La cage dans ma tête
J'ai rêvé et je n'ai pas aimé. Un demi-rêve éveillé alors que le tram me berçait, si tôt le matin. Je déteste ce moment de la journée, je n'aime pas la sensation glauque et opprimante du lieu, et le temps qui s'étire.
J'ai rêvé que je m'avançais comme dans les rêves de princesse, ceux qui me font cligner des yeux d'interrogation, n'en comprenant pas l'intérêt.
Alors que des visages souriants se tournaient vers moi, je me sentais hurler de l'intérieur, appelant à l'aide. Mais je m'avançais jusqu'au bout sur la musique traditionnelle.
Puis, j'ai rêvé de cette phrase :
« S'il y en a un qui s'oppose à cette union, qu'il parle maintenant ou se taise à jamais. »
Et j'ai entendu sa voix légèrement grave répondre un « moi » assuré.
Je savais, sans même me retourner, qui parlait. Et pourquoi. Je savais.
Comme quoi, je peux être particulièrement conne, même dans mes rêves. D'abord, parce que cette phrase, elle n'est que pour les films anglais. En vrai, nous, on préfère dire des textes de loi, et signer des papiers en douze exemplaires.
Je suis descendue du tram, groggy, presque écœurée par ce rêve absurde. Juste ce dont j'avais besoin pour commencer ma semaine.
Je me marie dans deux semaines. Non, attendez, je le refais. Youpi, tralala, je me marie deux semaines. Je croise mon reflet dans les vitrines du centre commercial que je traverse pour aller travailler.
Je me marie dans deux semaines et j'ai l'air d'un vieux zombie. Celui tout en bas de la chaine alimentaire qui a pas réussi à grignoter son lot de vivant.
Je me marie dans deux semaines. Et c'était mon idée, la mienne, à moi. Putain de conne ! Dans l'idée, je voyais un mariage en jean et baskets, en faisant un petit tour à la mairie. C'était juste une formalité de toute façon. Nous vivons ensemble depuis quinze ans, trois enfants, un chat, deux crédits. Une formalité. Une protection contre les aléas de la vie.
Et puis, il y a eu ma famille, la sienne et un merdier sans nom. A courir pour organiser un truc pour faire comme tout le monde.
Franchement, si les anglais dépensent autant de pognon que nous dans leur mariage, je pense que le gars qui se lève pour dire « je m'y oppose », il se fait lyncher. A coups d'œufs de caille bien frais, histoire que ça dure longtemps.
Ce soir, je suis allée récupérer une cage en métal chez une dame contactée par internet. Parce que maintenant, il faut une cage pour la décoration de la table d'honneur. Pour faire un rappel au thème choisi : les colombes. C'est le cadeau de mon conjoint pour notre mariage, un lâcher de colombe. Le truc romantique par excellence. J'y reconnais les idées de sa sœur, de la mienne, de mes amies et ça me désole. J'aurais cru qu'au bout de quinze ans, il aurait su, il aurait compris que ce genre de chose, j'en avais strictement rien à faire, que ça ne réveillait rien en moi.
Mais il croit me faire plaisir en cédant à l'organisation d'un mariage de princesse.
Comme tous, famille, amis, croient me faire plaisir quand ils m'offrent bijoux, vêtements, visite au spa. Je me sens comme la pire enfant gâtée du monde quand j'ouvre mes cadeaux, à Noël ou à mon anniversaire, sans rien trouver qui me fasse vibrer. Sans trouver le petit truc qui dit que les gens que j'aime ont pensé à qui j'étais. Ce n'est pas non plus comme si je les aidais parce que je fais semblant de m'extasier à chaque fois.
Mais j'aurais voulu, aimé que quelqu'un se rende compte qu'aucune de mes envies n'étaient celle-là. Pour cela, peut-être faut-il encore avoir des envies.
