1. Doux rêveur (extrait)
Le soleil caresse doucement mon visage. Allongé sur l'étendue d'herbe, je regarde les nuages en jouant avec une brindille dans la bouche. La chaleur de l’été glisse sur ma peau, la rendant plus foncée et chaude. J’écoute le bruit des insectes qui volent autour de moi, le chant des oiseaux qui ne laisse plus la place au silence. Je suis bien là comme ça, somnolant presque à ne rien faire, juste profiter en attendant que le temps passe. Sauf que je ne peux malheureusement pas profiter plus longtemps de ce moment hors du temps, car la voix grave de mon frère me sort de ma rêverie.
— Hey feignasse, tu vas glander toute la journée ?
— On est dimanche, je lui rétorque, agacé.
— Oui, mais les moutons ont faim, même le dimanche.
Je soupire de lassitude, je n’ai pas eu de jour de repos depuis… eh bien depuis toujours. J’habite dans un petit village autonome, ma famille possède un troupeau de moutons pour faire la laine nécessaire à la fabrication de nos vêtements, parfois pour la viande, mais seulement lors de fêtes pour tout le village. Nous sommes une communauté amish, vivant un peu en décalage du temps dans une campagne bien loin des grandes villes. Peu d’étrangers passent sur nos terres et pour moi, les jours s’enchaînent en se ressemblant.
Au moment du rite de passage à l’âge adulte, les enfants de ma communauté ne peuvent pas aller bien loin. Nous restons même dans le village sans aller ailleurs et finalement nous n’avons pas le choix que de rester dans la communauté, car nous ne connaissons que ça... Pourtant je suis d'un naturel très rêveur, j’aimerais pouvoir m’échapper loin d’ici, découvrir autre chose que ce trou paumé. Malheureusement la première ville est à plus d’un jour de calèche. Je suis donc bloqué ici, à devoir m’occuper des moutons avec mon frère et mes parents. Vingt ans et je ne connais que cette vie.
Je finis par me lever alors qu’il m’appelle une énième fois. Agacé, je lui réponds que j’arrive. Je n’y mets absolument aucune bonne volonté, après la prière du matin je pense glander et ne rien faire de ma journée. Bien évidemment il me retrouve toujours, comme s’il a un radar au fond de son crâne qui lui indique ma position exacte. Je le rejoins dans la ferme où mon père est occupé à remuer le foin, alors que les bêtes, tondues de la veille, bêlent contre lui. En me voyant, il me fait un beau sourire et se met à glousser.
— Tu as voulu filer en douce encore une fois ?
— J’ai le droit à un jour de repos quand ?
— Quand tu seras mort, fils, me répond mon père fermement
Voici sa réponse, donc jamais de repos, je dois m’y faire et j’en ai marre. Je m’active donc à aller faire les mélanges d’avoine et de graines, que je mets dans un seau et commence à les balancer aux bêtes qui se ruent dessus. Je les regarde se jeter sur la nourriture, comme si elles n’avaient pas mangé depuis des semaines. C’est bien l’effet mouton, il y en a un qui agit et les autres suivent. On passe l’après-midi à s’occuper des bêtes avant de finalement rentrer le soir au coucher du soleil. Comme à chaque fois, ma mère prépare un ragoût. Elle est la femme de la maison, quand la laine est tondue, elle s’active à en faire des fils avec d’autres femmes du village, puis elle prépare à manger pour les hommes qui rentrent de leur dur labeur. Elle a toujours ce geste tendre quand mon père s’assoit à sa place, elle lui embrasse la tempe et lui ne peut réprimer un sourire fou amoureux.
J’ai peu d’appétit ce soir, fatigué de la redondance de mes journées, de cette routine bien trop ancrée. Je ne fais que jouer avec un morceau de légume qui flotte dans mon assiette, sans forcément y toucher. Mon attitude a le mérite d’attirer l’attention de ma mère.
— Que t’arrive-t-il, fils ?
— Je trouve que les journées se ressemblent…
— Tu t’ennuies même en t’occupant du troupeau ?
— Oui… j’aimerais du changement, je marmonne.
Elle écarquille les yeux et regarde mon père qui pince les lèvres, mais il ne dit rien. Mon frère à côté de moi est figé, comme choqué par mes propos.
— Tu veux dire quoi par changement ?
Je relève alors les yeux vers ma mère, son regard vert me fixe intensément, elle a une mèche grisonnante qui jure avec sa chevelure sombre. J’ai hérité de ses yeux émeraude si magnifiques, alors que mon père lui a les yeux noirs, comme mon frère.
— Je ne sais pas… de l’action, je n’en sais rien. J’aimerais bien faire autre chose, essayer peut-être un autre métier ?
