Chapitre 1 - Mathie
Octobre 2008
Son cœur battait, fort. Vite. Bien trop vite, à vrai dire. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas battu comme cela. Mais cette nouvelle… Mon Dieu, cette nouvelle… Mathilde s’assit dans un fauteuil, le petit bridge avec les accoudoirs en bois : il lui serait plus facile de s’en extraire, que du canapé large et profond, trop mou et trop bas…
Ah, la vieillesse ! Comme la vie passait vite…
Elle laissait errer son regard dans la pièce, se raccrochant au décor familier : la tapisserie qui aurait bien mérité un petit coup de jeune, les meubles qu’elle n’avait pas eu la force de cirer depuis des mois, et la ribambelle de photos encadrées posées sur le bahut.
La plus ancienne était celle de son mariage. Noir et blanc, un couple jeune et heureux, souriant à l’avenir plein de promesses, le nez au-dessus d’un bouquet de roses. Les roses étaient fanées depuis longtemps, et elle était seule à présent depuis de longues, trop longues années. Parfois, il lui tardait de s’endormir elle aussi, et d’aller rejoindre son Antoine.
A côté, se tenait un vieux portrait de son fils Jean-Philippe avec sa première épouse Sophie, qui était décédée d’un cancer foudroyant alors que ses garçons n’avaient que trois et quatre ans. Ces deux-là, bien grandis à présent : vingt-deux et vingt-trois ans, Nicolas et Virgile. Deux beaux visages hilares et bronzés sous les lunettes de soleil et les bonnets, enlacés en haut d’une montagne enneigée : ils avaient fait développer cette photo l’hiver précédent après une journée de ski avec leurs amis.
La dernière photo, celle qu’elle voulait voir aujourd’hui, était un peu derrière les autres, comme cachée. Mathilde la savait là, avait besoin de la savoir là, mais la voir chaque jour lui faisait trop mal. Elle se leva pourtant, lentement, avec un peu de difficultés : fichus rhumatismes, fichues prothèses aux genoux ! Elle saisit d’une main tremblante le petit cadre en bois foncé qui entourait trois frimousses adorées, et revint s’asseoir. La photo, posée sur ses genoux, tremblait moins à présent. Virgile et Nicolas y entouraient leur petite sœur à la peau café au lait, Louise.
Ah, Louise ! C’était la dernière photo d’elle, un peu après le divorce de Jean-Philippe et de sa mère Héléna. Quelques semaines à peine, avant que cette dernière ne disparaisse dans la nature avec la petite. Cela ferait bientôt sept ans. Louise avait alors neuf ans, ses frères respectivement quinze et seize.
Sept ans, qu’ils pleuraient l’absence de Louise… Après le divorce – initié par Héléna que Mathilde avait toujours trouvée plutôt instable, jeune aussi, sans doute poursuivie par un passé difficile pour le peu qu’elle en savait – après le divorce, donc, Louise et elle avaient quitté l’appartement familial et emménagé dans un logement plus petit. La fillette retrouvait son père et ses frères un weekend sur deux, et pour les congés scolaires. La voir promener sa petite valise et son cartable d’un foyer à l’autre avait brisé le cœur de sa grand-mère, Mathie… Mais un vendredi soir, alors que Jean-Philippe et les garçons l’attendaient, elle n’était pas venue.
Plus personne à leur adresse lorsque Jean-Philippe était allé chercher sa fille, les voisins ne savaient rien, et l’école n’avait pu que lui apprendre l’absence de Louise en classe depuis plusieurs jours. L’avocat, la police, le juge aux affaires familiales… Ils avaient frappé à toutes les portes, sans jamais retrouver trace de la petite ni de sa mère. La pension alimentaire, versée chaque mois par virement automatique, avait dans le même temps cessé d’être prélevée, et la banque avait expliqué que le compte d’Héléna venait d’être clôturé. Elle avait tout bonnement enlevé sa fille pour disparaitre avec elle.
Toute la famille se faisait du souci, attendant des nouvelles, des explications, souhaitant et craignant tout à la fois que le téléphone sonne. Il était resté muet, depuis sept ans.
Muet jusqu’à aujourd’hui. Jean-Philippe venait de partir en trombe : Héléna avait enfin appelé ! Elle se trouvait en région parisienne, et en mauvaise posture avec les forces de l’ordre. Elle ne demandait pas d’aide pour elle-même, mais le suppliait de venir chercher Louise pour lui éviter d’être placée dans un foyer de l’Aide Sociale à l’Enfance. C’est comme ça qu’ils appelaient l'Assistance, maintenant.
« J’y vais, je te tiendrai au courant, Maman. » avait jeté son fils en l’embrassant, vérifiant d’une main que ses papiers se trouvaient bien dans la poche de sa veste, et de l’autre lui serrant l’épaule. Avant de douter : « Ça va aller ? »
Elle l’avait rassuré : bien sûr que ça irait ! Le docteur ne voulait plus qu’elle vive seule, il trouvait qu’à son âge, dans une maison aussi isolée dans la montagne, et avec ses problèmes cardiaques, ce n’était pas raisonnable. Alors, Jean-Philippe était venu vivre avec elle, puisqu’il pouvait travailler de n’importe où. Il disait d’ailleurs – et sa mère le croyait sans mal – qu’il était mieux là, au calme, que dans l’appartement de Clermont-Ferrand, avec ses fils et leurs amis qui allaient et venaient sans cesse.
Mathilde n’étais plus censée vivre seule, mais elle pouvait bien s’en sortir pour un jour ou deux, tout de même !
« Ne te fatigue pas, surtout, hein ! » insista-t-il, avant d’ajouter « Je vais appeler les garçons pour leur annoncer. Ils passeront te voir.
_ Oui, oui. Allez, va ! Et sois prudent sur la route. »
Elle l’avait chassé, pour pouvoir plus vite venir s’asseoir, et regarder la photo de Louise.
Elle avait… seize ans, à présent ! Une jeune fille ! La reconnaitrait-elle ? Et Louise, reconnaitrait-elle sa grand-mère ? Pourquoi ce silence, toutes ces années ? Au départ, c’était compréhensible : elle n’était qu’une petite fille. Mais à présent, elle avait grandi, elle aurait pu appeler d’une cabine, envoyer une lettre, en cachette de sa mère si nécessaire. Pourquoi ce silence ?
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