Le train pour Uji
Défi : "écrire avec de multiples plumes sur l'humanité"
Chapitre vingt-deux.
Apprendre à parler japonais était devenu un objectif secondaire, ayant marre d’entendre les japonais baragouiner dans sa langue maternelle. Avoir un objectif secondaire était comme avoir un problème secondaire à résoudre. Et puis, cela lui donnait du fil à retordre. On lui avait dit que ce n’était pas une langue facile à apprendre. Apprendre une langue, Stella avait appris durant sa jeunesse, c’était entrer dans un nouveau monde.
Le soleil avait disparu. La lumière vespérale éclairait les vitres du train qui partait dans une nouvelle direction, la destination où elle se rendait par les rumeurs et les louanges qu’elle avait entendu à ce sujet. Assise seule, près de la fenêtre, Stella écrivait ou plutôt tentait d’écrire. Elle était distraite par ses réflexions, son stylo à plume reposait sur la page blanche de son carnet. Quelque part à l’avant du wagon, une personne - probablement un étranger - parlait. Qu’elle était bruyante ! Cette personne, Stella l’avait aperçu en allant aux toilettes, était un homme d’une cinquantaine d'années qui voyageait sans cesse, sans jamais se poser, comme en proie d’une assuétude dont rien ne pouvait l’en détacher. Il était volubile, parlant avec aisance lors de sa courte entrevue avec la jeune journaliste, Stella.
Alors qu’il racontait ses voyages usant d’un vocabulaire développé - qui changeait du vocabulaire qu’elle avait pu entendre dans sa jeunesse - Stella s’était surprise à prendre très peu de notes, complètement subjuguée par la voix de l’homme. Ce dernier lui avait longuement parlé des langues qu’il avait pu apprise - par simple curiosité, avait-il dit avec un sourire rêveur aux lèvres, des gens qu’il avait pu rencontré et dont il avait gardé contact, de la beauté cachée du monde dans lequel les deux vivaient, de cette beauté si envoûtante qui donnait paix à son âme si désespérée. Ses récits de voyage étaient fascinants. L’homme - du nom de Thomas - lui avait donné à la fin de leur entrevue d’une heure et demie ses contacts pour qu’ils puissent échanger plus tard.
Le paysage défilait. Ce paysage, qui recelait de lieux thébaïdes dont quelques dizaines de personnes y vivaient, faisait briller ses yeux d’enfant. Perdue dans ses réflexions, Stella ne vit pas le train s’arrêter à une nouvelle gare japonaise. La nature était un sujet important pour elle. Elle voudrait faire tant de choses pour la nature mais Stella avait dû se faire une raison, se remettre en question. Il était clair qu’il fallait un compromis. Protéger la nature était une priorité pour les jeunes générations luttant vivement chaque jour, génération dont elle faisait partie mais elle avait dû se rendre à l’évidence. Une partie des humains n’en avait rien à faire, plongée dans leur misère qui leur semblait éternelle, dans une vie sans choix, dans une vie désespérée qui n’avait quasiment aucun sens pour eux. Une autre partie était consciente qu’il fallait aider la nature avant que la terre ne meure, ne descende dans le néant et que la vie cesse pour toujours.
Chance. Oh, la chance elle l’avait eu. Être née dans une famille noble était largement plus différent que les autres familles. Certes, ses parents étaient modestes. Tant mieux pour eux d’ailleurs ! songea-t-elle. Mais Stella se rendait compte avec le temps, avec ses voyages parfois émotionnels, parfois d’humeur politique, parfois vif de questions, de la différence entre ceux qui n’avaient connu que la misère, ceux qui travaillaient avec ardeur balançant entre la misère absolue et la vie dont on rêverait tous d’avoir sans pour autant la toucher et ceux qui avaient de l’argent à revendre. Stella se mordit la lèvre pensant à certains de ses amis qui n’avaient pas eu cette chance, aux gens qu’elle avait bien pu rencontrer.
