Chapitre 1

6 minutes de lecture

Juillet 2015

Assise par terre, je sortais un par un les objets de la boite ouverte devant moi. Je finissais de vider les cartons de mon déménagement. Et si j’avais moi-même empaqueté et trié tout ce qui venait de mon studio d’étudiante, ces cartons-là avaient été faits par mon frère quelques mois plus tôt, lorsqu’il m’avait annoncé qu’il aurait bientôt besoin de mon ancienne chambre : Virgile allait être papa ! J’avais encore un peu de mal à m’habituer à cette idée. Virgile et Julia… Entre elle et moi, ce n’était pas l’amour fou, mais j’avais fini par l’accepter. Le bonheur de mon frère passait avant tout. Nous avions établi un pacte, des années plus tôt : j’étais sympa avec Julia, et lui évitait de se montrer trop protecteur envers moi. Ça avait plutôt bien fonctionné.

J’avais oublié jusqu’à l’existence de la plupart de ces babioles sans intérêt. Qu’allais-je bien pouvoir faire de tout ça ? J’envisageai un moment l’idée de charger les cartons tels quels dans ma voiture et d’aller les benner à la déchetterie, mais un vague élan nostalgique m’en empêcha, et je continuai ma chasse au trésor.

« Ça alors ! Ton premier collier ! Tilou, tu te souviens de ça ? »

Mon chien Attila releva la tête, plus intéressé par le son de ma voix que par la vieillerie que je venais de dénicher au fond du carton. J’examinai un moment la lanière de nylon bleu électrique avant de la poser sur le tas à ma gauche. Après réflexion, je la plaçai finalement à ma droite. Au fond de la caisse, un paquet d’enveloppes : les lettres que ma mère m’avait envoyées lorsqu’elle était en prison. Trafic de drogue… n’importe quoi… Sans même les relire, je les lançai sur le tas ‘poubelle’. J’étais allée la voir une fois, quatre ans plus tôt, dans le foyer d’hébergement pour femmes en situation précaire où elle avait échoué en sortant de détention, mais je n’avais pas réitéré l’expérience. Nous n’avions plus rien à nous dire, et je ne parvenais pas à lui pardonner de m’avoir arrachée à mon père, à mes frères, à l’âge de neuf ans, pour finir dans cette cité merdique de banlieue parisienne où nous avions vécu toutes les deux pendant sept ans.

Attila, me voyant immobile, s’approcha pour passer sa truffe sous mon bras et quémander une caresse que je lui donnai bien volontiers. Que serais-je devenue sans mon chien aux allures de loup ? J’aurais surement été violée, dès quatorze ou quinze ans, par le gros con qui vivait avec ma mère à l’époque et l’avait entrainée dans ses délires – cocaïne et autres trafics… Je serais devenue tarée, sans pouvoir dépenser l’énergie, la violence qui m’habitaient, et dont je me débarrassais en courant inlassablement.

Petit à petit, la fréquentation de mes frères et de leurs amis aidant, un environnement plus sain et sécurisant, aussi, je m’étais calmée. La course effrénée s’était mue en randonnées dans la montagne. Massif Central bien sûr, mais aussi Alpes et Pyrénées. J’aimais toujours courir, c’était un moment privilégié que je passais avec Attila, l’occasion de me vider la tête, mais je ne vivais plus la course comme une fuite éperdue vers l’avant.

Je passai au carton suivant, qui contenait exclusivement des vêtements, et je souris, désabusée, en regardant ces immondes survêtements de polyester que je portais tous les jours à l’adolescence. Je secouai la tête en soupirant : ces horreurs avaient vraiment passé tout ce temps dans mon placard ? Voilà quatre ans bientôt que j’avais quitté l’appartement que je partageais à l’époque avec Virgile et Nicolas, et où Virgile vivait toujours avec Julia. Mes affaires étaient restées dans ma chambre, où je dormais à l’occasion de mes retours sur Clermont-Ferrand, pour les week-ends et les vacances. C’était encore le cas, quelques semaines plus tôt, jusqu’à ce que j’obtienne mon diplôme et revienne définitivement, mes études terminées. Tiens, mon kimono ! Cela faisait des années que je n’avais plus mis les pieds sur un tatami, depuis mon bac en fait. Les cours de judo que mes frères m’avaient poussée à prendre pendant deux ans, lorsque j’étais lycéenne, m’avaient fait beaucoup de bien : j’avais appris à me défendre et gagné en assurance. Je gardai le kimono, il n’était pas abimé et qui sait, peut-être qu’un jour j’aurais envie de reprendre le judo ?

