Chapitre 3 - Virgile
Une semaine plus tard
Virgile se pinçait l’arête du nez en soupirant de dépit devant la porte fermée à double tour. Comment en était-on arrivé là ? Il avait l’intention de passer une bonne soirée avec sa copine, et au lieu de ça, il s’était retrouvé à compter les points au milieu d’un crêpage de chignons en règle. Il faut dire que Louise pouvait être particulièrement pénible. Lorsqu’elle daignait sortir de son silence, du moins. Ce silence lourd, accompagné de regards meurtriers, qu’elle lui opposait depuis son retour. Bientôt une semaine qu’il supportait ça. Avec Nicolas, leur sœur se montrait un peu moins butée : elle répondait à ses questions, au moins… par monosyllabes, certes, mais elle ne l’ignorait pas consciencieusement. Et Virgile en ressentait, malgré lui, une pincée de jalousie : pendant leur enfance, c’était lui, l’idole de la petite Louise. Pas Nico.
Ce soir, il s’était retrouvé face à l’énorme chien-loup de sa sœur, tous crocs dehors – comme Louise – dans son propre salon, à essayer de calmer la situation, regrettant l’absence de son frère. Les deux filles avaient échangé quelques amabilités, encore Julia s’était-elle contentée d’un sobre « petite peste jalouse » - plutôt mérité quoiqu’il n’ait pas osé le signaler. De son côté, Louise avait sifflé entre ses dents une série de mots plus ou moins compréhensibles, et dont le point culminant avait été un très clair « blondasse décolorée ». Heureusement que Julia n’était pas entrée dans son jeu...
« Louise ? Tu veux bien ouvrir ? » Il frappa encore à la porte, n’eut pour toute réponse que le grognement menaçant du chien.
« Virgile… » murmura Julia derrière lui. « Je vais y aller.
_ Mais nan ! » protesta-t-il. Les larmes lui piquaient les yeux, soirée de merde, tout allait de travers…
« Si. » insista-t-elle calmement. « Je ne t’en veux pas. Et je n’en veux pas à Louise non plus. Mais manifestement, vous avez des choses à régler, tous les deux. Vous serez mieux sans moi, pour ça. On se voit demain ? Tu m’appelles ? »
Il la regarda enfiler les chaussures à talons qui avaient déclenché la réaction de Louise à son arrivée. Il entendait encore le « chaussures de pétasse » qu’elle avait grogné en retirant ses baskets boueuses pour les laisser tomber sur les escarpins délicats, sans se douter qu’il l’entendrait. Il n’avait pas apprécié bien sûr, le lui avait fait savoir, et voilà ce qui avait mis le feu aux poudres…
Virgile envoya un SMS à Nicolas, pour lui demander de revenir. Encore un dont la soirée serait gâchée par Louise… Ou pas : son portable sonna aussitôt.
« Virgile, tu me soules en fait. J’en ai assez de jouer les négociateurs entre Louise et toi. Démerdez-vous.
_ Mais toi elle t’écoute ! » répondit-il en s’éloignant de la chambre de sa sœur. Il avait bien conscience de se comporter comme un gamin geignard, mais c’était plus fort que lui, il avait besoin de Nico.
« Arrête un peu tes simagrées, vieux. Avant elle ne voyait que toi, j’existais même pas pour elle.
_ Ben tu vois ce que je ressens, depuis qu’elle est revenue ?
_ Mais bouge-toi ! Tu crois que ça va s’arranger tout seul ? Mettez les choses au clair une bonne fois pour toutes !
_ Elle se braque à chaque fois que j’essaie de lui parler… Et là… c’est mort, j’ai empiré les choses ce soir. »
Il était arrivé dans sa chambre, à présent, et entendit son frère soupirer : « Qu’est-ce qu’il s’est passé, encore ?
_ J’ai pas aimé qu’elle traite Julia de pétasse et de blondasse.
_ Eh ben, tu vois, qu’elle parle… » ironisa Nicolas. « Ecoute… c’est nul je suis d’accord, mais ce soir je suis avec mes potes, vous m’oubliez. J’en ai marre de jouer les casques-bleus entre vous, d’aplanir les difficultés et de passer des messages. »
Le petit clac caractéristique de la porte d’entrée fit sursauter Virgile : « Merde ! Nico, je crois qu’elle s’est barrée ! »
Il bondit de son lit tout en disant ça, nota au passage la porte entrouverte de la chambre de Louise, et arriva dans l’entrée pour y constater l’absence des baskets de sa sœur. Il dévala l’escalier, son frère au bout du fil lui demandant des précisions.
« Elle est partie avec le chien ! Ils sont déjà au bout de la rue, elle court vite bordel…
_ Laisse tomber, V.
