39. Face à Face
Un voile de silence emprisonnait la forêt.
Les oiseaux s'étaient tus et même le vent retenait son souffle.
Iria et Loup, allongés derrière leur petit abri, guettaient l'orée du bois.
Le bruit d'une branche cassée brisa l'instant figé. Un oiseau déploya ses ailes bruyamment et s'élança vers la cimes des arbres.
Une silhouette hésitante surgit dans la clairière. Loup le reconnut aussitôt, il s'élança en dégainant sa lame. Grys ne vit que trop tard son agresseur. Il leva le bras instinctivement pour se protéger. L'acier percuta la chair. Le combat était perdu d'avance. Grys hurla de douleur en tenant son poignet, vierge de main. Quelques lambeaux sanguinolents pendouillaient de façon grotesque. Loup n'hésita pas, il brandit son arme, visant le crâne du meurtrier de sa famille. Il hurla de rage. Une folie passagère s'était emparée de lui.
Les yeux larmoyant de douleur, Grys cria.
— Arrête! Ou ton fils va mourir!!!
Le père d'Arcis stoppa son geste et se tourna vers Iria, le regard désespéré.
Je ne sais pas. Je ne parviens pas à lire ses pensées.
Loup hurla en serrant le poing. Même blessé le cerveau de Grys fonctionnait à toute vitesse et le bluff était sa dernière chance de prolonger son existence.
— Soigne moi! Je me vide de mon sang. Si je meurs tu peux dire adieu à ton fils!
Je suis désolé Loup. Je ne comprends pas, son esprit est verrouillé!
— Ta jeune amie peut toujours essayer de me sonder.
Impossible! Comment sait-il?
— Tu n'as pas le choix!
Loup contint sa rage. La mâchoire crispée, il ouvrit son sac violemment et sortit de l'onguent qu'il apposa sans ménagement sur le bras sans main de Grys. Celui-ci hurla de douleur et le saignement s'arrêta immédiatement. Le mercenaire était pâle. Ses yeux devinrent blanc. Il s'évanouit. Loup ne put se retenir plus longtemps. Il perdit son calme et hurla en frappant de sa lame une souche d'arbre mort.
Calme toi Loup. S'il te plait. Pense à ton fils.
Le père d'Arcis tomba à genoux, laissant son épée choir près de lui. Iria s'approcha, s'agenouilla et enlaça Loup. La tendresse du geste de la jeune femme rompit les barrières qu'il avait construit depuis la mort de sa famille. Il s'abandonna au chagrin dans les bras d'Iria. Ils restèrent longtemps ainsi, le calme revint. La forêt des Larmes tendait l'oreille.
***
Selenn leva les yeux vers le grand feu qui tentait désespérément d'atteindre le ciel. Autour de l'âtre, des dizaines de femmes et d'hommes étaient assis, debouts ou allongés. Toutes et tous armés comme si la guerre venait d'enflammer les terres de Milsden. Leurs visages se tournèrent vers Selenn qui venait de pénétrer dans la clairière. Un homme souriant se détacha du groupe et vint vers elle, son visage se noyait partiellement sous une barbe abondante d'où surnageait des yeux noirs comme du charbon. Une armure légère en cuir sombre, sans doute façonnée par un maître armurier lui donnait une prestance presque hypnotique.
— Bonsoir Selenn! Nous t'attendions. Je suis Arshard.
Sa voix était rauque mais pas dénuée de douceur.
— Bonsoir Ashard. Comment connaissez vous mon prénom?
— Auxane m'a tout raconté.
— Elle vous parle aussi?
Une pointe de déception se fit entendre dans la voix de Selenn. Arshard le sentit.
— Oui mais moins souvent qu'à toi je suppose.
La jeune femme sourit.
— Mais pourquoi m'attendiez vous?
— Ta soeur.
L'excitation monta en elle. Elle regarda les alentours.
— Où est-elle?
— Ne la cherche pas ici. Tu ne le trouveras pas. Ta soeur est prisonnière.
— Où? Qui la retient?
La jeune femme sentit monter en elle la chaleur de ses pouvoirs.
Ashard leva les mains en signe d'apaisement.
— Ne t'énerve pas Selenn. Nous savons où elle est détenue et nous sommes tous là pour t'aider. Garde ta colère pour les geôliers de ta soeur. Je vais tout te dire mais viens d'abord te restaurer, le ragoût mijote depuis deux bonnes heures et tu dois être affamée.
Selenn parvint à contenir la montée de rage qui explosait en elle, en partie grâce à la voix rassurante et apaisante d'Arshard. Elle suivit son hôte jusqu'au feu en expirant profondément. Les conversations reprenaient, le mélange des voix flattait les oreilles de la jeune femme et le parfum de la nourriture ensorcelait son odorat. Le barbu avait raison, elle était affamée. On lui servit un bol de ragoût et Arshard se tourna vers elle.
