C’était sa chambre, blotti sur le lit, Lidseï contemplait cette idée sans savoir quoi en faire. Cet endroit était trop bien, trop beau, trop confortable pour lui, c’était l’évidence même. Seulement ce n’était pas aux alphas de décider, s’il y avait bien une chose qu’il avait comprise après toute ces années, c’était ça ! Et si Nath décidait que c’était sa chambre, alors il ne pouvait que l’accepter.

Il n’y avait finalement pas de bêta, caché derrière la porte et elle n’était réellement pas fermée à clé. Nath lui laissait l’accès au reste de l’appartement. Il ne l’avait pas clairement énoncé pour autant alors Lidseï ne la franchirait pas. Même avec une invitation explicite, il ne l’aurait pas franchi non plus.

En faites, il restait là, à profiter du confort tout en se remémorant les explications de l’oméga. Il avait reçu douze injections, directement dans la gorge, là où trois ou quatre pouvaient le laisser dans un état déjà horrible… Une partie de lui était surprise d’avoir simplement survécu à ça et une autre, bien plus sournoise et mauvaise, lui susurrait à l’oreille qu’il avait dû faire quelque chose de vraiment horrible pour mériter ce châtiment. On lui avait assez répété à quel point il était fautif pour que la simple idée qu’il puisse être une victime innocente ne lui traversa même pas l’esprit. Nath avait dit « tu n’as pas fait d’erreur » mais c’était impossible. En faites, des erreurs, il n’arrêtait pas d’en faire.

Ça avait commencé il y a très longtemps, alors qu’il était très jeune. La personne qui s’occupait de lui alors n’était ni son père alpha -une brute épaisse et colérique pour le peu qu’il en savait-, ni son père oméga qui avait bien d’autres préoccupations que cet enfant destiné, d’après lui, à la brutalité. Oh il voyait son père oméga chaque soir malgré tout, à table pour le repas familial qu’ils partageaient à trois. Son petit frère, Joel, avait une frimousse adorable et son père l’observait avec un sourire dans les yeux. Ce genre de sourire que Lidseï rêvait de voir quand son père le regardait… En vain. Chaque soir, leur père demandait à Joël comment avait été sa journée à l’école. Invariablement, le petit oméga répondait de sa voix un peu trop aigue, très joyeusement que tout avait été parfait ! Joël était le genre d’enfants qui se réjouissait de tout et qui était ravi d’apprendre autant que de jouer avec ses copains. Et puisque la question ne venait pas, Lidseï essayait de répondre à son tour. Il faisait tout pour réussir dans chaque exercice afin que son père soit fier de lui. Et chaque soir, tout aussi invariablement, les reproches tombaient, lui inculquant ce qu’il ne savait pas encore sur sa propre médiocrité.

« Ton frère n’avait pas fini de parler, tu dois apprendre à te taire et attendre ton tour. »
« Oui, oui, je sais, tu es très fort comparé aux autres… mais ce n’est pas un objectif ça. »
« Toujours à essayer d’attirer l’attention hein Lidseï ? »
« Ça suffit. Ecoute au lieu de parler. »
« Ce n’est pas intéressant Lidseï. »
« Tu es bien comme ton père… »
« J’ai vu que tu étais très en retard en matière de comportement, tu dois vraiment te calmer. Les autres y arrivent ! »

A l’époque, ça lui semblait injuste parce qu’il faisait beaucoup d’effort. Il n’avait pas encore compris à quel point ces tentatives n’étaient pas à la hauteur. Alors il passait une partie de la nuit à pleurer sur son oreiller, serrant contre son petit corps sa peluche et rêvant de ne jamais être comme ce père invisible qu’il entendait parfois hurler à travers la porte de la chambre sans jamais l’avoir rencontré pour autant.

Lorsqu’il était allé à l’école des alphas, des années plus tard, il avait encore trouvé les choses injustes. Il s’était battu et débattu contre les règles arbitraires, contre les sanctions et contre ce système qu’il ne comprenait pas. Ça avait fini par dégénérer et son combat était devenu physique. Il était alors devenu tout ce que son père oméga avait prévu… Comme quoi, c’était sans doute lui qui avait raison depuis le départ ? Cette pensée plus que toute les autres l’avait achevé.