Elle soupire de soulagement et pose sa main sur son cœur. Sa plus grande peur, c’est que je lui dise que je veux quitter la communauté. Si je fais ça, je serai banni et je ne pourrai plus jamais revenir les voir, sans parler du déshonneur de la famille. J’en suis bien conscient et c’est sûrement pour ne pas faire pleurer ma mère que je ne suis pas monté sur le dos d’un cheval en quête d’une aventure douteuse. J’ai horriblement peur d’être seul, je sais ce que je quitte, mais je ne sais pas ce que je vais gagner au-delà de ce village.
Le soir, chacun dans notre lit, mais dans la même chambre, mon frère et moi fixons le plafond, perdus chacun dans nos pensées. Je m’imagine ailleurs, dans une grande ville, là où règnent les nouvelles technologies, où notre travail ne consiste pas seulement à labourer les champs. J’aurais pu m’y perdre longtemps si mon grand frère n’avait pas rompu le silence.
— Arone ? Tu ne te plais vraiment pas ici ?
— Ce n’est pas que je ne me plais pas… je rêve juste de quelque chose d’autre… je me fais chier ici.
— Si tu avais la possibilité de partir ? De prendre un cheval et d’y aller ? me demande mon frère en fronçant des sourcils.
— Je ne voudrais pas y aller seul…
Il reste silencieux et songeur sur la dernière phrase, ne répondant pas. Je sais que lui ne partira jamais d’ici, il tient trop à la famille et abandonner nos parents les mettront en disgrâce, cela le ferait souffrir. Je finis par me mettre sur le flanc, lui tournant le dos pour pouvoir dormir. Demain nous devrons encore aller aux champs pour préparer les pâtures de nos moutons.
Le lendemain tout se passe de la même manière, levé aux aurores, donner à manger aux bêtes et direction les champs pour vérifier chaque clôture. C’est toujours vers la fin de matinée que je fausse compagnie à mon frère et mon père, je n’arrive pas à tenir la journée de travail. Je m’enfonce donc dans la petite forêt attenante, marchant sans réel but, juste pour m’enfoncer le plus loin possible jusqu’au petit ruisseau.
Le voyant enfin je retire mes chaussures et y plonge mes pieds, l’eau est froide et soulage ma matinée de travail. Je soupire de plaisir, fermant les yeux pour simplement écouter le chant de la forêt. Tout est calme, jusqu’à ce que j’entende un grognement, des gémissements et des bruits comme si quelque chose se traînait sur le sol. J’ouvre les yeux et essaie de déterminer d’où cela peut venir. Je me relève et remets mes chaussures, cherchant l’origine du bruit, avant de tomber sur un homme.
Cet homme a un blouson en cuir sans manches, d’étranges blasons dessus, une barbe fournie et une crinière mi-longue de couleur blonde. Il est recouvert de tatouages, du moins je le devine à ses bras découverts où l’encre se perd sous son haut. Il se tient le flanc et je peux voir un liquide rougeâtre s’en échapper. Je me rue alors sur lui, un peu en panique.
— Monsieur, laissez-moi vous aider, vous êtes blessé.
Il relève vers moi des yeux bleutés, qui semblent me transpercer jusqu’à l’âme, avant de tourner de l’œil devant moi. Il me faut beaucoup d’efforts pour le traîner dans la forêt jusqu’aux champs, où mon frère se rue vers moi, les yeux plissés pour m’engueuler d’avoir disparu. Sauf qu’il ne le fait pas en voyant que je tiens un homme inconscient et blessé. C’est donc à deux que nous le soulevons pour l’entraîner jusqu’à la calèche où notre père nous attend. Voyant l’homme blessé lui aussi, il ne met pas longtemps à nous ramener au village.
Dans notre maison, nous le posons sur la table à manger pour qu’il soit le dos bien à plat. Le médecin arrive en urgence pour lui prodiguer les premiers soins. Lorsqu’il extrait de son flanc une balle, j’ai le sang qui quitte mon visage. Une fois soigné nous l’installons dans mon lit et je m’assois sur celui de mon frère, attendant alors que l’inconnu se réveille. Mon frère est à mes côtés, observant l’homme de façon curieuse. Mon père finit par réapparaître.
— C’est un biker, il a dû se faire tirer dessus dans le coin. J’espère qu’il ne va pas nous attirer d’ennuis.
Il a le visage fermé, il n’a jamais aimé les étrangers qui arrivent dans le village. Sauf que nous ne pouvons décidément pas le laisser mourir dans la forêt. Il faut attendre qu’il se réveille pour avoir de plus amples informations sur qui est ce biker.
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