— Selenn, je ne vais pas tergiverser. Ta soeur est prisonnière depuis sa disparition. Esclave pour être plus précis. Elle a été enlevé par un clan d'assassin, le clan d'assassin qui sévit depuis des millénaires sur Milsden. Et comme tu dois t'en douter maintenant, les Trioms n'ont rien à voir avec une poussière des morts brûlante qui emporteraient les vivants. Par contre je ne saurais te dire quelle sombre magie est à l'oeuvre ici. Nous avons réussi à localiser leur repaire il y a quelques semaines, dans les montagnes au nord ouest. Je ne vais pas te mentir, nous ne savons pas si ta soeur est toujours en vie. Le cheval de notre éclaireur est revenu avec la tête de son cavalier en guise de collier.
Selenn était à la fois heureuse de savoir, qu'elle avait eu raison pendant toutes ces années et complètement anéanti de penser aux souffrances que sa soeur avait enduré.
— Quand partons nous?
Ashard rit bruyamment .
— Impulsive et téméraire! Telle qu'Auxane me l'avait décrit!
— Elle pense cela de moi?
— Notre déesse pense que tu es notre avenir. Elle te tient en très haute estime et je comprends maintenant pourquoi!
Selenn rougit. Elle changea de sujet.
— Dans quelle direction devons nous aller? Je suis prête.
Arshard, les yeux rieurs,
— Tempère ton enthousiasme jeune Selenn! Nous allons devoir traverser le fleuve des larmes.
Ses yeux s'étaient plissés malgré lui.
— Et c'est un problème visiblement.
— Cela peut l'être en effet mais nous verrons ça demain. Maintenant il faut se reposer. Terminons notre dîner. Une journée harassante nous attend demain.
Sa manière de parler laissait apparaître une instruction supérieure, plutôt rare pour un simple guerrier.
— Tu m'as l'air d'être plus qu'un guerrier Arshard.
Il sourit.
— En effet. Il fit une petite pause. Je suis aussi un serviteur d'Auxane.
— Ce n'est pas ce que je veux dire.
— Je sais ce que tu veux dire mais mon passé m'appartient et je le garderai pour moi sans t'offenser jeune Selenn.
Le regard d'Arshard s'assombrit mais il garda une voix bienveillante.
La jeune femme acquiesça d'un mouvement de tête.
Le guerrier barbu se leva.
— Il est à présent temps que j'aille me reposer. Tu devrais en faire autant. Je te souhaite une bonne nuit. Je t'ai fait installé un couchage à côté du vieil arbre juste là.
— Merci Arshard. A demain.
Elle ne le connaissait que depuis quelques minutes mais elle appréciait déjà ce guerrier très poli et avenant. Selenn se fraya un chemin parmi ses nouveaux compagnons jusqu'à son couchage, une vieille couverture posée sur un lit de feuilles mortes. Une odeur boisée embaumait l'endroit. Elle se coucha. Ses pensées confuses mêlées au léger bourdonnement des voix, devenu insupportable en quelques minutes, l’empêchèrent de trouver le sommeil.
L'odeur de la terre noire, entêtante, se faufilait dans son nez. L'espoir de revoir sa soeur s'était mué en inquiétude et la colère grimpait le long de son dos. Incontrôlables et dévastateurs elle sentaient ses pouvoirs se réveiller telle une araignée qui tisse sa toile. Elle tenta de se calmer en se focalisant à nouveau sur sa respiration.
Respire Selenn, respire.
Les voix s'atténuèrent peu à peu apportant un silence salvateur mais de courte durée. Les ronflements de ses nouveaux compagnons résonnèrent dans le vent et dérangeaient les rêves de printemps de la forêt. Cette dernière murmurait, tentant vainement d'assourdir la cacophonie des hommes. Selenn tenta de se concentrer sur le feu bienveillant et apaisant. Elle occulta tout le reste. Ses paupières se firent plus pesantes. Pas tout à fait endormie mais pas tout à fait éveillée, elle était à la frontière des songes. Ce moment où le rêve empiète sur la réalité. Elle distingua un visage.
Auxane?
Sa soeur?
La douceur de cette vision la fit tomber dans un profond sommeil. Semblant surgir de l'âtre, une silhouette s'éleva alors. Elle glissa entre les couchages jusqu'à celui de Selenn. Elle la contempla quelques instants et disparut dans les ténèbres aussi soudainement qu'elle était apparue. Arshard se retourna. Il l'avait vu et il ne la connaissait que trop bien. Il sourit et quelques secondes après avoir fermé les yeux, ronfla comme ses compagnons.
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