Ce n’était que chez Atkins qu’il avait fini par admettre qu’il n’y avait pas d’injustice. Ce n’étaient pas les règles le problème, c’était lui. Et à présent, il était tout à fait incapable de croire qu’on ait pu lui faire subir une telle chose sans qu’il ne soit coupable. Il avait donc mérité de passer à deux doigts des portes de la mort et s’il ne savait plus pourquoi cela montrait juste à quel point il était idiot… Mais au-delà de ces considérations, Lidseï était certain d’une chose. Il devait être très prudent sans quoi ça recommencerait simplement. Ne pas porter de collier ne voulait rien dire au fond et il y avait bien des manières de punir un alpha…

***

Les travaux de la zone avançaient vraiment très bien estima Nath, un sourire satisfait aux lèvres. D’après Tionne, les premiers alphas pourraient être accueillis dans une semaine à peine et les premiers omégas en chaleurs pouvaient déjà arriver en soi. Nath préférait laisser un peu de temps, au moins quelques jours, aux alphas pour qu’ils s’installent et s’habituent à leurs nouveaux quartiers alors il n’ouvrirait pas aussi vite que ça, mais juste savoir que les choses étaient prêtes le rassurait énormément. Depuis quelques temps, il vivait exclusivement dans le bâtiment et deux autres espaces avaient été alloués à temps complets à certains travailleurs. Un couple de bêta, Maxian et Lorenz, s’était installé dans l’une des suites, ils resteraient jusqu’à la fin des travaux ou peut-être un peu plus encore. Ils avaient l’habitude de surveiller des alphas sur les chantiers et ils s’étaient proposés pour surveiller ceux qui vivraient ici. La douceur apparente de cette zone leur avait plu.

Travailler avec des alphas non liés était souvent des plus désagréables. Ils étaient énormément punis, difficile à diriger et pénible aux quotidiens. Seuls quelques rares zones communes, notamment au contact des plus jeunes dans les universités semblaient échappées à cette règle. Celle-ci avait l’air partie pour faire également office d’exception. Le soin apporté au confort des alphas leur avait plu… Et si ça n’allait pas, ils retourneraient sur les chantiers avec des alphas liés qu’on leur confiait seulement pour qu’ils se défoulent en portant de lourdes charges.

Très souvent, le couple se permettait de poser quelques questions à Nath, sincèrement intéressés par l’évolution de la zone. Et ce jour-là, en le voyant passer en souriant, ils ne purent pas s’en empêcher. Nath les écouta, ravi que le projet leur plaise et répondit joyeusement :

- Eh non ! Je n’ai toujours pas sélectionné nos prochains alphas… mais on va peut-être faire un partenariat avec l’école qui se monte dans le quartier. Alors ce n’est pas pour tout de suite, mais ils nous enverraient quelques alphas chaque année, le temps de la transition.
- Oh des tout jeunes alors !
- Dix-huit ans, oui… Il paraît qu’à cet âge là ils n’en peuvent plus d’attendre !

Maxian hocha la tête en souriant à l’idée de s’occuper de jeunes. Ce n’était pas forcément les plus faciles, mais les voir trouver leurs omégas et partir leur donnerait sans doute une vraie sensation d’accomplissement.

- J’ai également été contacté pour des profils moins évidents… mais ce n’est pas spécialement l’objectif, surtout pour commencer. Enfin, on a encore un peu de temps. Mes chaleurs ne vont pas tarder, je pense… On verra ça après.
- Ce seront tes premières chaleurs avec ton alpha n’est-ce pas ? demanda Lorenz.
- Oui… Oui, il faut qu’on en discute déjà.
- Si tu as besoin de bêtas pour faire de la surveillance, n’hésites pas. On serait nombreux à être ravi de t’aider !
- Merci beaucoup ! Ça me touche…

Quand Nath repartit, il avait toujours le sourire aux lèvres. La zone commune avançait bien et tout était fait pour augmenter le bien-être de ceux qui la fréquenterait. Il avait la confirmation de son intuition grâce au nombre de personnes qui proposaient spontanément d’y travailler et lui-même s’y sentait de mieux en mieux.