Je posai le carton contenant mes vêtements d’ado dans l’entrée : il partirait à Emmaüs ou au Secours Populaire à la première occasion. Attila, assis devant la porte, m’attendait avec sa laisse dans la gueule, et j’abandonnai l’idée de finir de trier mes affaires tout de suite.

« Oui mon loup, on y va ! »

J’empilai rapidement le tas de vieilleries à jeter dans la poubelle, puis ôtai ma tunique et mon jean tout en traversant l’appartement. Du placard, je sortis un short, un débardeur avec brassière intégrée, et une paire de chaussettes. Avant de les enfiler je me regardai un instant dans le grand miroir en pied qui occupait la porte de la salle d’eau. J’étais petite, 1m55, fine et musclée. Ma peau métisse avait, selon mes frères, la couleur du caramel. Mes cheveux noirs, frisés très serrés, étaient nattés à l’Africaine ; ma coiffeuse réussissait à merveille les tresses collées. C’était pratique : pas besoin de me coiffer le matin. Abandonnant mon reflet dans la glace, j’enfilai mes habits, chaussai mes baskets et glissai mon portable dans ma poche.

Attila en laisse, nous avons descendu tranquillement la volée de marches qui nous séparait du rez-de-chaussée, et une fois dehors j’ai flanqué le sac poubelle dans le conteneur de l’immeuble. Bon débarras ! Nous avons longé la rue, tourné à droite sur le boulevard, et pris le petit trot. Je tenais la laisse, mais mon chien n’aurait pas fait un pas de plus que moi sans mon autorisation. Qu’il était loin, le temps où il aurait sauté à la gorge de quiconque tentait de m’approcher ! Je n’étais pas particulièrement nostalgique de cette époque, à vrai dire...

Au bout d’une longue course sur les trottoirs, nous sommes arrivés au parc Montjuzet. Là, dans un coin tranquille éloigné du parking et des aires de jeux pour enfants, j’ai détaché Attila et l’ai laissé se défouler à sa guise. Il courait, sautait, revenait vers moi pour repartir aussitôt, ramenait sa balle que je lui lançais… Quant à moi, je me contentais de marcher, profitant des vingt-six hectares du parc, îlot de verdure au milieu de la ville, petit paradis de nature.

L’après-midi touchait à sa fin lorsque nous avons pris le chemin du retour.

Arrivée chez moi, je me précipitai sur la bouteille d’eau et bus à longues gorgées, puis vidai le reste dans la gamelle d’Attila qui se désaltéra à son tour, en éclaboussant partout. Quant à moi, j’allai prendre une douche.

Après le repas, je lançai une lessive et ouvris le dernier carton : autant le faire tout de suite. J’y trouvai quelques peluches tassées sur le dessus, ainsi que du matériel d’arts plastiques, ma première boite de pastels, quelques blocs de feuilles encore vierges, et surtout une petite pile de dessins que je pensais avoir perdus : les tout premiers. Je les observai un par un, longuement, et les étalai devant moi, à même le sol. Cette vue de la maison familiale était absolument ratée, la perspective était désastreuse. Les couleurs de ce paysage étaient étranges, quant au portrait de Nicolas… une catastrophe ! Heureusement que je m’étais améliorée depuis !

J’empilai soigneusement ces reliques sur mon bureau, avec le matériel qui pouvait encore servir. Au fond du carton, il ne restait plus qu’un baladeur MP3 sur lequel je refermai les doigts dans un geste qui me sembla étrangement familier, et qui me ramena presque six ans en arrière.

Cet accident pendant une randonnée, une chute idiote due à mon caractère de cochon. Gauthier, à l’hôpital, m’avait prêté son baladeur pour passer le temps. Cet été-là, j’avais découvert la musique et le dessin : que faire d’autre, immobilisée pendant plus d’un mois, un bras plâtré et la jambe retenue par une attelle ? Plus question de course, ni même de marche… J’avais cru devenir chèvre, et avais fait tourner bourrique tous ceux qui me supportaient assez longtemps pour passer plus de dix minutes avec moi : mes frères, ma grand-mère…

Cet été-là… non, le suivant, j’avais découvert l’amour. Gauthier, l’ami de mes frères, le grand blond horripilant, qui n’arrêtait pas de me provoquer, de m’asticoter… Gauthier qui avait su faire tomber mes barrières, ouvrir ma carapace ; il m’avait apprivoisée, littéralement, comme on amadoue un animal farouche. Que de patience il avait eue !

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