Stella se concentra sur la fenêtre sortant de ses pensées vagabondes, sur le paysage figé alors que le train repartait. Un coup d'œil vers sa gauche lui confirma qu’une nouvelle personne venait de prendre place dans le train. La journaliste remarqua que cette dernière n’était pas japonaise. La jeune femme rougit lorsque la personne rencontra son regard. L’autre femme, aussi jeune qu’elle ou peut-être avec deux ou trois années en plus, lui sourit avant de détourner le regard vers la fenêtre. Le cœur battant la charade, Stella se retrouva dans un océan de questions, des pensées qui questionnaient tout ce qu’elle connaissait. Miséricorde, je n’arrête jamais ! pensa-t-elle, les yeux écarquillés, tapant son stylo plume sur son carnet.
Dehors, la rambleur de la lune se reflétait. La campagne offrait une ataraxie que beaucoup souhaitaient avoir après avoir connu les bruits constants de la ville, les personnes bruyantes qui se paradaient dans les rues désertes la nuit, la violence des banlieues qui faisait la une chaque jour ou encore le trafique parfois terriblement fatiguant - dans les grandes villes - aux heures de pointe. Stella appréciait l’ataraxie de son voyage - et d’une manière ou d’une autre souhaitait que cela ne cesse jamais. La journaliste eut une grimace. Elle était trop pusillanime - elle manquait de courage, de caractère, elle avait l’âme timide, pour vivre seulement de ses voyages sans jamais s'arrêter. Lorsque son voyage autour du monde, à tenter de comprendre l’humanité, serait fini : reviendrait-elle chez elle ? Oui. Partirait-elle à nouveau ? Sûrement. On ne pourrait pas l’arracher de cette bulle réconfortante qu’elle avait formée depuis son départ.
« Excusez-moi mademoiselle, entendit Stella la faisant abruptement sortir de ses pensées et lever la tête vers son interlocutrice qui lui adressait le même sourire qu’une dizaine de minutes plus tôt.
- Puis-je vous aider ? demanda Stella dans la même langue, surprise par le fait que son interlocutrice ne possédait aucun accent.
- Auriez-vous des feuilles ? Voyez-vous, je dessine. Comme une idiote, j’ai oublié d’acheter un nouveau carnet avant mon départ dans ce train, lui répondit son interlocutrice, laissant un sourire qui inspirait à la confiance.
- Oui, j’en ai, dit Stella dont les yeux brillaient comme ceux d’un enfant dont on aurait dit quelque chose d’incroyable. Serait-il possible de voir quelques-uns de vos dessins, mademoiselle ?
- Merci, remercia son interlocutrice acceptant les feuilles que lui tendait Stella. Certainement. Néanmoins, en échange j’aimerais avoir une conversation avec vous.
- Très certainement. Je suis journaliste, je voyage pour faire un point sur l'humanité et les relations humaines et sociales.
- Très bien, alors soit. Discutons, sourit son interlocutrice s’installant en face d’elle, posant ses affaires à côté d’elle. D’abord, permettez-moi de me présenter, je m’appelle Tonnerre. Avant que vous disiez quelque chose, c’est une tradition familiale. Être appelé après la météo est une sorte de blague dans ma famille, c’est amusant.
- Stella, se présenta la journaliste, c’est drôle comme tradition et si fascinant ! Alors, pourquoi voyagez-vous ?
- Le monde est d’une noirceur si profonde qu’on s’y perd. Le voyage me permet de garder l’âme tranquille, de ne pas abandonner la vie et d’apporter une lueur d’espoir à mon âme en péril. Oh ne me regardez donc pas comme ça ! Ce n’est pas le monde des bisounours et vous le savez ! La vie n’a pas de sens pour moi. On naît, on vit - ou survit comme j’aime le penser - et on crève. C’est aussi simple comme ça. Et pourtant, quand on voyage, on découvre les beautés cachées de ce monde, les beautés ruinées par la richesse dégoûtante, les beautés humaines que certains refusent de voir. »
Stella était fébrile. Voilà une personne fort inébriante ! L’entrevue débutait bien, sa page se remplissait, les idées d’article se succédaient néanmoins la journaliste restait concentrée par les mots de son interlocutrice, Tonnerre.