La cage est remplie de plumes collées entre elle. Je m'attendais à un truc kitch et dégoulinant. En fait, ça donne plus l'impression qu'un chat a massacré l'oiseau qu'il y avait dedans. Tiens, ça pourrait être une idée, un peu d'encre rouge, de la suie et une ambiance gothique. Ma belle-sœur va en faire une attaque.
Dernier arrêt avant de rentrer et de me couler dans mon rôle, celui d'épouse, de maman. Ma vie en est une succession de petites scènes et je suis bonne actrice.
Magali m'attend devant le magasin, jette un œil sur la cage que je porte en main.
« Tu sais qu'il faut que tu la nourrisses la bestiole si tu veux pas qu'elle crève ?
—Oh mince ! On m'avait pas dit ! »
Avec elle, je peux presque laisser voir qui je suis. Elle ricane, tire une dernière fois sur sa cigarette avant de l'écraser et de la jeter au fond de sa poche.
« Bon, allons visiter le musée des horreurs. »
Je ne peux même pas dire qu'elle exagère. La vendeuse avec qui j'ai rendez-vous pour un dernier essayage est tout de suite disponible pour moi.
Elle sort la robe de sa housse pour me la montrer avec un sourire extatique.
« T'avais bu ? me demande Magali.
—J'ai été influencée.
—Elle sera parfaite, tente de me rassurer la vendeuse, croyant sans doute que je panique à l'approche de la date. »
Je ne panique pas, mon cerveau en est incapable. Je calcule, c'est tout. Je sais aussi que ce n'est qu'un mauvais moment à passer.
Bon, en essayant la robe et le bustier, je me dis que ce serait pas mal de pouvoir le passer en respirant.
« Alors ? demande-je à Magali qui est en train de jouer avec les plumes, tentant de les tirer de la petite cage. »
Mais elles sont bien accrochées. Comme moi à mes mensonges.
« Tu es superbe, me répond-elle.
—Tu m'as habituée à mieux que ça, niveau hypocrisie. »
Elle rit et me fait une mimique rassurante.
« Tu es très bien, vraiment. Sophie est déjà en train de faire briller ses objectifs pour te photographier sous toutes les coutures. »
Sophie est la compagne de Magali depuis une dizaine d'années.
« Oh, super. Mais je veux qu'elle profite de la journée avec toi. Je veux pas non plus qu'elle passe son temps à nous mitrailler, hein ? Elle fait trois photos et c'est bon.
—Vas-y. Dis-lui de faire trois photos et c'est bon. Non, sérieux, j'ai juste envie de te voir essayer. »
Je ne vais pas essayer, je vais rester aussi loin que possible de Sophie et si je dois m'approcher, lui sourire poliment, la remercier. Elle me fait peur avec son regard scrutateur. Je sais qu'elle voit tout. Et je sais que ça ne lui plait pas. Je sens la désapprobation et la tristesse dans ses yeux.
La vendeuse me tourne autour pour voir si les retouches ont été correctement faites.
« Vous vous sentez comment ?
—J'ai un peu de mal à respirer en fait.
—Oh oui, le tissu va se détendre un peu après quelques heures. » Elle semble étonnée que je ne pleure pas de joie devant le miroir.
Magali ne l'est pas, elle sait que je n'ai jamais eu de rêves de princesse. Elle, oui, et elle s'est mariée dès qu'elle l'a pu avec Sophie. Comme elles l'ont voulu. Elles portaient toutes deux de longues robes fluides. J'ai pleuré à leur mariage, mais je ne crois pas que ce soit de joie. De jalousie, ça, aucun doute.
« Vous voulez mettre le bijou de cheveux ? continue la vendeuse.
—Le quoi ?
—Il est magnifique, vous allez voir. Votre sœur a bien choisi. Ça rend bien même sur des cheveux courts. »
Elle prend une boite à côté de la house et l'ouvre. Une tiare, bordel. Une putain de tiare.
