Chapitre 23
« Alors ? » m’a simplement demandé mon frère lorsque, le soir, nous nous sommes retrouvés tous les deux à son hôtel. On avait passé l’après-midi avec Meaza, et on l’avait raccompagnée devant chez elle avant de rentrer en silence ; ni l’un ni l’autre n’avions prononcé un mot dans le métro, attendant que l’autre se décide.
« Alors quoi, Nico ? Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
_ Comment tu la trouves ? » Il était assis sur le bord du lit, à côté de moi, les yeux brillants d’impatience. Mon frère, amoureux. Je n’avais jamais vu ça…
« Elle a l’air très gentille. » Quoiqu’un peu intimidée.
Tout l’après-midi, j’avais vu mon frère la couver du regard, l’air tendre ; elle le regardait parfois un peu par en-dessous de ses cils – un truc que je n’avais jamais su faire – avant de baisser les yeux aussitôt. Meaza apprenait le français, et elle parlait avec un joli accent. Il lui manquait encore parfois du vocabulaire, alors elle utilisait l’anglais, qu’elle maitrisait bien, et Nico faisait l’interprète. Moi, l’anglais… écrit, passe encore, mais à l’oral c’était la catastrophe…
« Par contre, j’ai pas tout compris cette histoire de papiers et de dossier. Tu ne veux pas m’expliquer ? » ai-je demandé à mon frère qui n’attendait que ça, visiblement.
Meaza venait d’Erythrée, un petit pays coincé entre le Soudan et l’Ethiopie, au bord de la mer Rouge. Pays récent, autonome depuis une vingtaine d’années seulement, et sans doute la pire dictature du monde à l’heure actuelle, l’Erythrée était surnommée « Corée du Nord africaine », et décrite comme un immense camp de travail forcé, à tel point qu’un quart de sa population l’avait déjà fui. Illégalement, bien sûr, puisque le passage des frontières était impossible, on ne délivrait pas de visa. Sauf éventuellement aux plus de cinquante ans… Et ce chiffre ne parlait pas de tous ceux qui étaient morts en tentant de s’enfuir, ou qui avaient été pris et qui croupissaient en prison…
Mon frère m’a décrit les horreurs vécues par les réfugiés, qui préféraient encore risquer la mort sur leur chemin - au choix : mourir de faim et de soif dans le désert, être torturé, racketté et tué par les Bédouins, se noyer en Méditerranée… - que de rester en Erythrée. La presse était muselée, la religion n’était pas libre, les habitants ne pouvaient pas circuler librement dans le pays, et à tout moment risquaient d’être emprisonnés dans des camps en plein désert dont pas grand monde ne ressortait vivant, ou d’être enrôlé de force dans l’armée…
« Meaza a perdu sa mère et sa sœur il y a quelques années. Son frère ainé est mort à Sawa, c’est un camp d’entrainement militaire, où ils doivent faire leur dernière année d’études. C’est obligatoire. Filles et garçons. Elle tremble rien que d’en parler… » Mon frère semblait choisir ses mots, comme pour m’épargner le plus pénible de ce qu’elle lui avait raconté. « Alors, son père a réuni tout l’argent qu’il pouvait, et ils ont quitté le pays. Ils ont trouvé un passeur qui les a emmenés au Soudan. De là, ils devaient passer en Lybie, puis en Italie, traverser la France, et aller en Angleterre. Mais ils se sont retrouvés dans un camp de réfugiés, au Soudan. Ils y ont passé plus de trois ans, et son père y est encore. C’était trop cher de partir tous les deux, les passeurs étaient trop gourmands, alors Meaza est partie seule. Elle a fait tout ce chemin, à pied ou cachée dans des voitures ou des camions avec d’autres clandestins. Son père essaie de quitter le camp et de trouver du travail, au Soudan ou en Lybie, pour gagner l’argent de son passage et la rejoindre. »
J’étais comme assommée par ce que j’entendais. Comme tout le monde, j’avais vu des images de migrants africains entassés dans des rafiots pourris arrivant à Lampedusa en Italie, ou en Grèce, tentant de passer le tunnel sous la Manche en se cachant dans des poids lourds, ou campant sous les ponts parisiens… Mais que savait-on au final de ce qui poussait ces gens, hommes, femmes et enfants, à quitter leur pays pour tenter de s’installer en Angleterre ? On s’horrifiait des risques qu’ils prenaient pour rallier cet eldorado, mais personne ne pensait que les risques étaient encore plus grands de rester chez eux. En Erythrée, ne rien avoir à se reprocher n’était pas suffisant pour dormir sur ses deux oreilles et se balader en ville sans craindre de croiser une patrouille de police. Des giffa, des rafles, avaient lieu dans la rue, dans les lycées, partout… m’apprit mon frère.
