Lever le voile noir
Je voyais notre périple s'achever. Pourtant, nous avions biffurqué. Hildrine faisait un ultime détour avant de prendre la route de la montagne. Certes, je commençais à connaître les forêts ancestrales de l'Austuri, mais j'ignorais où la vieille m'emmenait. Il ne servait à rien de l'interroger. Ma mentor garderait la surprise jusqu'au bout. Après quelques jours à nous nourrir de cueillette et de nos maigres provisions, nous arrivâmes devant une petite ville de province à peine fortifiée, aux portes grandes ouvertes. Sans nous arrêter, nous la contournâmes pour rejoindre la campagne environnante.
Le soleil entamait sa descente lorsque nous quittâmes le chemin cahoteux pour escalader une colline verdoyante au sommet de laquelle demeurait une pierre solitaire polie par les ans. Aucune inscription n'était visible, même à y bien regarder, en-dessous des lichens colorés.
" Chère Bodile, voici une chose rare. Voici la tombe d'un criminel. " J'étais stupéfaite. Les tombes, dans ce royaume, cela n'existait pas. Tous les corps, suppliciés ou décédés, étaient incinérés, réduits en poussière, pour être dispersés dans l'univers et rendus à Kaltkal, le Chaos originel.
" Comment un criminel a-t-il obtenu une scépulture de cette sorte ?
- Je voudrais bien le savoir aussi. A présent, je vais te transmettre l'ultime leçon, et la plus importante. Ici, je vais t'appendre à converser avec les morts. Il suffit d'un fragment de chair momifiée, d'un os intact, pour que leur mémoire puisse s'élever de la terre, pour qui sait écouter.
- Comment dois-je procéder ?
- Il te faut utiliser l'autre regard avec l'autre oeil, sans te servir de l'autre oeil. Quand tu sens l'autre regard dans l'autre oeil, touche la pierre et laisse-toi porter. "
C'étaient là les explications les plus obscures qu'elle m'ait jamais donné. J'utilisais l'autre regard presque chaque semaine, en cette saison, pour soigner hommes et bêtes. L'autre oeil était cousu dans une poche près de ma poitrine. Machinalement, je portai la main à ma coulpe. Touchant la gemme, il me sembla ressentir une peine, lointaine et profonde, mais n'entendis aucune voix.
Combien de temps, combien de tentatives ? La nuit venue, Hildrine s'était enveloppée dans son manteau et dormait sans un bruit. Notre âne, débarrassé de son fardeau, fatigué de notre compagnie, avait pris congé dans le pré voisin. Je me répétai les consignes de la vieille : " Utiliser l'autre regard avec l'autre oeil, sans me servir de l'autre oeil. Puis toucher la pierre. " J'essayai à nouveau, dans la solitude absolue de la campagne. Fermer mes yeux. Plonger dans l'autre regard, y ouvrir l'autre oeil. Basculer. Tendre la main et toucher la pierre. Ouvrir les yeux.
C'était le jour. Je me tournai vers la silhouette près de moi, mais ce n'était pas la vieille. Un jeune homme bien bâti se tenait là. Son vêtement simple et de qualité suggérait un bourgeois, sans doute un marchand. Il me dit : " Merci de me visiter. Il y a fort longtemps que personne n'est venu converser avec moi.
- Ah oui. Quand était-ce la dernière fois ?
- Il y a cinquante hivers de cela. C'était cette femme qui vous accompagne. Elle souhaitait parler à quelqu'un.
- De quoi avez-vous parlé ?
- D'amours contrariées.
- Est-ce par amour que vous êtes devenu un criminel ?
- En quelque sorte. Laissez-moi vous expliquer. "
***
Le solstice d'hiver avait déployé tout son faste. J'avais fermé ma boutique et préparé ma couche à l'avance. Car en cette longue soirée de fête, quel homme sait l'heure à laquelle il dormira. Pour ma part, un désir plus précis me taraudait. Un désir chargé d'interdit. Parmi la foule des fêtards, je rejoignis mes amis, et la plus belle d'entre toutes : Dame Lyenor. Elle habitait à quelques lieues. Son mari gérait un vaste domaine, vendait du bois et du grain. C'était une occasion rare de la rencontrer, de la côtoyer, de jouir de sa conversation.
Elle avait revêtu de magnifiques atours, fines draperies que j'avais personnellement fourni à son époux. Nous étions perdus et perdions le monde autour dans le tourbillon des danses. Puis le mouvement vers la Grand'place pour assister aux Feux nous donna l'opportunité tant attendue.
Le soir complet, la nuit jeune encore, nous nous sommes éclipsés et avons profité de mon lit étonnamment préparé. Elle accepta mes mains sur sa peau. Avança ses lèvres contre les miennes. Antidote au froid mordant les pierres extérieures, nos corps fusionnèrent dans son parfum de fleurs, dans ma toison de jeune homme, dans une simplicité qui nous a confondus. Solstice ou non, elle ne pouvait cependant rester auprès de moi plus longtemps. Avant de sombrer, je rêvais déjà à une réunion prochaine.
Au matin, je fus tiré du lit par de grands coups à ma porte. Je laissai alors entrer l'officier civil et le juge qui se présentaient à moi. " Un homme est mort pendant la nuit, poignardé, dans une ruelle non loin d'ici, annonça l'officier.
- Les témoignages que nous avons recueillis te désignent comme l'assassin, ajouta le juge. Nous venons simplement vérifier qu'il ne s'agit pas de toi. Nous te connaissons bien.
- Où étais-tu une fois les Feux consummés ? "
Si je parlais, je perdais beaucoup. Si je me taisais, je perdais tout.
Quelques semaines plus tard, du haut de l'échaffaud, je la reconnu, dissimulée dans la foule. Elle ne pleurait pas sous son capuchon noir. J'ai tenté de garder vif le souvenir de cette unique nuit pour ne pas voir le visage de la mort. Skelirine m'a montré mon corps remisé avec d'autres, en attendant d'être incinéré, comme le veut l'usage. La mort est restée avec moi pour assister au prélèvement de ma main gauche.
Je ne sais pas qui l'a aidé, mais j'en suis certain, Lyenor a sauvé ma mémoire. Elle est venue chaque hiver, drapée dans un long voile noir, harpenter la colline jusqu'à cette pierre, pour y pleurer ce temps passé. Un temps hors de la vie. Puis, une fois Lyenor éteinte comme les Feux, la mort s'est installée définitivement ici.
Je vous souhaite de vivre cet amour-là, si seulement il vous était possible de ne pas endurer les tourments d'une telle passion.
***
L'aube pointait derrière les crêtes herbeuses. Une mélancholie sévère égratignait mon âme. La belle Lyenor avait laissé sur cette tombe tout son chagrin, pour continuer à exister par-delà la mort. Toute sa peine, je la dispersais sur les routes de l'Austuri, la laissant s'envoler aux nues. J'en gardais cependant une trace ténue, la reliant secrètement au souvenir de Brivel.
S'il y avait un amour pour moi, il demeurait dans les yeux vairons derrière les boucles brunes de ce jeune écuyer croisé à Har Moinn.
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