Chapitre 7
Eté 2015
Dès le lendemain, j’appelai l’éditeur de mon père, qui me fixa un rendez-vous dans la foulée : il désirait lancer une collection de livres documentaires pour les enfants, et me proposait de m’occuper des illustrations. Deux titres devaient sortir en fin d’année, avant Noël, et si le succès était eu rendez-vous on continuerait sur cette lancée. Pierre-Luc me présenta les deux personnes qui écriraient les textes et avec qui j’allais collaborer : un auteur, et une autrice. David et Stéphanie. Le courant était plutôt bien passé, on avait échangé sur notre vision des choses, sur le rendu final que devraient avoir les illustrations. Ils avaient déjà des ébauches de textes, des trames, chacun pour son livre : David écrivait sur les moyens de transports, et Stéphanie sur les dinosaures. Rien de très original, mais Pierre-Luc avait promis qu’on pourrait se lâcher un peu plus sur les prochains titres, si le lancement des deux premiers était prometteur. Depuis, j’échangeais chaque jour par mail avec eux, pour leur envoyer des croquis : il s’agissait de placer les éléments sur la page pour les agencer avec le texte. Chaque croquis faisait des allers et retours jusqu’à ce qu’on tombe d’accord sur une présentation. Ensuite, il me faudrait reprendre chaque croquis pour en faire un dessin détaillé, en couleurs.
Je me donnais à fond, dessinant jour et nuit pour prendre de l’avance, car nous avions prévu une randonnée d’une semaine dans les Alpes. C’était nos vacances, on faisait ça chaque été depuis des années. Bien plus exigeant que nos petits week-ends en Auvergne, bien plus dépaysant aussi : les paysages n’étaient pas les mêmes, et les dénivelés accentuaient la difficulté. Paul n’avait pas de congés, et ne nous accompagnerait pas. J’avais de toute façon des doutes quant à sa capacité physique à nous suivre sans se blesser, il n’était pas un randonneur chevronné comme nous l’étions tous. Nous nous voyions plusieurs fois par semaine, que ce soit pour aller au cinéma, ou juste se balader jusqu’à Montjuzet avec Attila. A chaque fois, je mettais l’ensemble de lingerie acheté avec Julia, en espérant que la soirée se terminerait bien, mais à chaque fois nous nous séparions avec une bise sur la joue, et il rentrait sagement chez lui. Pourtant, je sentais qu’il se passait quelque chose entre nous, et il devait bien le savoir aussi… Nous avions refait une randonnée sur une journée, et chaussé correctement il avait eu moins de mal à tenir le coup. Il s’était bien intégré au groupe, et nous rejoignit même un soir qu’on se retrouva pour boire un verre en ville.
Je dessinais donc, pour illustrer les livres de David et Stéphanie, mais aussi pour moi. Je m’étais remise aux pastels, j’aimais bien cette technique qui me changeait de la tablette graphique que j’utilisais pour mon travail. Il y avait un contact avec le papier, le toucher des bâtons de pastel, les doigts gras et colorés ensuite, qui me faisaient vivre le dessin.
J’alimentais régulièrement ma page Facebook et mon site web avec des dessins, petits croquis griffonnés sur le coin d’une page de carnet, scan de pastel ou de peinture qui m’avait pris des jours… J’espérais ainsi me faire connaitre, par le biais des réseaux arachnéens tissés sur le net. Sait-on jamais, il suffisait parfois d’un hasard pour croiser la bonne personne et décrocher un contrat…
La fin du mois de juillet est arrivée rapidement, et nous avons commencé à préparer notre randonnée de huit jours. Clément, qui aimait bien faire ça, s’était occupé de définir un tracé, de calculer les étapes en fonction des points d’eau ou des refuges… Il restait un peu d’intendance, évaluer la quantité de nourriture nécessaire, déterminer qui prenait sa tente, qui se chargeait des réchauds à gaz, et trouver un transport jusqu’à notre point de départ, et un pour le retour.
Nous avons défini tout ça, un soir, autour d’un verre pris en terrasse. Nous avions l’habitude, depuis le temps, et c’était plus une formalité qu’autre chose. Paul s’étonna de la rapidité avec laquelle nous avions expédié ça, et m’en fit part sur le chemin du retour.
« Oh, tu sais, on est rôdés… On pourrait presque s’en passer, d’ailleurs, mais c’est un peu un rituel, ça fait déjà partie des vacances… »
J’ai trépigné d’impatience pendant encore quelques jours, dessinant à tour de bras pour m’occuper et prendre un peu d’avance dans mon travail, mais le jour du départ a fini par arriver.
***
Près de quatre heures de voiture ont été nécessaires pour arriver dans les Alpes. Nous partions toujours en milieu de semaine pour éviter les bouchons sur la route. Vers midi, nous avons mangé avec nos deux chauffeurs : la copine de Martin et le père de Gauthier, puis nous sommes partis à pied, tandis qu’ils reprenaient la route de Clermont-Ferrand.
