34. Dans la forêt
Dans une petite boite en bois d'acajou, un doigt était étendu sur un morceau de tissu rougeâtre.
C'était un doigt d'enfant. Seul, sans les quatre autres. La coupure était nette et propre.
Une petite enveloppe était posée à côté.
Kjeld blêmit. Un coursier venait de lui déposer l'objet.
Il ouvrit le pli et déplia la lettre qu'il froissa aussitôt avant de la jeter de rage sur le plancher. Il se tourna vers son bureau et de la main le mage balaya violemment toute la surface en criant, envoyant par le sol, lettres, livres, parchemins et encrier.
L'auteur de la lettre, avare d'encre et de temps, n'avait griffonné que quelques mots.
"A la prochaine erreur, tu recevras son nez et ses oreilles. La suivante sera ta femme."
Aucune signature n'était visible, nul besoin, Kjeld savait qui était l'expéditeur.
Il tenta de se calmer. Ses pensées était tournées vers sa famille. Il imaginait la terreur de son fils, sa douleur, il les ressentait au plus profond de lui. C'était à en devenir fou.
"Il faut que je me calme."
Il s'assit en tailleur au milieu de la pièce faiblement éclairée, abaissa les paupières et se concentra sur son souffle.
"Ma famille"
Il n'en avait aucun souvenir. Son passé était un brouillard opaque à travers lequel surgissait de temps à autres des visages inconnus grimaçants. Kjeld possédait un savoir, une magie qu'il découvrait encore. Alzebal était le premier visage dont il se souvenait.
Au début, il lui avait ri au nez puis le premier doigt est arrivé dans la même petite boite que le deuxième. Alors il avait obéi, même si Alzebal mentait sur sa famille, il n'avait aucun moyen de le savoir et quel être humain risquerait la vie d'un enfant même inconnu?
Depuis le réveil de Selenn, le plan était en route et ne pouvait plus être arrêté. Les nouveaux sentiments d'affection qui le liait à la jeune femme ne changerait rien. Le mage irait jusqu'au bout, aussi cruelle que soit la fin pour elle.
— Que se passe t-il Kjeld?
Alcilla venait de rentrer dans la pièce. Elle s'aidait d'un bâton pour marcher. Sa jambe était très douloureuse et chaque pas était un calvaire.
Kjeld sursauta et ouvrit les yeux. Il prit un ton calme.
— Ne vous inquiétez pas Alcilla. Je suis juste frustré de ne pouvoir aider Selenn comme je l'aurais voulu.
Alcilla soupira.
— Ma fille est perdue. Je ne peux plus, elle ferma les yeux un instant, je ne veux plus qu'elle fasse partie de ma vie. J'ai un autre enfant qui a besoin de sa mère. Vous avez fait ce que vous avez pu Kjeld. Je vous en remercie. Je ne retournerai plus jamais dans les Terres Brûlées. Ma vie est ici avec mon fils.
Le mage se leva. Il ne pouvait plus regarder Alcilla dans les yeux.
Il lui mentit encore.
— Je comprends mais il faut que je le retrouve avant qu'elle ne commette d'autres dégâts. Vous pouvez rester ici avec votre fils jusqu'à ce que vous soyez rétablie.
— Merci pour tout Kjeld. Vous avez tant fait pour nous.
Le mage sourit et baissa la tête.
—Pouvez vous me laisser quelques instants Alcilla. Je dois me concentrer pour localiser votre fille.
— Bien sûr! Je vous laisse tranquille.
Alcilla sortit de la pièce laissant Kjeld à la merci de sa conscience qui le torturait.
***
Depuis plusieurs heures Selenn arpentait la terre noire de l'inextricable forêt des larmes . Elle n'avait aucune hésitation concernant la direction à suivre. Auxane susurrait des indications à son oreille. La jeune femme sentait sa présence et parfois la sensation d'une caresse fugace sur ses épaules lui provoquait des frissons. Avant la taverne jamais Auxane ne lui avait parlé directement. Ses nouveaux pouvoirs avaient sans doute tout changé. Sa déesse allait l'aider à trouver sa petite soeur.