« Si la beauté existe dans ce monde, pourquoi dites-vous que le monde est noir ? demanda Stella à la fois curieuse et confuse.
- Où débarquez-vous ? rit Tonnerre, levant les yeux vers elle. Oubliez-vous donc les humains capables de dépasser les limites imposées par la société ? Meurtres - même si certains peuvent être justifiés - viols, cannibalisme, corruption ? Vous me paraissez être quelqu’un de très optimiste, vous pensez toujours au bon. Une bonne chose, pour vous. Mais il ne faut pas oublier les horreurs du monde, cela aide à garder les pieds sur terre.
- Je connais tout ça ! protesta Stella, le ton changeant. Mais n’est-ce donc pas exagéré de dire que le monde est noir alors que la beauté existe ?
- Non, aucunement, répondit Tonnerre froidement, les yeux rivés sur ses feuilles où un crayon en paille ondulait, dansait, s’exprimait avec vivacité. La beauté existe, oui, mais elle est cachée. Et moi, je la cherche, je la savoure, tout ce que je veux c’est l’ataraxie. La tranquillité d’âme. Mais le monde est noir. Des journalistes sont emprisonnés dans certains pays, certains sont peut-être déjà morts, des centaines de personnes chaque jour sont tuées, violées, humiliées et ruinées par d’autres personnes. Je refuse de dire que le monde est beau, il est d’une noirceur profonde dont l’humanité y nage, dont l’humanité se baigne dans l’illusion qu’il dure éternellement, une illusion que vous affectionnez particulièrement, dont vous vous attachez à elle comme un aimant à du métal. Vous pensez qu’il est beau, voilà c’est votre opinion. Mais le mien, c’est celui que je viens de vous dire.
- D’accord, concéda Stella, rougissant comme une gamine prise sur son lieu de bêtise. Que pensez-vous de la nature ? Faut-il la laisser se dépérir ou la sauver ?
- La protéger, murmura Tonnerre levant les yeux alors que le bruit du crayon de papier cessait. Si la nature meurt, tout suit même l’humain. Le changement est terriblement lent chez l’humain. Regardez un peu pour les droits des femmes, c’est récent. Et encore, il y a du travail à faire. On peut tous protéger la nature, en faisant des tâches assez simples chaque jour. Trier ses déchets, mettre les déchets à la poubelle, etc..
- Pensez-vous qu’il faut supprimer les engins qui esquintent la nature ?
- Oh non, certainement pas. Le monde est avancé aujourd’hui, excepté dans certaines zones me direz-vous, mais on ne peut pas faire ça. Ce serait revenir au passé. On ne peut que chercher des solutions. »
L’avis de Tonnerre était nuancé. Et pour Stella, cela avait une importance, une importance qu'elle avait oublié.
« Quel est votre avis sur la sexualité ? demanda la journaliste, changeant finalement de sujet au bout de plusieurs minutes.
- Étrange comme question, mademoiselle. Vous rougissez depuis tout à l’heure. Et je vous souris. N’avez-vous donc pas compris ? Ou alors, vous ne le savez pas encore. Soit, je vais vous répondre. La sexualité, je m’en fiche. Les gens font ce qu’ils veulent. Voyez-vous, on aurait tendance à dire que je suis plus lesbienne que bisexuelle ! rit joyeusement Tonnerre, dessinant toujours.
- Et pourquoi cela ? questionna curieusement Stella, les joues rouges, ne comprenant pas pourquoi elle réagissait autant à son interlocutrice.
- Je n’ai eu que très peu de relations avec des hommes. Elles ont soit été un désastre soit bonnes. Je fréquente plus les femmes que les hommes. Quelle est votre opinion ?