Le groupe était au complet, puisque Virgile avait laissé Julia chez ses parents. La semaine suivante, il devait l’accompagner pour des vacances à sa façon à elle : farniente au bord d’une piscine, le genre de non-activité qui insupportait mon frère. Qui nous insupportait tous, en fait…
J’avais mis à Attila son horrible collier orange fluo, avec mes coordonnées écrites au feutre indélébile. Je préférais jouer de prudence, il ressemblait trop à un loup pour sa propre sécurité, et les éleveurs étaient un peu chatouilleux sur la question, je ne voulais pas qu’ils prennent mon chien pour cible si celui-ci s’approchait par hasard d’une ferme ou d’un troupeau de moutons…
La première journée de marche fut courte – c’était seulement une après-midi – la deuxième relativement normale, et la troisième, à nouveau plutôt courte : vers 17 heures nous sommes arrivés au refuge où Clément avait réservé pour la nuit. Nous avons pu faire recharger nos portables, laver nos affaires, et nous avec. Les sanitaires n’étaient pas grand luxe, mais cela faisait du bien de prendre une douche, une vraie ! Pour le repas du soir, nous avons profité du service de restauration proposé par le gardien du refuge, c’était agréable de se mettre les pieds sous la table… Agréable, aussi, l’ambiance chaleureuse, les discussions animées entre randonneurs, les conseils dans plusieurs langues, les bonnes adresses échangées pour les prochaines vacances…
J’ai partagé quelques photos de la journée sur Facebook, posté les dessins de ces trois derniers jours, et envoyé un mail à mon père, avant d’aller planter ma tente près d’un bosquet de sapins, un peu plus loin : Attila n’était pas le bienvenu dans les dortoirs du refuge… Allongée sur mon tapis de sol devant ma tente, je regardais le ciel s’obscurcir doucement tout en écoutant de la musique, Attila couché contre moi que je flattais doucement, presque machinalement. Il m’a avertie de l’arrivée de Gauthier, bien avant son entrée dans mon champ de vision.
J’ai ôté les écouteurs de mes oreilles, sans couper la musique, et me suis redressée.
« Tiens, je t’amène des matelas supplémentaires. » a-t-il dit en les posant près de moi, avant de s’asseoir aussi. Je l’ai remercié brièvement. Je n’avais pas envie d’avoir de la compagnie ce soir, et j’aurais aimé qu’il reparte aussitôt.
« Alors, qu’est-ce qui ne va pas ? »
J’ai dû ouvrir des yeux comme des soucoupes, de quoi parlait-il ?
« Hey, pas à moi, Louloute ! Tu as posté trois dessins sur Facebook, tu te souviens ? »
Le fait est que mes créations, depuis le début de la randonnés, étaient plutôt tristes. J’avais exploré le noir et blanc. Une suite de dessins dans le même esprit, un petit personnage, seul, comme perdu au milieu d’un paysage désolé. Une sorte de variation autour d’un même thème, la mise en images de mon état d’esprit en quelque sorte. Je tentai d’argumenter : « Mais c’est juste des dessins…
_ Arrête ça. Je te connais trop bien, et tu le sais. Qu’est-ce qui se passe ? Je n’ai jamais vu autant de détresse dans tes dessins… »
Je haussai les épaules en soupirant, sans répondre.
« C’est Paul ? » me demanda doucement Gauthier.
« Qui d’autre ? Hein ? Mais apparemment je perds mon temps… » Je sentais les larmes me bruler les yeux, et luttai pour ne pas les laisser couler. Mais Gauthier, comme il venait de me le rappeler, me connaissait bien, et la musique à ce moment-là ne m’aidait pas : les écouteurs diffusaient Falling in love.
« T’as pas plus triste, comme chanson ? Sam Cooke c’est pas pour les soirs de déprime… »
D’autorité, il déconnecta les écouteurs de mon portable, pour les brancher sur le sien : « Tiens, tu connais Jake Bugg ? Ça, ça va te filer la patate… » Puis il s’est agenouillé derrière moi, et a entrepris de me masser la nuque et les épaules.
« Mais détends-toi, tu es toute crispée ! Ça va aller, Loulou ; et tu ne perds pas ton temps avec Paul. L’autre soir, quand on a préparé les vacances, au bar : il te bouffait des yeux. Vraiment. »
La pression sur mes trapèzes a cessé progressivement, et il a entrepris de masser les muscles de chaque côté de ma colonne vertébrale, avec ses pouces, les autres doigts posés sur mes épaules.
J’ai soupiré : « Mais qu’est-ce qu’il attend ? Il est aveugle, ou quoi ? A part me foutre à poil devant lui, je ne vois pas comment être plus explicite ! »
Gauthier s’est marré.
« Ne t’inquiète pas trop, va… Tu veux que je lui parle ?
_ Non non non non non !
_ Tu es vexante, là. Je peux être subtil et psychologue, quand je me force… Allez, essaie de dormir, ça te fera du bien. Et ne t’inquiète pas, je suis certain qu’il a juste besoin d’un peu de temps, ça n’a pas l’air d’être un rapide… » a-t-il dit en cessant son massage. Il m’a regardée m’installer dans ma tente, et m’a laissé son portable pour la musique, avec interdiction de vider la batterie sinon j’aurais affaire à lui le lendemain matin…
J’ai fini par m’endormir, bercée par la voix un peu nasillarde de Jake Bugg – vraiment très sympa, ce chanteur, il faudrait que je lui pique ça, ça manquait à ma playlist !
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