Perdue dans ses pensées, Selenn ne s'aperçut pas aussitôt que ses pieds foulaient une étrange clairière avec en son centre un vieux tronc d'arbre noirci.
Elle regarda autour d'elle. Le sol, recouvert d'une herbe verte et luxuriante, était vierge de neige en dépit des flocons qui tombaient depuis plusieurs heures. Selenn leva les yeux. Les nuages exhalaient leur haleine blanche mais elle ne parvenait pas à atteindre le sol. Selenn sourit devant cet étrange phénomène.
L'herbe était belle, d'un vert tendre. Selenn s'agenouilla et caressa d'une main les fines brindilles. Les terres brûlées n'offraient que du sable et de la rocaille. Ses pieds, engoncés dans ses bottes depuis plusieurs kilomètres, réclamaient leur liberté.
La jeune femme céda à la demande de ses orteils et les laissa goûter à la douceur de l'herbe. Une chaleur printanière glissait sur son visage. Elle se sentait si bien. Selenn marcha quelques mètres en direction de l'arbre mort. Le contact de l'herbe lui procurait un bien-être intense. Trop intense pour être normal. Elle eut envie de s'allonger. Son corps tremblait de plaisir. Des ondes de chaleurs la parcouraient des pieds à la tête s'insinuant dans tout son être. C'était agréable et désagréable à la fois. Elle frissonna et un plaisir intense la secoua. Elle s'endormit.
***
Kjeld se préparait pour partir à la recherche de Selenn. La forêt des Larmes était sa seule issue mais un échappatoire très dangereux pour une jeune fille qui n'avait connu que les Terres Brûlées. Si elle mourrait, toute sa famille suivrait. Kjeld ne s'abandonna pas à la panique. Il s'assit à nouveau en tailleur sur le sol. Il se concentra. Cette technique lui permettait de sortir de son corps et de voler à son gré au dessus des Terres de Milsden mais même ainsi il n'était pas assuré de retrouver Selenn. La forêt des larmes était une vieille dame qui dissimulait parfaitement ses secrets, ses locataires et ses visiteurs qui, parfois, disparaissaient à jamais. Kjeld frémit à cette dernière pensée.
***
Selenn se réveilla brusquement. Détendue. Elle entendait une voix lointaine. Auxane essayait de lui parler sans y parvenir.
Elle se leva.
— Bonjour Selenn.
— Qui es là?! Où êtes vous?
La voix langoureuse provenait de l'arbre mort.
— Je suis là juste devant toi.
— Je ne vois qu'un arbre.
— Oui, c'est là que tu vois.
Selenn crut distinguer une forme furtive tapie dans le tronc mort.
— Que m'as tu fait?!
— Rien que tu ne désirais pas. Tu avais besoin de ce moment d'allégresse. Tu ne peux le nier.
Selenn resta silencieuse pendant quelques instants. Un silence d’acquiescement. Puis elle se reprit.
— Qui es tu?
— Je suis.
Silence.
— Oui mais encore ?
— Je suis.
Selenn changea d'approche.
— Que veux tu de moi?
— J'aimerai que tu restes ici.
— Jamais, je ne te connais pas et je dois retrouver ma sœur.
— Ta sœur est morte.
— Balivernes. Comment tu peux le savoir.
— Je sais parce que je suis...
— Mais tu es quoi?! Selenn s'énerva.
— Je viens de te le dire mais les mots que je prononce, tu ne les entend pas, je les dis dans une langue perdue, la langue des premiers êtres. Je n'existe plus pour les hommes. Ils m'ont oublié. De nombreuses années sont passées, plus qu'il n' en faut pour sombrer dans le néant éternel de l'inexistence.
— Tu n'es qu'un arbre mort.
— Les hommes ont oublié jusqu'à mon apparence. Tu vois un arbre car ton esprit ne peut qu'envisager cette forme. Nous avons été supprimé de l'histoire de ces terres. Je suis le dernier.
