Le Cerisier
Il y avait un cerisier dans le jardin de mes parents. Mon père l'a abattu, il y a peu. Je me rappelle seulement que je le trouvais beau, qu'il était le seul arbre à nous donner de bons fruits et, surtout, le seul qui me permette de monter sur ses branches quand j'étais petit. Nous avions bien deux noyers –morts à cause des cordes du hamac nouées entre eux– un simple pommier et un pêcher qui fut arraché lors de la tempête de 1998, mais, je ne sais pas pourquoi, seul le cerisier me manquait.
J'en ai parlé à mon père. Il ne m'a jamais répondu. Peut-être qu'il ne se souvenait pas. Il devait y avoir une bonne raison pour qu'il l'abatte, mais impossible de savoir laquelle. Pourtant il était le premier arbre que ma famille ait planté, bien avant ma naissance. Il a vu la maison se construire, les propriétaires y vieillir, les enfants y grandir... Je me figurais parfois de quelle manière il percevait le temps. C'est ce qu'on dit, après tout : la vie des arbres s'étend sur des décennies, parfois des siècles. Ils sont des symboles de sagesse et de longévité. Je me disais que s'ils vivaient si vieux, alors le jour et la nuit devait leur donner l'impression de n'être qu'un éternel crépuscule. Qu'ils ne verraient jamais le lever ou le coucher de soleil. Je les voyais "figés" dans une perception qu'un humain ne pourrait comprendre.
Pourquoi, au juste, ce cerisier me manquait-il tant, sans que je ne me rappelle autre chose que le regret, le goût des cerises et la sensation de l'écorce sous mes ongles ?
Quand j'ai quitté la maison pour vivre en ville, je me suis demandé si je manquais à l'arbre comme j'ai pu manquer à ma famille. C'est un peu pareil, en fait. On passe notre enfance dehors, à jouer avec le chat, à grimper sur les branches pour cueillir les fruits les plus hauts, se disant qu'ils sont meilleurs. On imite le singe, on s'y met à l'ombre... Et en grandissant, on s'en désintéresse. On rencontre les copains, on joue un peu dans le jardin... Puis tout à coup, les branches ne paraissent plus si hautes qu'elles étaient. Les cerises ont un goût fade. Les feuilles nous semblent moins vertes. Je crois que mon dernier souvenir un peu agréable, c'était quand je lisais La Fameuse Invasion de la Sicile par les ours, sous le soleil d'été filtrant à travers les branches.
Puis j'ai vieilli, et les souvenirs se sont estompés. Je suis revenu à la maison et la mort de l'arbre m'a donné l'impression que tout s'était assombri. Le soleil avait disparu derrière un ciel gris et sans nuance. Une brume épaisse semblait pousser dans les champs qui encadraient la maison. Ma mère n'était plus si heureuse. Mon père non plus. Et mes soeurs ne revenaient plus ici. J'ai essayé, encore et encore, de savoir pourquoi tout était plus triste depuis que l'arbre avait été détruit. Mais je n'avais aucune réponse.
Je n'étais pas là, quand il a été abattu. Mais sans pouvoir l'expliquer, je sentais l'odeur de la sève alors qu'il saignait sous les coups de la hache de mon père. Il y avait l'effort qu'il donnait dans les heurts, et la tristesse du meurtre qu'il commettait. Il y avait la peine, quand il dut porter les branches et le tronc au milieu de ce qui était anciennement le potager. Un potager où plus rien ne poussait. Et il y avait leur deuil, quand tout a été brûlé et que les cendres sont venues se coller dans les nuages. Quand elles ont privé pour toujours le ciel de mon enfance du soleil qui avait éclairé les pages de mon roman.
Alors j'ai marché dans le jardin. J'avais encore l'impression que le brasier était là, mais seule ma tristesse était incandescente. Car en parcourant les débris, je trouvais finalement la page de l'Ours et du Croquemitaine. Et je me rappelais que j'avais accroché le roman sur la cime, sans trop savoir pourquoi. Peut-être simplement par jeu ? Et tout à coup, je comprenais pourquoi ils avaient décidé d'abattre l'arbre.
Ils ne répondaient pas à mes questions parce qu'ils ne pouvaient pas m'entendre. En parcourant la maison, je me rendais compte que les photos de moi n'étaient plus là. Ma chambre était fermée à clé, et cette dernière était égarée, ou bien volontairement enfouie quelque part. Tout souvenir avait disparu, et il ne restait plus de moi que cette page sur la vie fantastique de ces ours. Ça, et peut-être le silence de mes parents qui en découlait, et l'absence de mes sœurs qui ne se sentaient plus chez elles.
Alors j'ai pris le souvenir avec moi. Puisque c'était la fin, j'ai emporté la page dans mes mains troubles. Tout en marchant dans le brouillard opaque survolant les champs, je me suis effacé alors que mon âme avançait, avec lenteur, vers la silhouette de l'arbre qui m'avait vu grandir. Une silhouette gigantesque, telle que je la voyais étant petit. Elle m'accueillit dans ses branches, comme des bras transpirant le réconfort. Et alors que je grimpais, je priais pour que derrière moi, le soleil brille de nouveau sur la maison. Et que mes parents se rappellent un peu mieux le goût des cerises, et un peu moins le gris des nuages.
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