Chapitre 6 - Virgile
Novembre 2008
Virgile soupira en regardant le plafond, allongé sur son lit. Louise venait encore de piquer une crise. Bon, le terme n’était peut-être pas adapté…
Il avait juste voulu s’asseoir dans le canapé à côté d’elle. Discuter, regarder un truc à la télé, peut-être ? Et elle s’était rencognée dans le coin, contre l’accoudoir, le plus loin possible de lui. Il avait fait semblant de ne pas le remarquer, quoique blessé. Le chien somnolait sur le tapis, il avait juste levé les yeux pour suivre sa trajectoire dans la pièce, le surveillant du coin de l’œil avant de sembler se rendormir.
Virgile n’était pas très à l’aise avec Attila. Il n’avait rien contre les chiens, rien du tout ! Mais celui-là était énorme, un chien-loup tchécoslovaque muni de crocs impressionnants, et il passait son temps à grogner pour un oui, pour un non, dès qu’on s’approchait de Louise. Ou qu’une porte claquait. L’autre jour, à cause d’un courant d’air, la porte du salon s’était brusquement refermée toute seule, et Attila avait sauté sur ses pattes en grognant férocement, comme si un fantôme allait traverser la porte pour attaquer sa précieuse petite maitresse. Et puis, ce nom, franchement… Attila… Où Louise était-elle allée chercher ça ?
Bref, Virgile s’était assis dans le canapé près de Louise, et il avait essayé de faire comme si elle ne l’ignorait pas. Comme si elle ne le fuyait pas. Comme si c’était normal, de vivre dans le même appartement sans lui adresser la parole ni le regarder dans les yeux. Il lui avait demandé ce qu’elle faisait : un manuel scolaire était ouvert sur ses genoux. Elle n’avait pas daigné répondre, se contentant de tourner une page de façon lente et délibérée. Comme si elle se foutait de lui, en fait ! Il s’était marré, intérieurement : quelle constance elle avait, quelle persévérance, dans son petit jeu pour l’ignorer. Mais lorsqu’il avait étendu un bras pour le passer derrière elle, Louise avait bondi du canapé en criant : « Me touche pas ! » et en même temps Attila s’était redressé, babines retroussées, dirigeant vers Virgile ses grognements sourds et menaçants.
« Woooh, désolé… » avait-il bredouillé, impressionné malgré lui, et déstabilisé aussi par la réaction de sa sœur. Nicolas était arrivé au même moment, coupant le chemin de Louise vers sa chambre.
« Hé, qu’est-ce qui se passe ? » avait-il demandé, même s’il devait bien s’en douter.
Louise n’avait rien répondu, et Virgile n’avait pas trop su quoi dire. Il se sentait un peu bête… A la place, il avait désigné Attila qui grognait toujours : « Et pourquoi il me regarde comme ça, lui ? Sérieux, ça fait plus d’un mois, Louise, il a toujours pas compris qu’on est tes frères ? Qu’on ne te veut pas de mal ? »
L’adolescente avait claqué des doigts et le chien s’était tu, instantanément.
Les sourcils froncés, elle avait juste murmuré : « J’y peux rien, il me protège.
_ Mais de quoi, Lou ? De qui ? » avait demandé Nicolas d’une voix douce. « Ça va finir par poser des problèmes, s’il attaque dès que quelqu’un s’approche de toi…
_ Je sais » marmonnait-elle encore, les yeux baissés, sans desserrer les dents. « Mais depuis trois ans qu’il vit avec moi, il me protège. C’est comme ça.
_ Tu veux bien m’expliquer ? » avait osé Nico, encore plus doucement.
« Mais y’a rien à expliquer ! Je vivais au milieu de gens qui pouvaient me faire du mal, c’est tout ! »
Empoignant le collier du chien, elle avait tenté de l’entrainer hors du salon, mais Nicolas ne s’était pas effacé pour libérer le passage. Il bloquait la porte menant au couloir, à sa chambre, à son refuge. Attila grondait sourdement, en avertissement. Il semblait extérioriser la tension qui animait Louise.
