La mort de l'auteur
Deux jours plus tard, l’été s’achèverait. Il avait décidé que cette année, il ne verrait pas l’automne. C’était pourtant la saison qu’il préférait, la chaleur s’évapore tandis que le froid hiberne encore. Les couleurs sont plus profondes en cette période de l’année. Quand, avec Sophie, le dimanche, ils partent se balader en forêt, l’air tiède dessine parfaitement les contrastes de la nature, et le ciel semble plus haut. Cela le chagrinait sincèrement, de savoir que cette année, il ne passerait pas l’été. Il aurait voulu s’émerveiller encore des par-terres flamboyants, mais ça faisait déjà bien longtemps que ses sens s’étaient endormis. Il ne ressentait plus rien, ne distinguait plus les goûts, ni les parfums ou les nuances : tout était devenu gris.
Vautré dans sa toute nouvelle chaise de bureau d’une valeur inestinablement au-dessus de ses moyens, Benjamin pensait à sa veste en cuir ; celle qu’il chérissait tant et qui, depuis le début du printemps, patientait dans le placard. Qu’en adviendrait-il s’il décidait de partir ? Les filles auraient-elles la décence d’en ménager le chic ou en feraient-elles œuvre de charité ? Au fond, comment aurait-il pu leur en vouloir, lui qui ne s’inquiétait pour rien ni personne, si ce n’est sa propre personne et le devenir d’un perfecto en lambeau. Mais quel atroce égoïste était-il !
Les larmes lui montèrent aux yeux. Il baissa le regard sur la page blanche qui lui faisait face depuis deux bonnes heures déjà. Ne trouvant le sommeil, il avait entrepris d’inaugurer le carnet qu’il s’était offert, deux mois auparavant, le jour de son emménagement dans l’appartement. Convaincu de l’urgence d’aller faire des courses, il s’en était allé rôder dans la rue afin d’apaiser ses pensées. A cette occasion, il rencontra son nouveau libraire, chez qui il éplucha la presse, feuilleta quelques magazines et joua un ticket de loto. De fait, si Benjamin avait perdu la foi, il croyait encore en la bonne fortune. Une fois en caisse, il lia ainsi connaissance avec l’objet de notre récit. Le calepin reposait sur le coin du comptoir, à côté du présentoir des briquets et d’un bocal de cuberdon. Il lui adressait un message des plus limpides : sa séparation avec Sophie servirait l’écriture de son tout premier scénario. Suite à quoi, il recouvrirait la passion et le succès, de sorte que Sophie tomberait à nouveau amoureuse de lui et accepterait alors de le récupérer. Sans plus attendre, Benjamin se procura le carnet et rentra chez lui au pas de course.
En tant qu’acteur, il ne connaissait que trop bien l’agencement des scénarios mais il lui fallait encore définir sur quel sujet porterait le sien. Songeur, son regard se confondit bien vite dans celui de Travis Bickle qui, par dessus le canapé, accaparait les rues de New York, accompagné de son garde et fidèle destrier : un taxi jaune ; et l’étincelle jaillit. Il serait son propre héros, ou plutôt l’homme qu’il fut trente ans auparavant, lorsqu’il avait été taximan. Il ne lui fallait plus qu’un nom, suffisamment charismatique pour que les spectateurs s’en voit charmé ; ce serait : Looping. Un looping, ça évoque l’audace d’un saut dans le vide, à l’instar des années qui suivirent sa routine, quand il était chauffeur de nuit. Mais l’inspiration s’arrêta là. Benjamin n’eut écrit davantage que le pseudo du paladin qui, aujourd'hui encore, sommeille dans le calepin.
En cette fin du mois de septembre - la vingt-unième nuitée, pour être exacte -, Ben avait bon espoir que la nuit lui porte conseil, mais en vain. Sa vue était à présent inondée par le chagrin et la pluie coulait sur la page blanche. Si seulement tout n’éveillait pas les vides qui sommeillaient en lui, il n’aurait rempli la feuille de ces quatre lettres à peine : vide. Allongé sur son lit, un matelas posé à même le sol dans la chambre vide, il contemplait la projection de l’aurore sur les plafonds. Et à mesure que l’éclat de la pièce devenait orange sanguin, il laissa glisser ses yeux le long des traits de lumières qui, se confondant dans le plâtre, lui indiquaient la direction de la poutre, par-dessus le chambranle de la porte de la salle de bain. Plus il en scrutait les contours, plus elle lui paraissait robuste, stable, inébranlable. De son timbre envoûtant, telle la sirène qui chante les louanges du matelot, la charpente de sa destinée l’invitait de la sorte à le rejoindre et, comme magnétisé, affable, Benjamin s’en approcha pour, en ses dessous, venir glisser un tabouret. Après quoi, il lui tourna le dos, fit face à la garde robe et farfouilla à la recherche de sa gamme de ceintures qu’il étala religieusement sur la seconde planche. Il palpa l'étoffe de chacune d’entre elles pour finalement s’arrêter sur celle en cuire à laquelle il venait de faire ajouter un cran. La boucle embrassait à présent parfaitement les mensurations de sa gorge. Suffoquant, Benjamin se hissa alors sur l’estal d’où, la nuque liée, il s'élança dans le vide, ouvrant là le bal auquel ses jambes s’abandonnèrent à une dernière valse.
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