— Qui vous a supprimé?
— Les hommes.
— Pourquoi?
— Parce que nous existions. La peur est la mère de l'intolérance.
— Ecoute c'est triste mais je ne t'aime pas qui que tu sois et je ne veux pas rester ici.
— Tu ne n'aimes pas car tu ne me connais pas. Je ne veux pas que tu partes.
— Peu importe ce que tu veux! Je ne suis la prisonnière de personne.
— Tu n'es pas ma prisonnière, tu es celle de ta déesse.
— Comment sais tu pour Auxane?!
— Je sais nombre de choses que tu ne peux imaginer. Je sais aussi que ton faux dieu te ment. Ta sœur est morte.
La colère monta en elle comme un vent violent.
— Auxane est un vrai dieu! Elle est partout avec moi et je sais que ma soeur m'attend quelque part.
— Tu ne sais que ce que ton Dieu te fait croire. D'ailleurs l'entend tu en ces lieux?
Selenn resta muette.
— Comment, moi, dérisoire arbre mort puis-je empêcher un dieu d'entrer dans cette clairière. Peut-être suis je aussi un Dieu? Qu'en pense tu?
— Je pense que tu me fais perdre mon temps et tu vas me laisser partir tout de suite avant que je ne m'énerve vraiment.
— Non reste. Je te présente mes excuses. Je suis maladroit, je n'ai plus l'habitude d'avoir de conversation. Je ne voulais pas te vexer.
Le désespoir s'entendait dans sa voix. Il reprit.
— Je ne peux plus être seul. Je ne veux plus. Ma fin approche, je le sais et je ne veux pas mourir seul. Oublie ce Dieu menteur quelques jours.
Pour Selenn ce fut les mots de trop. Sa colère qu'elle tentait de contenir jusqu'à présent, elle la laissa croître puis la libéra.
Elle hurla.
La clairière fut balayée, l'arbre se tut.
— J'ai exaucé ton vœu, tu n'es pas mort seul susurra la jeune femme.
***
L'esprit de Kjeld flottait au dessus de la forêt des Larmes. Aucun indice indiquait la direction que Selenn avait prise. Soudain un cri puissant retint son attention. De la poussière s'élevait au dessus des arbres. Elle était là. Il plana jusque l'endroit. Une clairière. Il ne connaissait pas cet endroit mais pendant ses études il se souvenait avoir entendu une légende qui parlait d'un lieu dans lequel un être ancien, puissant, résiderait. Un être qui aurait connu les débuts du monde et qui connaîtrait sa fin. Un être dont personne ne se se souvenait du nom. Kjeld sentit la mort en ces lieux. La jeune femme venait de tuer un mythe. La puissance de Selenn devenait extrêmement préoccupante. Kjeld se demandait s'il allait pouvoir la contenir.
***
Selenn restait immobile après son dernier cri. Des flocons tombèrent sur son visage et la sortirent de sa torpeur. Il neigeait à nouveau dans la clairière. Ses pieds nus furent bientôt enfouis sous la neige. La voix avait disparu. Elle se rechaussa, se leva et s'arrêta devant un petit parterre de tulipes noires qui avait poussé à la place de l'arbre mort. La jeune femme sourit. Au milieu de la clairière déjà blanche d'hiver des fleurs sombres resteraient sombres à jamais. La neige n'avait aucune prise sur elles. Selenn les enjamba et continua son chemin avec la voix d'Auxane, enfin revenue, pour boussole.
***
Kjeld se sentit revenir dans son corps comme si quelqu'un l'avait attrapé avec une corde et le tirait en arrière. De nouveau dans son enveloppe corporelle, Il eut à peine le temps d'ouvrir les yeux qu'une massue s'abattit sur son crâne. Sa vue se troubla et sa dernière pensée fut pour son fils et Selenn.
— Attache moi ce truc et charge le sur le canasson. J'en connais une qui va être contente!
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