Virgile avait tenté une approche : « Tu sais Lou, on ne te veut pas de mal. Tu es notre petite sœur, on t’aime, on veut juste que tu ailles bien. Je te promets que… »
Louise s’était soudain retournée d’un bloc, pour lui faire face et lui envoyer quelques mots rageurs à la figure : « Oh, toi, on sait ce qu’elles valent, tes promesses ! »
Pour le premier regard qu’elle lui accordait depuis son retour, ses yeux étaient pleins de dédain. De colère, et d’autre chose que Virgile avait eu du mal à définir, mais qui l’avait atteint comme un coup de poing à l’estomac. Il avait même eu du mal à lui demander des explications. Nicolas avait dû intervenir, insister, se fâcher, pour en avoir :
« Virgile ne comprend pas de quoi tu parles, et pour être franc, moi non plus. Parle, maintenant. Dis-nous ce que tu nous reproches. On ne sortira pas d’ici tant que tu n’auras pas craché le morceau. »
Elle avait d’abord résisté, la lèvre boudeuse et les sourcils froncés. Un long moment. Puis, comme Nicolas lui certifiait que personne n’irait se coucher tant qu’ils n’auraient pas réglé la question, Louise s’était lentement tournée vers Virgile, la gorge nouée :
« ‘Rien ne nous séparera, on restera toujours ensemble, je te le promets. Et si ça arrive, je viendrai te chercher.’ Ça te rappelle des souvenirs, ça ? » Elle hurlait à présent, et le chien s’était placé entre elle et lui. Virgile avait reconnu une vieille promesse faite à sa petite sœur, un dimanche soir où elle refusait de retourner chez sa mère. Comme il faisait mine d’avancer malgré la présence d’Attila, elle avait reculé, les yeux pleins de larmes, et repris d’une voix brisée : « Moi j’y ai cru ! J’y ai cru… je t’ai attendu ! et tu n’es même pas venu… »
Virgile soupira à nouveau, contemplant le plafond. Cette promesse d’enfants, qu’il aurait aimé pouvoir la tenir… Il comprenait, à présent, la rancune de sa sœur à son égard depuis son retour. Elle l’avait toujours adoré, idolâtré, et elle s’était sentie trahie parce qu’il n’avait pas tenu sa promesse. Ça ne faisait pas moins mal, mais il comprenait sa réaction.
Louise s’était mise à sangloter dans le salon, debout entre lui et Nicolas, Attila tournant autour d’elle, tentant d’attirer son attention. Elle s’était baissée pour le prendre dans ses bras et enfouir son visage dans le poil de son chien. Ses frères l’avaient regardée quelques instants, puis Nico s’était approché, lentement, se méfiant des réactions d’Attila.
« Louise, tu veux bien que je te raconte comment nous on l’a vécu ? »
Elle n’avait pas répondu, mais Nicolas s’était accroupi près d’elle entre la table et le canapé.
« Après le divorce, quand tu es partie avec Héléna, tu nous manquais énormément. Les week-ends que tu passais avec nous étaient formidables. Et puis un vendredi soir, Papa est allé te chercher à l’école, et tu n’y étais pas. Il est allé chez vous, et l’appartement était vide. On t’a cherchée, Louise. On t’a cherchée pendant des années, on n’a jamais cessé d’espérer que tu reviendrais. » Il avait sorti son portefeuille de la poche de son blouson qu’il n’avait pas eu le temps de retirer, et l’avait ouvert pour lui montrer la photo qui s’y trouvait. « Regarde. Regarde ! Tu ne m’as jamais quitté, Louise, et je sais que pour Virgile c’est pareil. J’ai pensé à toi chaque jour, en me demandant où tu étais, et ce que tu faisais. »
Il pleurait presque autant qu’elle à présent, et lorsqu’il l’avait prise par les épaules elle ne l’avait pas repoussé. Encouragé, il l’avait attirée contre lui, et elle avait posé la tête sur son épaule en passant les bras autour de sa taille. Il était resté un long moment à lui caresser le dos et les cheveux, à la bercer en lui murmurant des paroles apaisantes à l’oreille. Ses larmes s’étaient calmées petit à petit, mais elle était restée contre lui. Virgile se sentait comme exclu.
Et Attila, que la situation rendait nerveux, piétinait sur place en la regardant. Louise s’était dégagée doucement, comme à regret, de l’étreinte de son frère, en appelant son chien : « Til… » Il s’était serré aussitôt contre elle, fourrant sa truffe dans son cou et la bousculant gentiment, tout à sa joie d’être à nouveau le centre de son attention. Puis elle s’était levée, et leur avait souhaité une bonne nuit avant de quitter la pièce. C’était la première fois.
Virgile soupira, ils avaient remporté une bataille, et quelle bataille ! Mais ça lui semblait trop beau pour être vrai.
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