28. Galssels
Aussi loin que la mémoire des hommes puisse remonter, quand le crépuscule déployait ses ombres, la Mer des Filaments scintillait.
Une lumière blanche et intense rayonnait à fleur de flots et les nuits ne connaissaient jamais l'obscurité.
Les anciens les appelaient Les Galssels. Étendues à la surface de l'eau comme un filet maléfique, leur contact était mortel. Personne ne savait jusqu'à quelle profondeur ils s'étaient répandus. Tout le littoral était envahi jusqu'à la barrière de corail qui s'étendait au sud. Au delà les eaux retrouvaient leurs couleurs sombres.
Les pêcheurs avaient trouvé une solution pour travailler en limitant les risques, les Nyryals. Ces petits animaux semblables à des poulpes avec trois tentacules repoussaient les algues tueuses sans que l'on ait jamais su vraiment pourquoi. Généralement ils étaient disposés sur la flottaison. Ils coûtaient une fortune. Les poissons pêchés dans ces eaux se revendaient à prix d'or sur les marchés du sud. Leurs chairs avaient un goût et une texture différente et ils étaient très prisés d'une clientèle fortunée.
A l'est la Mer des Filaments se finissaient là où commençait la brume de l'Océan Invisible. Un brouillard permanent lévitait sur une eau inexistante en apparence. Par de là s'étendait le royaume de Caspione. La navigation se faisait à vue sur le fond de l'océan et seuls les bateaux équipés de hublots de cale survivaient. Les lignes commerciales étaient compliquées entre les deux royaumes. Soient elles étaient trop longues soient trop dangereuses. Cependant pour les commerçants aventureux, motivés et chanceux, l'argent et les émotions fortes étaient au rendez-vous. Beaucoup tentaient d'en profiter, une poignée seulement y parvenait.
C'était le cas du "Pourfendeur", qui, tandis que la nuit était à son apogée, venait de surgir du brouillard de l'Océan Invisible. Un voilier massif dont la proue dotée d'un éperon de métal noir fendait l'eau luminescente. Une impression de puissance se dégageait du navire.
Il rentrait d'un périple de plusieurs mois. La coque et la voilure avaient souffert au vue des nombreux impacts mais n'enlevaient aucunement la prestance du voilier. Sur le pont principal les bras croisés, un homme, aussi imposant que son navire, se tenait debout, impassible.
Façonné par les vents, les embruns et les combats, son visage était sombre et buriné, le contempler une fois vous condamnait à ne jamais l'oublier. Il portait une veste longue rapiécée mais impeccable de propreté. Un bonnet noir masquait en partie ses longs cheveux grisâtre. Ils débordaient de part et d'autres et s'agitaient au vent comme s'ils étaient vivants.
Le capitaine Neyol Crilone soupira, il se sentait fatigué depuis quelques temps.
Après maintes tergiversations avec lui-même, il avait mis un nom sur sa lassitude.
La vieillesse.
Pire qu'une malédiction, l'âge était un ennemi sournois et impitoyable. Le temps était inéluctable et sans pitié. Le vieux marin se sentait proche de la fin mais sa vie de bohème ne souffrait d'aucun regret. Il n'était heureux qu'affrontant les vagues une main sur la barre, un verre de whisky dans l'autre. L'argent n'était là que pour continuer à naviguer, payer son équipage et assurer un avenir à celle qu'il considérait comme sa fille, Iria. Il distinguait sa silhouette gracile à la proue. Ses pensées vagabondèrent dans sa mémoire jusqu'à ce jour où Iria était entrée sans sa vie. En chemin il se souvint de la Grande Guerre des Mers et son coeur de marin bourru se serra quand il vit les visages de ses compagnons tombés au combat. Neyol sentit l'odeur infect des tentacules du terrible Morhed qui détruisit son premier bateau "Le Drark". Il frissonna quand il revit la dantesque tempête qui faillit mettre en miettes le "Pourfendeur". Une période bien sombre qui rendit Neyol mélancolique et résigné mais parfois, dans le désespoir le plus profond, apparait la plus douce des lumières qui permet d'avancer sur le chemin chaotique de l'existence. La clarté vint à Neyol agrippé à un bout de mât, flottant sur l'océan invisible. Transie de froid et muette, une petite fille, aux cheveux blonds comme le sable du désert des Maelstroms, le transperça de son regard intense. Depuis ce jour, celle qu'il nomma Iria ne le quitta plus jamais.
Quinze ans passèrent et au fil des années elle était devenue un marin chevronné, presque meilleure que lui. Sa capacité à s'adapter aux situations et à improviser l'impressionnait. Crilone était fier d'elle. Du "Pourfendeur", un jour, elle serait capitaine.
Un choc, violent et soudain, interrompit ses pensées, Neyol perdit l'équilibre un instant. Le bateau avait stoppé. Les membres d'équipage se dévisagèrent.
Le capitaine Crilone cria.
— Rapport à la proue?!!
A l'avant du bateau le visage aquilin d'Iria était penché par dessus bord. Ses cheveux blonds, presque blancs, se balançaient dissimulant partiellement son regard orange intense. Une cicatrice lui barrait la joue droite.
" Les filaments attaquent le bateau papa!"
Si la jeune femme était muette, cela ne l'empêchait nullement de communiquer. Elle était capable de projeter ses pensées directement dans l'esprit de son interlocuteur. La première fois qu'Iria s'était adressée à lui de cette manière, Neyol avait pensé qu'il devenait fou puis cette faculté était devenue un atout surtout dans les négociations marchandes. Lire les pensées des commerçants était un indéniable avantage.
"C'est impossible! Les Nyryals nous protègent!"
" Ils ont disparu!"
Neyol courut au bastingage. Il grimaça et regarda sa fille.
"Nous somme tous morts Iria."
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