- La même opinion que vous. Et je suis hétérosexuelle, enfin je pense que je le suis.
- Trouver sa sexualité, c’est un travail sur soi. Cela prend du temps. Par votre air que je vois bien, vous ne comprenez pas pourquoi vous rougissez autant. N’ayez pas honte, mademoiselle. Vous êtes ravissante. Dommage que vous ne connaissiez pas votre sexualité sinon j'aurais tenté ma chance. »
Et la conversation dériva sur les voyages. Stella, désireuse de connaître les récits de voyage de Tonnerre, lui avait demandé de lui parler des beautés qu'elle avait pu rencontrer. La conversation cessa lorsque le train s’arrêta à nouveau dans une gare japonaise. Tonnerre rassembla ses affaires à grande vitesse, offrant son plus beau sourire à sa nouvelle amie, avant de saisir le menton de la journaliste et l'embrassa. Des questions se formaient dans l’esprit de Stella, plus fortes qu’auparavant, alors que Tonnerre se détachait et lui offrait son dessin avant de quitter le train.
Stupéfaite. D’abord parce que Tonnerre l’avait embrassé, puis parce qu’elle avait aimé ça et ensuite car Tonnerre lui avait offert son dessin. C’était elle sur le dessin, assise proche de la fenêtre, un stylo plume à la main. Derrière le dessin, Tonnerre y avait marqué des informations en zinzolin, une couleur très belle à ses yeux. Ce moment magique, ce baiser, fut magique. Une preuve de la beauté du moment.
Déjà le train repartait, Stella posa sa tête contre la vitre et observa la foule s’éloigner des quais. De sa position, la journaliste aperçut Tonnerre disparaître doucement dans la foule. Avait-elle compris qu’elle lui avait menti lorsqu’elle lui avait demandé son opinion ? Très certainement. Pourquoi avait-elle menti ? Probablement par peur. Stella était nesciente, elle ne possédait aucun savoir sur la sexualité, et pourtant c’était un sujet d’actualité. La jeune femme se promit d’y remédier, d’y réfléchir profondément. Les deux conversations qu’elle avait eu dans ce train n'étaient guère oiseuses. Et bizarrement, cela lui avait fait comprendre qu’elle était oblatif, qu’elle faisait toujours passer le besoin d’autrui avant le sien, cela l’amenait donc à une réflexion intérieure sur elle-même. La sexualité était un sujet important tout comme l’environnement, l’anti-racisme, la politique, la santé et tout un tas de sujets importants aux yeux de l’humanité.
Elle se perdit dans ses pensées. La gorge sèche, le ventre grognant de faim, Stella nageait en pleine confusion essayant de donner un sens aux nouvelles questions qu’elle avait dont certaines n’avaient aucun intérêt. Elle était bien un pelleteur de nuages ! L’humain, on disait, n’était pas fait pour être seul pourtant certains réussissent très bien tous seuls. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Certains recherchaient une compagnie durable, que ce soit dans une relation amoureuse ou que ce soit de l’amitié, d’autres comme Tonnerre vivaient seuls et couraient par moment galipote, c’est-à-dire qu’ils recherchaient des aventures galantes comme pour combler le vide, que la solitude leur laissait, qui les prenait, qui les enveloppait et ne les laissait plus jamais.
« Mademoiselle ! hucha quelqu’un, la sortant de ses pensées.
- Oh, excusez-moi ! s’excusa Stella, les joues rouges réalisant que le train était arrivé à destination. »
S’excusant une nouvelle fois à l’agent, Stella rassembla et rangea ses affaires puis quitta le wagon et ensuite le train. S’engouffrant dans la gare, la journaliste sentit brusquement la fatigue la frapper. Formant un rapide plan dans sa tête, Stella se dirigea vers la sortie de la gare. D’abord, il lui fallait trouver un hôtel. Puis, elle explorerait la ville plus tard après une bonne nuit de sommeil.
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