Le vingt-quatre...

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Défi : 4 photographies - Robert Doisneau.

Je vous propose de choisir une photo et d'écrire un texte en fonction de votre inspiration.

Photo choisie : le violoncelle sous la pluie.

Le vingt-quatre mars est une journée ordinaire, un jour où je me consacre comme à chaque fois à la réflexion et à la contemplation. Je m’assois à six heures cinquante-cinq de l’autre côté de la rue où vient à huit heures le violoncelliste. Sa musique hante mes souvenirs, me rattache à ce monde lorsque je me sens partir, m’enveloppe dans un cocon où je me sens en sécurité. Assise dans mon coin, mon sac à dos à mes pieds dont les lanières sont fermement attachées à mes jambes pour que je ne me fasse pas voler. Je dessine. Les premiers traits s'esquissent si facilement, le plus difficile est d’en faire quelque chose, de former une silhouette, de finaliser un dessin. Les gens souvent vêtus de grands manteaux marrons ou noirs, coiffés d’un chapeau, armés d’un parapluie pour affronter la pluie s’abattant depuis des heures, sont ma source d’inspiration. Et parfois, moi-même, lors des beaux jours et quelquefois des jours maussades, je sers d’inspiration pour les peintres de rue.

Aujourd’hui, il pleut. Cela ne m’empêche pas de dessiner. J’ai calé un parapluie au-dessus de moi, protégeant mon sketchbook de la rabasse. Je dessine ces gens, pressés et vagabonds, tristes et heureux, grands et petits, je dessine ce violoncelliste debout sous la pluie tenant un parapluie au-dessus de son instrument. Il ne joue pas. Peut-être, il n’attend que la pluie s’arrête. Le décor apparaît derrière sa silhouette sur le papier, je le dessine tel que je le vois. Il est neuf heures trente quand l’eau cesse, quand les parapluies sont rangés. Je l’aperçois prendre son instrument. Cette douce mélodie parvient rapidement à mes oreilles, quelques passants s’arrêtent pour apprécier son art. Sur une autre page, je le dessine en train de jouer, je dessine tous ces gens, ces passants.

Le vingt-quatre mars à midi, la pluie reprend comme un professeur reprend là où il s’était arrêté. Je mange mon sandwich typique - jambon beurre, l’unique repas du jour, lentement. J’avale quelques gorgées d’eau et je me remets à travailler. Le violoncelliste se tourne vers moi - un éclat de surprise se dessine dans ses iris bleus, la confusion et la reconnaissance se montrent aussi vite qu’une voiture de course - nos regards se croisent comme deux amoureux se rencontrant pour la première fois. Mais ce n’est pas un coup de foudre, c’est une simple reconnaissance entre deux artistes. Je ne sais rien de sa vie. Il est complètement nescient de ma vie. Nous sommes de pauvres étrangers vivant de notre art dans la rue, qu'il pleuve, vente ou neige.

Son grand manteau atteint ses pieds, ses chaussures de cuir qui me font penser à ceux des hommes d’affaires du coin. Contrairement à mon manteau, le sien possède des tissus déperlant. Je suis fort contente que je sois protégée par mon parapluie.

La journée se passe. Quelques passants s’arrêtent, jettent un coup d'œil à mes croquis et me paient une somme pour que je les dessine. Mon crayon glisse sur le papier au son de la musique dans l’arrière-plan de la pièce qui se joue chaque jour. Le violoncelliste, je ne le connais que par sa musique - je sais qu’il joue le soir dans le plus orchestre de la ville, le plus connu, et que le Roi lui-même lui demande de jouer à ses bals. Il est dix-sept heures cinquante-cinq, je range mes affaires et disparaît dans la foule sans un regard en arrière. Je suis comme une orpheline dont on a oublié l’existence, un fantôme du passé qui rôde encore. Mes pas s’effacent grâce à la pluie, ils me guident en dehors de la ville là où tous les pariahs comme moi vivent.

Me voilà de retour sous ce pont, frissonnant de froid tandis que la faim me tiraille, écrivant ces mots. Ce journal est la seule chose qui me permet d’organiser mes pensées, de laisser une trace de moi avant que je passe de vie à trépas, avant que le typhus m’emporte.

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