« Elle a déposé une demande d’asile. Pour le moment, elle a une Autorisation Provisoire de Séjour, le temps de la procédure d’examen de sa demande. Normalement elle devrait être hébergée dans un centre d’accueil, mais elle attend une place…
_ Mais alors, l’endroit où on l’a déposée ce soir…
_ C’est seulement temporaire. »
Il me prit dans ses bras et me serra contre lui, le nez dans mon cou. J’avais l’impression de servir de doudou…
« C’est dur, tu sais…
_ Tu l’aimes ?
_ Oui.
_ Sa demande d’asile va être acceptée, tu penses ?
_ Je ne sais pas, Lou… J’espère, c’est tout ce que je peux faire… Ça, ou l’épouser. Mais j’ai peur que ça foute le dawa dans les procédures, alors on attend… »
On a parlé jusque tard dans la nuit, Nicolas m’a raconté leur rencontre, à la médiathèque où il allait parfois, et où Meaza venait consulter des méthodes de langue pour apprendre le français, et suivait des ateliers destinés aux personnes migrantes.
Le dimanche, après le petit-déjeuner, j’ai demandé à mon frère ce que faisait Meaza les week-ends. Habituellement, ils passaient leurs journées ensemble, mais comme il était avec moi, elle allait certainement faire des pages et des pages d’exercices de français.
« Va la voir. Je vais rentrer à Clermont. »
J’ai vu mon frère hésiter, déchiré entre elle et moi.
« Va la voir, Nico. Clément m’attend.
_ Tiens, tu ne lui en veux plus ?
_ Si… Mais il va falloir que j’apprenne à vivre avec.
_ Dis-toi une chose, Lou : Clément a adopté ce chien. Dans la mesure où tu ne veux pas vivre avec lui, tu n’as pas grand-chose à dire… de la même manière que Paul n’avait rien à dire à propos d’Attila. »
Le parallèle était intéressant…
Il m’a accompagnée à la gare où j’ai pu changer mon billet pour partir plus tôt. Au moment de nous séparer, mon frère m’a embrassée.
« Bon voyage, Lou, et pas un mot, à propos de Meaza.
_ Personne n’est au courant ?
_ Juste Virgile, un peu. Mais il ne sait pas tout. Motus, Lou, compris ? »
Je n’ai pu que faire oui de la tête, la porte était en train de se fermer, le train allait partir. Mon billet à la main, j’ai cherché ma place tandis que le convoi prenait de la vitesse.
Clément, en ouvrant la porte lorsque j’ai sonné, s’est étonné :
« Louise ? Mais tu devais rentrer demain ! Tu étais tellement insupportable que ton frère t’a virée ? »
OK, c’était mérité.
« Non, c’est moi qui ai décidé de revenir plus tôt. Ça va ?
_ Ouais.
_ Et la chienne ?
_ Ça t’intéresse vraiment ? »
Dans les dents. Et pas volé non plus… Je l’ai assuré de ma bonne foi, et il me l’a désignée, endormie sur le canapé : « Lenka va bien. »
Lenka… une petite chose blanche avec une tache marron sur l’œil et l’oreille gauche, et une autre sur le dos. De petites oreilles qui lui retombaient presque sur les yeux, et un petit bout de queue. OK, elle était mignonne. Le vétérinaire pensait qu’il pouvait s’agir d’un chiot Jack Russel ; ce serait à confirmer en grandissant, mais de toute façon comme on ne savait pas d’où elle venait, elle n’aurait jamais de papiers.
Tiens, elle non plus…
« C’est quoi, cette grimace que tu fais ? » m’a demandé Clément.
Merde, grillée…
« Oh, on a vu pas mal de réfugiés, hier à Paris avec Nico. J’ai fait une association d’idées avec ‘sans-papiers’… » Et j’avais vraiment honte de comparer la situation de Meaza à celle de ce chiot qui était mieux traité qu’elle, et à qui on ne contesterait jamais la légitimité de sa présence sur le territoire français.
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