4. Tyssy.
Blottie contre les flancs torturés de la vieille montagne Beand, Jalk, la dernière cité la plus au Nord de Milsden, vivotait paisiblement. A l'écart des conflits, elle était demeurée intacte depuis des centaines d'années.
Cette nuit, l'obscurité s'empara rapidement des ruelles et venelles pentues de la petite ville et les fenêtres des maisons s'illuminèrent une à une, éclairant d'une douce lumière l'encre noire des ténèbres.
Les cheminées de la petite ville de Jalk crachaient la fumée bienveillante des âtres d'hiver.
Une volée d'oiseaux traversa le ciel, effrayée par des rires tonitruants provenant d'une grande habitation. Fière de ses trois étages, elle était la plus imposante des maisons de la ville. Ses fenêtres gorgées de lumière attiraient les insectes imprudents mais les femmes et les hommes de Jalk savaient que, derrière ce rideau chatoyant, n'existaient que décadence et luxure.
Au sommet de la bâtisse, dans une grande pièce riche d'ornements, un homme nu à l'aube de sa vieillesse répandait sa sueur viciée par les alcools sur deux jeunes femmes qui semblaient apprécier son contact poisseux.
Dans un coin, à peine visible, une silhouette se tenait immobile. Au premier abord on pensait à une statue de marbre, cependant les légers soubresauts qui soulevaient sa poitrine trahissait un être de chair. Des pieds jusqu'à la tête, la moindre parcelle de sa peau était couverte. Une longue tunique de la même couleur que le sable du désert des Terres Brûlées l'enroulait comme un linceul. Un masque noir et lisse lui faisait office de visage. Elle n'était rien.
Prisonnier dans un coin de sa mémoire, son nom tournoyait, il cognait dans les parois de son esprit. Elle s'appelait Tyssy Crine et ce qu'elle s'apprêtait à faire, elle l'avait fantasmé de nombreuses fois.
Une de ses mains gantées disparut sous sa tunique. Une lame effilée apparut lentement, semblant provenir directement des entrailles de la jeune femme. Elle tremblait. Ce n'était pas une tueuse.
Délicatement, sans un bruit, elle s'approcha de ce salmigondis de corps luisants.
De lascives esclaves, les deux jeunes filles se muèrent en bourreaux et se saisirent soudainement et fermement des bras de leur maître.
Complètement immobilisé, il poussa un grognement autant de stupeur que de rage.
Tyssy s'assit sur le ventre du pourceau. L'acier du poignard étincela brièvement à la lueur des candélabres.
— Mais que fais-tu, esclave?!
Sa voix trahissait la peur.
— Je prends ma liberté Esdino.
Il se débattit mais ses esclaves, les muscles bandés, le maintenaient fermement.
— Chienne! Tu me dois tout!
Il lui cracha au visage et appela à l'aide.
— Tes sbires sont juste derrière la porte mais ils ne viendront pas. Ils se baignent dans leur sang.
Esdino écarquilla les yeux réalisant à cet instant que sa mort était inéluctable.
— De l'argent! Je te donne de l'argent esclave et je te laisse partir.
— Je ne veux pas de ton argent. Je veux ma liberté et...
— Tu l'auras.
— Tsssss, je n'ai pas fini ma phrase. Je veux ta mort.
— Je suis sur que l'on peut trouver un arrangement esclave.
Tyssy approcha sa dague et ses lèvres près d'une des oreilles d'Esdino et murmura quelques mots.
— Je m'appelle Tyssy Crine salopard et tu ne prononceras plus jamais le mot esclave.
Elle se redressa, gardant la lame proche d'une oreille de son bourreau.
— Non esc... Tyssy, je t'en supplie ne fais pas ça.
— Combien de fois t'ai- je supplié?
Elle lui entailla légèrement l'oreille. Il gémit.
— Combien de fois?! Hurla t-elle.
Puis s'approchant de lui, jusqu'à sentir ses âcres relents de peur, elle susurra:
— M'as tu écouté?