« Oui, magnifique. »
Elle pose la couronne sur ma tête. Sauvez-moi ! Juste sauvez-moi ! Et en même temps, je pourrais ne pas me marier, ne pas m'imposer cette cérémonie que ça ne changerait rien. Je suis bloquée. Bloquée par ma conscience, par mon envie de bien-faire. Mon avenir me fait penser à un désert dans lequel souffle le vent. Je ne peux être sauvée que par moi et je ne suis pas assez courageuse pour le faire moi-même.
Magali me sourit.
« Tu es superbe, vraiment. Je suis si heureuse pour toi. »
Je lui rends son sourire, honteuse à l'intérieur. Une fois à nouveau dans le tram, je me tourne vers la fenêtre et y pose ma tête. Je cours depuis des mois pour faire cette journée à l'image de ce que je ne suis pas. Je suis fatiguée.
« S'il y a quelqu'un qui s'oppose à cette union, qu'il parle maintenant ou se taise à jamais. »
Je tente de dire : « Moi » mais les lanières du bustier sont si serrées que je peine à prendre mon souffle et que ma voix se perd.
Je tremble puis je me reprends. Je suis bonne actrice. En fait, non, c'est faux, je ne suis pas douée. Je suis rentrée dans un rôle, un seul, et je ne sais que m'y cantonner depuis des années. Je connais chaque acte sur le bout des doigts, je devine chaque réplique. En même temps, n'est-ce pas un scénario qu'on nous inculque dès la naissance ?
Je ne peux pas en sortir, j'ai trop peur de le faire.
Elle est là, ma panique, mon angoisse. Pas dans une robe de mariée meringue et dans une tiare de pacotille.
Ma peur, ce serait de vivre pour moi. Je n'ai jamais su le faire.
Nous sommes pris dans les réponses qui reviennent en retard, les appels d'amis qui cherchent un hôtel dans le coin et que mon conjoint me passe avec un sourire en disant :
« Elle connaît tous les bons plans. »
Je connais pas les bons plans, j'ai une connexion internet et un cerveau. Mais c'est sûr que c'est beaucoup plus simple de faire ainsi que de perdre dix minutes à chercher.
Il y a aussi les derniers détails, l'horaire à laquelle nous allons pouvoir avoir la salle pour la décorer, quand la fleuriste nous livrera, qui sera là pour aider...
Je suis heureuse d'avoir passé le temps des choix, ou je devais savoir si je préférais des orchidées, des lys ou des roses, si je voulais un banquet ou un service à l'assiette. Ou encore si je ne préférai pas un vrai groupe de musique plutôt qu'un DJ.
Comme si je devais avoir déjà réfléchi à tout ça, comme si j'avais une liste depuis l'adolescence et que, le moment venu, je n'avais plus qu'à cocher chaque petite chose pour que tout soit parfait.
Mon conjoint a fait comme si j'étais heureuse de décider de tout ça. Sa phrase favorite a été : comme tu veux. Avec ce sourire enjôleur qui croit me faire plaisir et auquel je répondais.
C'est un gentil garçon. Mon dieu que c'est moche de dire ça, que c'est méprisant. Quand je le regarde pourtant, je ne peux m'empêcher de le penser malgré l'amour que j'éprouve pour lui. Parce que j'en éprouve, réellement. Si j'effeuillais une marguerite, il aurait droit au beaucoup, peut-être au passionnément certains soirs. Mais la folie ne serait pas de mise. Pas pour lui.
Il est donc... gentil, pas trop subtil, influençable et ne cherchant pas plus loin que le bout de son nez. Ne voyant que ce qui est devant lui sans chercher le pourquoi, le comment. Sans voir le mensonge.
Il m'aime lui aussi, plus que moi, et il ne sait pas que, sur la balance de l'amour, il a été victime d'une arnaque. Il m'aime comme on aime une image, comme on caresse une idée. Parfois, je pose sur lui ce regard interrogatif, me demandant s'il n'est pas lui aussi, un acteur engagé pour le rôle.
Le temps nous manque mais pas l'envie.
