Chapitre 32
Nous nous sommes séparés à regret, je serais bien restée pour toujours dans ses bras, mais je commençais à avoir un peu froid. Paul ramassa nos habits éparpillés, et j’ouvris le lit pour nous réfugier sous la couette. Attila dormait sur sa couverture, à l’autre bout de la pièce.
« Ça va, Louise ?
_ C’est bizarre qu’Attila dorme comme ça, d’habitude il n’aime pas trop nous voir faire l’amour…
_ Peut-être qu’il s’habitue. C’est bien, non ?
_ Mmmh…
_ Moi, c’est pour toi que je m’inquiète. » me dit-il sans détour.
« Mais pourquoi ? Tout va bien, Paul. »
Il soupira : « Tu n’as pas versé une larme depuis le décès de ta mère, Louise… Alors que la veille tu as tellement pleuré en sortant de l’hôpital… Tu m’as vraiment fait peur ce soir-là, tu sais… Je ne savais plus quoi faire à part appeler Nicolas. »
Je posai une main sur son cœur, me rapprochai un peu de lui.
« Désolée. Revoir ma mère… et Al… Ça faisait un peu trop d’un seul coup.
_ Je sais, c’est normal. Ce que je ne trouve pas normal, c’est que depuis tu as l’air d’aller bien, comme si rien ne s’était passé, et j’ai peur du jour où le soufflé va retomber. »
Je tendis le bras pour allumer la lampe de chevet : je voulais le voir, et surtout qu’il me voie.
« Paul. Il n’y a pas de soufflé. Ça va, je t’assure. J’ai craqué l’autre soir, à cause d’Al. Maintenant ça va. »
Il me regardait, pas convaincu.
« Ecoute… je sais que ça peut paraitre étrange. Je le comprends. Mais ma mère, elle est morte pour moi il y a des années. »
Il fronça les sourcils, et je soupirai encore en me redressant pour m’asseoir. J’ôtai mon T-shirt et lui tournai le dos, offrant à son regard la cicatrice de dix bons centimètres qui me barrait les côtes, du côté droit.
« Tu veux toujours savoir comment ça m’est arrivé ?
_ Oui. » souffla-t-il. Il me l’avait demandé plusieurs fois déjà, mais j’avais toujours refusé d’en parler. Dos à lui, je commençai :
« J’avais quatorze ans. Attila, huit mois environ. Il avait presque sa taille adulte, il était impressionnant, puissant, déjà. C’était un soir. Al… a levé la main sur moi, il m’a giflée tellement fort que j’ai perdu l’équilibre, et j’ai heurté le coin de la fenêtre ouverte avec mon dos. C’était une vieille fenêtre pourrie, en alu. Ça me faisait un mal de chien, j’ai crié, et Attila s’est jeté sur lui pour me défendre. Il lui a sauté à la gorge, il l’aurait tué si je l’avais laissé faire. Et Al… j’ai lu dans ses yeux, la peur. La colère, il ne supportait pas que je sache qu’il avait peur. Et le désir de se venger, de faire mal, de me faire payer ça… Et par-dessus tout, le désir malsain qu’il ressentait en me regardant…
_ Et ta mère ?
_ Ma mère… Ma mère, elle était là, elle a tout vu, et elle n’a rien fait. Comme toutes les autres fois. »
Il n’a rien dit. Seule sa respiration, forte et troublée, me disait qu’il avait compris, qu’il commençait à comprendre…
« J’ai emmené Attila dans ma chambre, j’ai poussé mon lit derrière la porte, et là seulement j’ai vu que je saignais. Je me suis soignée toute seule, comme j’ai pu. C’est pour ça que la cicatrice est moche. »
Paul ne disait toujours rien. Je sentis juste un doigt redessiner le trait de peau plus pâle, un peu boursouflée. Puis son souffle caressa mon dos, ses lèvres se posèrent près de ses doigts. Il entoura mon corps de ses bras et m’attira tout contre lui.
Je repris peu après : « Tu vois, ma mère je lui en voulais de m’avoir séparée de mon père et de mes frères. Mais par-dessus tout, je lui en voulais d’avoir laissé ce type rentrer dans nos vies. Bordel, j’étais une gamine ! Comment il pouvait me regarder comme ça ? Et elle, elle ne voyait rien… ou elle ne voulait rien voir. C’est pas le comportement d’une mère, ça. Ma mère est morte pour moi ce jour-là, Paul. Et j’ai vécu dans le même appartement qu’elle pendant encore deux ou trois ans, après ça. Sans qu’elle se soucie de moi. Alors, la savoir partie pour de bon… quelle différence ? »
Je remis mon T-shirt, éteignis la lumière, et je me lovai contre lui, le nez dans son torse qui sentait son odeur à lui, pareille à aucune autre.
Dans les jours qui ont suivi, Paul s’est arrangé pour me faire encore parler de ma mère et de mon adolescence. Ça m’énervait, je l’ai accusé plusieurs fois de ‘jouer le psy de pacotille’. Ça me faisait mal de repenser à ces années que je pensais avoir oubliées, et en même temps, après je me sentais mieux, comme quand on presse un abcès pour en faire sortir le pus.
Je finis par me sentir prête à sortir du placard où je l’avais rangé le carton ramené de chez ma mère. J’ouvris l’album photos sur nos genoux, et la première page m’explosa à la figure. Une photo, une seule, agrandie : moi, à la maternité, dans les bras de ma mère, et mon père derrière elle qui nous regardait toutes les deux. Mais le regard de ma mère, vrillé sur le photographe… J’inspirai difficilement, déglutis plusieurs fois. Il y avait tellement de fierté dans ses yeux, tellement d’amour, que sa voix a de nouveau résonné à mes oreilles « Tu es la plus belle chose qui me soit arrivée ».
J’ai tourné la page cartonnée. Sur les pages suivantes, il n’y avait que moi. Moi dans mon berceau, moi dans les bras de mon père, moi dans les bras de Virgile qui me donnait le biberon, Nicolas boudant à côté de nous sur le canapé. Moi dans mon bain, moi sur la moquette du salon avec mon nounours. Moi et ma mère. Moi, moi, moi.
« Oh, tu étais trop mignonne avec tes couettes ! » s’extasia Paul quelques pages plus loin. J’avais quatre ans d’après la légende, des couettes toutes frisées, et un grand sourire fendait mon visage couleur caramel : mes deux grands frères m’entouraient, hilares eux aussi. L’image du bonheur.
Paul me regarda grandir, page après page, et le paysage changea : finie la maison de Mathie dans la montagne, bonjour la grisaille parisienne. Mon sourire était resté en Auvergne, j’avais l’air tristounette sur ces photos-là. Je ne me souvenais même pas que ma mère les ait prises, à vrai dire… j’ignorais qu’on avait un appareil photos à l’époque.
Paul découvrait mon histoire, et moi j’avais la sensation de me redécouvrir aussi. Les jupes et les jolis chemisiers de l’enfance laissèrent place à ces immondes survêtements de polyester. Mon sourire disparut définitivement des photos… jusqu’à ce qu’y figure avec moi une boule de poils : « Attila ! Regarde Paul, c’est Attila quand il était bébé ! Je ne savais pas qu’on avait des photos de lui… »
Je les regardais avec émotion, une boule dans la gorge. Attila et moi, en train de jouer, de courir, de dormir l’un contre l’autre.
L’album s’arrêtait là, l’année de mes seize ans…
Je le refermai doucement, et glissai au bas de mon lit pour enlacer mon chien qui était couché à mes pieds. Je m’assis près de lui, et finis couchée au sol, le nez enfoui dans sa fourrure si douce et si chaude.
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