Partie 3
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Dans les schémas et croquis qu'il avait tracés en chemin, et qu'il conservait précieusement sous son crâne, il avait prévu des dizaines de détails plus complexes les uns que les autres. Décidément, ces logiciels into brain étaient bien pratiques. L'injection de la puce sous le crâne était flippante, mais ces petites merveilles remboursaient ça au centuple. Le nain avait définitivement fait une croix sur le papier et le crayon, peu fiables et trop facilement égarés. Désormais, c'était au cœur de son cerveau qu'il traçait des lignes et écrivait des notes, qu'il enregistrait ses fichiers et les visionnait sur sa rétine. Il avait beau cracher en permanence sur ces technologies, personne ne le savait mieux que lui : il était impossible, à son époque, de vivre sans elles.
Il lui fallait donc une paire de cornes puissantes – ce dont le monstre déjà fourni ne disposait pas – ainsi qu'un ou deux crânes bien typés, si possible hérissés de pointes et de dents. Et s'il pouvait grappiller aussi quelques squelettes de pattes, comprenant griffes et phalanges, ce serait parfait.
Ce n'était pas chez les hommes, ni chez les nains, qu'il allait trouver tout ça.
Après avoir traversé la ville en aérobus – des gamins s'étaient amusés à peinturlurer la pauvre baleine, la recouvrant de tags fluorescents et tout bonnement affreux –, le nain descendit au niveau de la Porte du désert.
C'était là qu'on trouvait le monstre dont il avait besoin.
Il traversa la Porte après avoir subi les vérifications obligatoires, et après avoir laissé sa cape et ses fougères en consigne. Puis il observa danser les tourmentes de sable sous le ciel bleu, regarda scintiller l'océan doré sous la lumière du soleil. La chaleur le prit à la gorge, lui le bipède qui osait sortir de sa cité climatisée. Déjà ruisselant de sueur, s'enfonçant jusqu'aux genoux dans la dune, jusqu'en haut des bottes réglementaires qu'on lui avait fournies, il se carapata comme il le pouvait, loin des vigiles et des caméras qui surveillaient l'entrée.
Puis, adossé dans un angle mort contre le mur d'ivoire de la ville, le nain observa l'étendue silencieuse, immense, prédatrice. Il savait que s'il faisait un seul pas au mauvais endroit, une gueule énorme pouvait jaillir du sable et se refermer sur son corps.
– Bah alors, petit nano-chou, on prend le soleil ?
Quand on parlait de gueule…
Deux mâchoires immenses émergeaient lentement du désert devant lui, glissant sous le sable brûlant comme un espadon glisse dans l'eau fraîche. Le bruissement de l'onde granuleuse, qui se déversait de ses écailles scintillantes, sifflait doucement aux oreilles du nain.
– T'as pas trouvé de nom encore plus ridicule ? grogna-t-il en essuyant la sueur qui coulait de ses sourcils broussailleux.
Un simulacre de rire fit venter la gueule gigantesque, comme agitée de bourrasques. Le sable finit enfin de déserter cette tête aplatie, celle d'un poisson titanesque, un poisson aux joues hérissées de sillons rocheux ; ses petits yeux ronds et jaunes clignèrent sous les rayons du soleil. La créature rejeta une cascade de sable par les anémones tentaculaires qui lui tenaient lieu de branchies ; elle en éjecta ensuite des jets puissants par les tubulures de sa carapace, laissant le vent les disperser en nuages scintillants.
– Bon, je t'explique le topo, reprit le nain en rajustant le bandeau solaire dont on l'avait équipé à la sortie. Tu…
– J'aime bien ton nouveau look. Ça te va bien, les lunettes teintées, se moqua le monstre dans un chuintement brûlant qui fit roussir la barbe du nain.
– Ta gueule, répondit celui-ci en se drapant dans une dignité inexistante. Bon, je t'explique le t…
– Tu l'as déjà dit.
– Je le redis. Laisse-moi parler, merde !
Ces monstres, surnommés Carpe de l'erg par les connaisseurs, n'avaient de carpe que le nom ; de toute manière, le nain constatait chaque fois davantage à quel point l'expression "Muet comme une carpe" pouvait être erronée. Chaque fois qu'il revenait voir cet être, qu'il avait sauvé d'un contrebandier lorsqu'il était encore jeune, il regrettait d'avoir empêché l'homme d'en faire un minibus cybernétique.
– J'ai besoin de bonnes grosses cornes, capables de défoncer une locomotive.
– Type Grand-bufflier ?
La vision de la bête, aussi haute que trois taureaux empilés l'un sur l'autre et aussi large que trois autres, à l'échine de montagne bossue et à l'armure de pierre mangée par les mousses, s'imposa dans l'esprit du nain. Ses cornes gigantesques, recourbées vers l'avant comme une lyre annelée et meurtrière, convenaient parfaitement.
– J'aurais pas pu rêver mieux.
– Je dois avoir ça en réserve. Et sinon ?
– Deux crânes bien flippants. Peu importe l'espèce. Et bien nettoyés aussi hein, j'ai déjà eu droit à un cadavre de Lustré noir ce matin, mon garage pue assez comme ça.
La créature souffla un jet de sable admirateur.
– Ils t'ont chopé un grand lustré ? Ben dis donc. Mais bref, te fais pas de bile, tu sais comme je suis délicat avec ma nourriture. Avec moi, il n'y a pas la moindre phalange qui ne soit nettoyée.
– En parlant de phalanges, si tu as des griffes aussi, les plus grosses possible, ça me dit bien.
– Bon, bon, rigola la bête gigantesque en faisant palpiter ses branchies répugnantes. Je vais voir ce que je peux faire pour toi, bouge pas de là.
Le clapet de chair se referma tout au fond de son palais, protégeant son tube digestif des remugles de sable ; puis la bête glissa à nouveau sous la surface du sol, propageant une onde dorée ébouriffée par le vent. Elle disparut sous les pieds du nain, froissant les dunes dans son sillage de géant.
Elle revint dix minutes plus tard, la gueule pleine des trophées prisés par le nain – restes de repas sans importance pour la carpe. Le bipède en chargea ses bras, accrochant l'immense paire de cornes en travers de son dos, avant de prendre congé et de retourner à la Porte du désert.
Il avait toutes les pièces du puzzle ; à présent, c'était le moment de bosser.
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