— Je t'ai sauvée!
— Non tu m'as achetée, comme on achète un bout de viande.
Tyssy passa la main devant son masque sans oser le toucher.
— Tu, tu m'as pris mon visage.
Sa voix tremblait.
— Non, non , non. Attends, écoute moi, je...
— Je sens ta peur.
Tyssy lui coupa l'oreille d'un geste vif et la jeta derrière elle.
Esdino hurla. Il sentit le sang couler dans ses tympans, atténuant le son de ses cris de douleur.
Avant qu'il n'ait le temps de reprendre sa respiration, elle lui coupa la deuxième. Des larmes coulèrent sur les joues d'Esdino. Il criait.
— Moi je n'ai jamais pu pleurer pendant que tu me violais. Tire la langue.
— Non, jamais.
— Alors je te crèverai les yeux.
Elle approcha la dague d'un oeil embué par les larmes.
Esdino sortit aussitôt sa langue et Tyssy la trancha sans hésiter. Toute sa haine accumulée se déversait en violence. La respiration de la jeune femme s'était accélérée, elle étanchait sa soif de vengeance, elle se sentait perdre le contrôle et elle aimait cet émoi.
Tyssy jeta le bout de langue sur le sol et leva son poignard, visant le visage du bourreau devenu victime, mais son bras resta suspendu en l'air.
En face d'elle, un miroir reflétait une silhouette qui portait une tunique couleur sable tavelée de sang. Son visage se dissimulait derrière un masque noir. Aucune parcelle de peau n'apparaissait, même ses yeux demeuraient invisibles, chaque orbite était couverte d'un léger grillage. Cet être paraissait sans vie, un fantôme. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser que ce reflet, c'était elle.
Elle recula en titubant et lâcha sa dague. Tyssy voulait redevenir un être humain. Elle regarda les yeux pervers de son bourreau et elle y vit ses rêves d'enfant réduits en poussière. La jeune femme ne céda pas à ses pulsions destructrices.
Esdino crachait du sang qui se mêlait à ses larmes de souffrance. Il se savait condamné mais l'idée de mourir sous les coups de ses saletés d'esclaves était presque pire que la douleur physique.
— Maintenant je te laisse avec Yulni et Olser. Elles ne seront pas aussi gentilles que moi.
L'esclavagiste tenta parler, mais de sa bouche ensanglantée ne sortit que des gargouillis infâmes.
Tyssy fit volte-face et s'éloigna.
La jeune femme ouvrit la fenêtre et grimpa sur le toit.
Des années de frustration, d'humiliations, de sévices se déversèrent et écorchèrent le presque cadavre d'Esdino. Yulni et Olser se déchaînèrent sur le corps de leur ancien maître et quand leurs bras, rouges de sang, devinrent douloureux, elles les laissèrent chuter le long de leur corps nus, elles se regardèrent. Les deux femmes, enfin libres, se serrèrent l'une contre l'autre. Sans larmes, elles n'en avaient plus.
Esdino n'était plus qu'un amas de chairs sanguinolentes, qui reposait sur ses draps empourprés.
Yulni et Olser se levèrent et, sans même prendre le temps de se nettoyer, elles s'habillèrent rapidement. Sans un regard derrière leurs épaules, Les deux femmes grimpèrent sur le toit rejoindre Tyssy.
Assise sur les ardoises froides, leur amie réfléchissait.
Le monde tel un parchemin se déroulait à ses pieds mais par où commencer? Elle ne connaissait rien ni personne à l'extérieur. La jeune femme sentit ses deux amies se blottir contre elle. Elle posa sa tête sur l'épaule de Yulni. Ses appréhensions s'envolèrent quelques instants car, dans sa nouvelle vie, elle ne cheminerait pas seule.
Le regard de Tyssy se tourna vers l'horizon obscur.
— Et maintenant?
Un sourire s'afficha sur les lèvres de Yulni.
— Je sais.
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