise sur bêtise.
- Allez, avoue que tu ne changerais pas ta vie. Tu te plains un peu, mais elle te plait, non ?
- Bien sûr qu’elle me plait ma vie ! J’aime veiller sur mon monde.
Corbeille saute sur le tapis d’aiguilles. Je le suis de près. Nous rentrons, côte à côte, sans bruit, nos queues entrelacées.
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