Il ne restait qu’une très grande inconnue qu’il allait devoir trancher au plus vite. Lidseï était-il prêt à l’accompagner dans ses chaleurs ? Et si oui, sous quelle condition ? En montant à l’étage, Nath avait quelques doutes mais le secret espoir que cette période les aide à finir de s’apprivoiser. Après tout, en remplissant ce rôle, Lidseï aurait la certitude de la place que Nath voulait lui accorder dans sa vie et cela pourrait leur confirmer à tous les deux que cela fonctionnait…

***

Atkins était assis, immobile, le regard perdu dans le vide à moins que le mur blanc ne contienne quelques secrets que lui seul pouvait percevoir ? Non, le mur n’avait rien à lui révéler. Atkins se sentait froid. Il n’était pas en colère. Il n’était pas furieux. Il n’était pas pris d’une envie d’hurler absolument irrépressible et même l’envie de rire, si étrange, qui l’avait vaguement traversé à l’annonce était partie.

Comment réagir lorsque l’on savait parfaitement ce qui allait arriver et que ça arrivait ? Il n’y avait pas lieu d’être surpris. Se réjouir n’aurait pas eu le moindre sens, pas quand c’était si dramatique. Maelon avait agressé son oméga. Il avait failli le mordre, failli seulement grâce à un bêta héroïque qui avait réussi à s’interposer. Bilan des courses : plusieurs blessés graves.

Atkins s’épongea le front et tourna la tête vers le gémissement plaintif de son propre alpha. Kavri remuait, il était sensible à ses chaleurs montantes. L’idée de devoir chevaucher sa chaire tendue donna à l’oméga une furieuse envie de vomir. C’était sa malédiction qui revenait sans cesse le hanter. Son corps traitre ne se calmait que lorsqu’il était assez rempli de foutre. Atkins grimaça de dégoût face à cette pensée qui l’humiliait tellement.

Maelon n’allait pas revenir ici. Il serait admis dans une autre zone commune, plus douce que la sienne s’il avait bien compris alors lui, il était simplement impuissant. Il n’y avait rien qu’il puisse faire ni pour punir le comportement de cet alpha, ni pour éviter le prochain drame. Alors quoi ? Rester là à attendre et compter les points ? Et pendant ce temps-là, enchainer les chaleurs et devoir plier à son propre corps ? Il ne s’en sentait honnêtement pas capable et puis de toute manière, qu’est-ce que ça changerait s’il ne le faisait pas ?

L’oméga observa froidement Kavri dont le corps se tendait vers lui dans la limite de ses liens. S’il avait pu, cet animal immonde aurait planté ses crocs dans sa chaire. Voilà tout ce qui changerait. Kavri. Une fois sa zone commune vidée, car cela finirait ainsi il en était persuadé, Kavri serait sa seule charge. Avec lui, il avait bien travaillé. Oh ça restait un alpha, fourbe et dangereux, dirigé par son sexe plus qu’autre chose, mais tout de même. Ce n’était plus une charge si importante que ça en soit. En soupirant, Atkins prit sa décision. Elle aurait dû le choquer, mais elle ne le fit pas. Elle aurait dû lui faire prendre conscience que ça n’allait vraiment pas du tout, mais une partie de lui s’était résignée à cela il y avait bien longtemps déjà. Au final, il avait seulement gagné des années, quelques années à faire ce qu’il fallait et c’était déjà bien.

L’oméga se tourna vers son bureau, sorti une feuille vierge et saisit un stylo. Il n’hésita pas très longtemps avant de commencer à tracer ces lettres. Il n’avait pas grand-chose à dire. Ce qui devait vraiment l’être, il avait déjà eu le courage de le prononcer à voix haute assez de fois, en vain. Il nota néanmoins l’essentiel et trancha sur sa dernière responsabilité. Le tout ne composait que quelques lignes à peine qu’il signa d’un « Atkins » froid. Rien n’était différent dans cette lettre. Sa plume n’avait pas tremblé. Ses mots ne s’étaient pas emballés. Elle était tristement banale. Etrangement, ça lui sembla de circonstances.

Il laissa le papier bien en évidence et sortit de la pièce sans jeter un regard à son alpha gémissant.