J'ai arrêté de culpabiliser depuis longtemps de penser à quelqu'un d'autre quand il me fait l'amour. Peut-être le fait-il aussi, d'ailleurs, n'est-ce pas la preuve qu'on cherche à alimenter et à stimuler notre relation ? Je doute que tout le monde n'ait que son partenaire en tête, à chaque fois.
Peut-être au début mais les années passant...
J'imagine entre mes cuisses une tête recouverte de cheveux blonds, un regard qui ne laisse aucune échappatoire et une bouche qui se courbe en un sourire qui remonte plus haut d'un côté que de l'autre, donnant l'impression de moquerie sage.
J'imagine cette bouche qui se pose sur la mienne et des doigts fins, des doigts d'artiste qui m'agacent au plus profond de moi. Mais ce n'est pas ça qui me fait venir, pas encore. Dans ce tortueux fantasme intérieur auquel j'ai appris à me laisser aller. Non, c'est quand je l'immobilise sous mon poids, et que je m'assure que c'est moi qui donne du plaisir, que je touche enfin le mien.
C'est ce qu'il reste dans ma tête, ce qui n'en sort jamais. Je sais que je ne suis pas différente des autres, je sais que tous fantasment à des choses inavouables.
Les fantasmes avoués sont ceux qui n'en sont pas.
Ça y est, je suis mariée. Tout le monde m'a félicitée, m'a remerciée pour la belle journée. Pourquoi les gens ne peuvent-ils pas dire qu'ils sont venus là par convenance et qu'ils ont l'impression d'avoir perdu une journée de leur vie. Je ne m'offusquerai pas, c'est l'impression que j'ai, moi aussi.
Sauf que chez moi, le temps perdu se mesure en années. Je pars maintenant en voyages de noces sur une plage de sable fin. Oui, tout a été fait dans les règles de l'art, même ça.
Je ne sais pas ce que je vais bien pouvoir foutre avec du sable plein les pieds pendant dix jours.
Je serre entre mes mains le livre de notre mariage que je n'ai pas encore ouvert. Magali sort toujours le sien avec émotion. Elle regrette que ce ne soit pas Sophie qui ait fait les photos mais ça aurait été compliqué d'être devant et derrière l'objectif. Je ne sais pas si je vais aimer autant cet objet qu'elles. Sophie me l'a posé à mon travail, en coup de vent, m'informant juste qu'il y avait un petit cadeau pour moi toute seule dedans. Et elle a souri de son sourire moqueur.
J'ai attendu d'être seule avant de le regarder. Je ferais semblant de le voir pour la toute première fois et de m'extasier plus tard.
Quand j'ouvre la première page, je suis subjuguée par l'image.
Sophie fait toujours des choses incroyables. Elle arrive même à capturer le mensonge. Nous paraissons heureux, amoureux. Et c'est ainsi à toutes les pages. Avec les enfants tous sourires, avec nos parents, les regards échangés, les rires.
A la fin du livre, une photo a été glissée, un grand portrait de moi. Je me rappelle ce moment. Je ne pensais pas qu'elle photographiait encore. Nous rangions la salle, il était presque trois heures du matin. Je serre la cage dans mes bras, cherchant une place dans les cartons pour la ranger, cette encombrante cage qui ne rentre nulle part.
Mes yeux sont cernés, noirs et hagards à cause de la fatigue et du mascara qui a fini par couler.
La photo est belle, il n'y a aucun doute. Personne ne peut deviner que ce n'est pas moi qui tiens la cage.
C'est elle qui me retient.
Il y a quelques mots d'une écriture penchée sur la bordure blanche.
Qu'importe la cage, elle a toujours une porte. Bien à toi. Sophie.
Je n'ai oublié ni cette photo, ni ces quelques mots, ni cette femme.
Mais ouvrir la porte m'a demandé encore des années.
Bonsoir, petite nouvelle qui a pop dans ma tête et qui n'a pas voulu en sortir tant que je ne l'avais pas posée sur le clavier !
Merci, à bientôt.
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