La Bruine

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Cette première visite me fit l'impression d'un rêve éveillé, d'une réalité onirique qui ne me semblait appartenir ni au domaine des songes, ni à celui du réel. Je me souviens avoir regagné mon vieux canapé avachi, être resté assis un bon moment à fixer le lever du soleil, avant de sombrer dans un lourd sommeil. Telle est la raison pour laquelle je fus persuadé qu'il ne s'agissait pas d'un rêve, bien que ma nature rationnelle m'eût interdit de penser que cette chose fut tangible.

Près de deux semaines s'écoulèrent, et Toru n'avait toujours pas reparu depuis cette fameuse nuit. Je partis plusieurs fois à sa recherche, explorant les abords du lac, les grottes à l'ouest, jusqu'aux imposantes barrières rocheuses au nord. Aucune trace de lui. La perte de mon seul compagnon me laissait un goût amer. Je me sentais prisonnier d'une épaisse chappe de solitude pour la première fois de mon existence.

Déterminé à le retrouver, je préparai le matériel nécessaire pour m'aventurer dans la forêt de pins, située au sud du chalet. Je n'aimais guère ce lieu. Nombres de randonneurs s'y étaient aventurés - malgré mes avertissements - pour ne jamais en ressortir. Néanmoins, je ne voyais aucun autre endroit où Toru aurait pu se trouver, et il ne me restait qu'à prendre mon courage à deux mains si je voulais briser mon carcan de solitude.

Armé d'un fil d'Ariane, d'un sandwich, d'une grande bouteille d'eau et d'une lampe frontale, k-way autour de la taille, je pris la direction de la pinière sauvage, non sans appréhension. Le soleil me brûlait la nuque. Je jetai un œil en direction du lac qui scintillait au loin, et réfrénai une envie de plonger dedans pour me préserver de la chaleur. Mais le souvenir de Toru balaya rapidement cette pensée. Le cœur lourd, je m'engageai dans la forêt.

Les rayons du soleil peinaient à traverser l'épaisse couche de verdure, et c'est avec une curieuse satisfaction que je savourai la fraîcheur de l'endroit. Sans perdre de vue mon objectif, j'accrochai solidement le fil d'Ariane au premier tronc venu, et m'aventurai dans les profondeurs de la forêt.

Je ne sais combien de temps j'errai dans ces bois à hurler le nom de Toru. Je ne me rendis pas compte que le soleil, déjà rare en ces lieux, déclinait au-dessus des feuillages pour finalement disparaître sans laisser de trace. La luminosité n'avait pourtant pas changé, mais l'humidité semblait s'accroître tant et plus.

Petit à petit, la forêt s'opacifiait d'une brume épaisse. Puis la brume devint bruine, et je me félicitai d'avoir pensé à prendre mon k-way. Les premières gouttes firent leur apparition, fines et froides, tombant en silence au milieu des arbres. Je me faisais l'impression d'un intrus dans cette forêt silencieuse, à hurler le nom de mon chat.

Mes jambes commençaient à me faire souffrir, et mon mental à décliner. La pensée que je ne reverrai jamais Toru me traversa l'esprit, mais je la chassai d'un geste de la main avant de m'assoir à l'abri d'un immense pin. Je sortis mon frugal repas tout en observant les environs. Le fil rouge avait disparu à travers la bruine, sans que je ne sache à quel moment j'avais bien pu le lâcher. Il n'y avait pas âme qui vive dans la pinière, pas un oiseau, pas un insecte. J'étais seul, et Toru ne daignait pas se montrer malgré mes appels désespérés. La terreur me gagnait. Je me voyais d'ores et déjà errer dans ces bois maudits jusqu'à ma mort, incapable d'en sortir.

Je voulus croquer dans mon sandwich, mais me sentis écœuré rien qu'en posant les yeux dessus. Je reportai mon regard dans le vide, lorsqu'un bruit étrange se fit entendre. Le son étouffé d'une harde de rennes lancés au galop éveilla des souvenirs qui me semblaient appartenir à une vie antérieure. Puis l'image d'une créature d'un autre monde surgit des profondeurs de mon crâne. Je me levai brusquement, m'équipai de la lampe frontale pour améliorer ma vision, et scrutai les abîmes de la forêt, les sens en alerte.

C'est alors qu'une silhouette se dessina dans la bruine, comme un agglomérat d'eau se jouant de la physique de notre monde. Le cœur battant à me rompre les côtes, plus par excitation que par peur, je fixai cet extraordinaire phénomène. La pluie fine devint compacte, au point de me laisser deviner le forme d'un cerf aux bois immenses. Puis l'animal se désagrégea par endroit, ses membres semblèrent se détacher pour flotter dans le vide, seulement reliés au corps par de minces filets d'eau tourbillonnants.

Contre toute attente, je ne me sentais pas en danger. Je savais que cette créature ne me voulait aucun mal, la certitude était gravée en moi sans que j'en connaisse l'origine. J'avais plutôt l'impression de croiser une vieille connaissance, de retrouver le visage d'un ami depuis trop longtemps oublié, comme si ma mémoire en avait effacé le souvenir sans mon accord pour le laisser ressurgir avec la force d'un ouragan.

D'autres formes se dessinèrent derrière la créature. L'eau prenait forme et consistance, traçant des bois aux formes multiples et variées, tous plus imposants les uns que les autres. D'autres hybrides apparurent, puis les corps prirent vie, s'animèrent sous mes yeux.

De mon existence, je n'avais jamais vu pareille chose. Cette fois encore, je ne sus dire si de telles visions trouvaient leur essence dans les tréfonds de mon crâne endormi, ou si tout était bien réel. Mi-hommes, mi-cervidés, les étrangers n'esquissèrent pas un geste, se contentant de me fixer de leurs orbites sombres, l'air impassible.

Après un moment qui me parut durer une éternité, la première créature s'avança dans ma direction. Malgré sa stature imposante, elle ne fit aucun bruit en se déplaçant. Pas un craquement de branche, pas un bruissement de feuille. Comme suspendue dans l'air et dans le temps, elle passa juste à côté de moi, me frôlant presque, sans me jeter un regard. Les autres suivirent, dans une procession fantastique et silencieuse.

Je leur emboîtai le pas à mon tour. Nous marchâmes sans un bruit. A aucun moment je ne cherchai à communiquer avec eux. J'eus le sentiment que briser ce silence solennel aurait constitué le pire des blasphèmes, et que les étrangers se seraient évaporés au son de ma voix. Aussi les suivis-je sans un mot, sans crier une seule fois le nom de Toru. Leur croupe transparente se balançait au rythme de leurs pas, leur peau diaphane ondulait comme la surface du lac. J'eus l'impression de flotter moi aussi, d'être en dehors du temps, en dehors du monde.

Puis j'aperçus la lisière de la forêt, lointaine et lumineuse, et la magie se brisa. Le soleil parvint jusqu'à moi et jusqu'aux étrangers, qui, dans une expiration, s'évaporèrent sans un regard dans ma direction. Je revins brusquement à la réalité ; quoique cette réalité me semblait bien plus fade que celle aux accents de songe qui l'avait précédée.

Les pieds traînants, je regagnai le chalet sous un soleil de plomb. Toru n'était pas revenu pendant mon absence, sa gamelle était toujours pleine. Et la solitude m'étreignit plus sauvagement que jamais.

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