_ Hein ? Mais je vais pas la laisser toute seule dehors à cette heure-ci ! Merde Nico, il fait nuit !
_ Ouais, depuis cinq heures de l’après-midi Virgile, on est fin octobre. Elle craint rien tant que le chien est avec elle. Rentre, attends-la au chaud, ça sert à rien de lui courir après. »
Maugréant, il reconnut que ce que disait son frère avait du sens. Et puis la course, ce n’était vraiment pas son truc. Contrairement à Louise, manifestement.
« Allez frangin, à plus. Ou à demain, si tu dors à mon retour.
_ Rentre pas trop tard, hein ?
_ Oui papa ! » se moqua Nicolas avant de raccrocher.
Virgile soupira encore une fois, lança un dernier regard à l’endroit où sa sœur avait disparu au croisement avec le boulevard, et remonta jusqu’à l’appartement qu’ils partageaient tous les trois.
La vie était tout de même plus simple lorsqu’ils n’étaient que deux, pensa-t-il fugitivement, avant de se mettre des baffes mentales : il était heureux d’avoir retrouvé Louise, vraiment. Mais cette situation merdique…
Leur sœur était sauvage, fuyante, comme apeurée. Elle les regardait par en-dessous une fois sur deux, comme si elle les craignait. Bon, après ce soir, au moins ce serait mérité, il saurait pourquoi… Il repensa à ce que Nico lui avait dit le soir de l’arrivée de Louise, lorsqu’il l’avait comparée à une bête traquée. C’était ça, exactement. Qu’est-ce qui avait bien pu lui arriver en sept ans, pour qu’elle réagisse comme ça ? Il soupira encore, contemplant le cliché un peu fané qui trônait toujours sur sa table de chevet entre le réveil, les paquets de mouchoirs et la pile de bouquins. Eux trois, gamins, souriants. Louise à l’époque les collait, le collait à longueur de journée, toujours dans ses pattes même lorsqu’il avait besoin ou envie de calme – pour faire ses devoirs ou juste passer du temps avec ses copains. Et il adorait ça, la lueur d’admiration dans son regard dès qu’il lui donnait un peu d’attention, un peu de son temps. Il adorait jouer avec sa sœur, l’emmener faire du vélo dans le square du quartier, lui montrer comment grimper aux arbres, l’aider à apprendre ses poésies… Il adorait sa sœur, et à l’époque c’était réciproque.
Incapable de rester dans sa chambre, il remonta le couloir jusqu’à la pièce qui avait été la chambre de leur père. Lorsqu’ils étaient enfants, les garçons partageaient une chambre, Louise avait la sienne, et leur père occupait la troisième avec Héléna. Après le divorce, Louise avait gardé sa chambre, qu’elle occupait les weekends. Suite à sa disparition, ils avaient attendu longtemps avant que Jean-Philippe ne propose à Nicolas de s’y installer. Et lorsque leur père avait finalement quitté l’appartement, sa chambre était restée en l’état, jusqu’à la semaine précédente. En urgence, ils avaient vidé le placard et casé un bureau dans le coin sous la fenêtre, pour que Louise puisse s’y installer. Nico avait proposé de lui rendre sa chambre de petite fille, mais elle avait haussé les épaules en grognant que ce n’était plus sa chambre. Ils avaient changé le papier peint, les meubles… effectivement ce n’était plus sa chambre.
Virgile poussa du bout des doigts la porte mal fermée pour jeter un coup d’œil dans la pièce, sans y entrer : c’était une règle qu’ils avaient mise en place Nicolas et lui depuis des années, que de ne pas entrer dans la chambre de l’autre sans autorisation, ni en son absence. L’une des seules règles en fait qu’ils aient donnée à Louise. Et vu comme leur sœur se barricadait derrière sa porte, il sentait qu’elle avait réellement besoin de cet espace qui n’appartienne qu’à elle, où ils n’entraient pas.
Le lit était fait, une pile de manuels scolaires posés proprement sur le petit bureau – elle entrerait dans son nouveau lycée à la fin des vacances de la Toussaint qui venaient de débuter. Jean-Philippe et le directeur de l’établissement avaient considéré qu’arriver quelques jours avant les congés n’était pas le plus pertinent, et que ces quelques jours seraient utiles à Louise pour se remettre de ses émotions, s’habituer à sa nouvelle vie.
Le sac de voyage n’était nulle part en vue, aucune fringue ne trainait dans la chambre, rien n’était posé sur la table de chevet. Le seul élément personnel était la couverture chiffonnée sur laquelle dormait Attila. Il referma la porte ; s’habituer à sa nouvelle vie, cette bonne blague !
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